Vie chretienne Comos Plan Engin de recherches Plan du site

Samizdat

La conversion de Léon Tolstoï.






Léon TolstoïEllen Myers

Vers la fin des années 1870, le comte Léon Tolstoï (1828-1910), auteur de grands romans Guerre et Paix et Anna Karénine, a traversé une crise intérieure grave. Sa vie, l'existence de toute l'humanité et l'univers, lui semblait totalement futile. Il surmonta son découragement en développant une religion où “l'infini” joue le rôle de Dieu, et comportant une morale exigeant une vie quotidienne simple, la non-violence et l'abolition de gouvernement, l'Église, la science et l'industrie. Il discutait de cette évolution dans sa pensée comme sa conversion. Cependant, son journal très riche rédigé entre 1847 et sa mort, ainsi que son livre Ma Confession, documentant sa crise jusqu'à la conversion, démontrent qu'avant et après cette crise sa préoccupation presque exclusive et obsessionnelle demeurait sa propre personne.

Examinons en détail la crise de Tolstoï et sa "conversion" à travers son essai, Ma Confession. Il a grandi dans la foi orthodoxe russe, mais l'avait perdue au moment de fréquenter l'université. Il dit que cela était chose habituelle chez les gens instruits, pour qui “la doctrine religieuse [était seulement] un phénomène extérieur, déconnecté de la vie[1]." Il a cru vaguement en un Dieu non défini et se consacra à l'autoperfection physique, mentale et sociale, Dans son cercle, les ambitions mondaines et les désirs étaient prisés et la bonté morale était la cible de dédain.

Plus tard, il dit qu'il a acquis, de ses confrères écrivains, "une fierté anormalement développée et une assurance folle que c'était ma vocation d'enseigner aux hommes, sans savoir quoi les enseigner"[2]. Il retrouvait cette même croyance ainsi que la foi dans le “progrès” exprimé en termes évolutionnistes chez les chefs de fil et les savants de l'Europe occidentale: "Tout évolue et j'évolue avec elle: et pourquoi (c'est ainsi) sera connu un jour."[3] Ce n'est que lorsque Tolstoï a essayé d'enseigner aux enfants des paysans sur sa propriété de campagne qu'il se rendit compte qu'il ne pouvait le faire sans savoir ce qu'il fallait enseigner. Cette impasse, dit-il, aurait pu le conduire “à cette l'état de désespoir que j'ai atteint quinze ans plus tard,"[4] si ce n'eut été de son mariage heureux, de la vie familiale et que ses publications lui permettant d'obtenir les richesses et les applaudissements. Sa “seule vérité” d'alors était “qu'il faut vivre de manière à avoir le meilleur pour soi et sa famille."[5]

C'est alors que commença sa crise intérieure. D'abord graduellement, puis de plus en plus, il se trouvait perplexe et déprimé par les questions du sens de son existence et le but de sa vie. Il les chassaient de son esprit, mais comprit par la suite que ces questions étaient importantes et devaient être résolues. Au milieu de ses travaux quotidiens, il se demandait tout à coup ce que tout cela pouvait signifier, et

Il en est venu à voir la vie comme une plaisanterie stupide et méchante jouée sur lui par "quelqu'un", même si "je ne reconnais pas un “ quelqu'un ” qui m'aurait créé." Maladie et mort, la puanteur et les vers" 'viendront; "mes oeuvres ... seront oubliées, et je n'existerai plus. Alors, à quoi bon tous ces efforts?"[7] Toutes les joies de la vie, y compris la famille et l'art, pouvaient le calmer seulement “lorsque, au fond de mon âme, je croyais que ma vie avait un sens."[8]

Tolstoï rechercha une réponse dans les sciences naturelles. Celles-ci ne parlaient que de changements globaux et de l'évolution d'une infinité de petites particules dans l'espace infini, le temps et la complexité, ce qui ne réglait rien. Pour ce qui est des sciences sociales, et la philosophie, elles devaient admettre qu'elles n'avaient pas de réponse. Compte tenu de cette impasse touchant la quête humaine pour découvrir le but ultime de la vie, Tolstoï, citant Socrate, Schopenhauer, le livre de l'Ecclésiaste et Bouddha, a réaffirmé que la vie est mauvaise et absurde et que la mort et le néant lui sont préférables.

À ce stade critique, bien que Tolstoï s'accrochait toujours à sa foi dans la raison, il a pris conscience que les masses de gens simples et sans instruction étaient plus sages que lui:

S'étant humilié en puisant chez les gens simples et sans instruction, Tolstoï a affirmé qu'ils avaient découvert la signification de la vie dans la “connaissance irrationnelle”, et

Ce rejet catégorique du Dieu trinitaire ainsi que le Créateur de la Bible est en soi déraisonnable, car c'est un rejet de tout test rationnel possible. Tolstoï n'aurait-il pu raisonner de la manière suivante : “Peut-être ces simples croyants ne sont pas aussi irrationnelles que je le pense et que le Dieu auquel ils croient et prient existe réellement? Comment puis-je tester cette hypothèse? Il aurait pu faire alors ce qu'a fait un professeur de psychologie chinois incrédule invité par un ami chrétien à prier "O Dieu, si Dieu n'existe pas, alors ma prière est inutile et j'ai prié en vain, mais s'il y a un Dieu , alors trouve quelque moyen pour me le faire savoir. " Le professeur se demanda ensuite:

Toutefois, Tolstoï n'a pas testé la croyance des chrétiens ni sa propre incrédulité. Il a raisonné plutôt que la solution résidait dans “une relation entre le fini et l'infini", qui était le centre de la foi.[12] Et Tolstoï définissait la foi comme “une connaissance de la signification de la vie humaine à la suite de laquelle l'homme ne se détruit pas lui-même, mais vit."[13] Il sentait les gens de son entourage, menaient des vies inutiles parasites, tandis que les pauvres, les simples et les personnes sans instruction a vécu comme il le fallait, même si des superstitions se trouvaient mélangés à leurs vérités. Selon cette norme, il sentait qu'il était mauvais, “ et de me sentir convaincu de ma bonté était pour moi plus important et nécessaire que deux et deux font quatre."[14] Dans la tentative de définir ses rapports avec Dieu, il a de nouveau nié que Dieu est "le créateur et sauveur ”. car ce concept le déprimait et lui ôtait ce qu'il fallait pour vivre. Puis il “ est devenu effrayé et se mit à prier à Celui que je cherchais. Mais plus je priais, plus il est devenu évident pour moi qu'il ne m'entendait pas... ”[15]. Cette expérience s'est répétée à maintes reprises. Après avoir d'abord rejeté le Dieu des Écritures, Tolstoï n'a reçu aucune réponse de “Celui que je cherchais", c'est-à-dire, non pas du Dieu transcendant, souverain, personnel qu'il détestait, mais une divinité vague de sa propre invention. Son expérience est inévitablement celle des prêtres de Baal au mont Carmel (I Rois 18:26-29).

Enfin, Tolstoï élabora sa solution: "Vivre en cherchant Dieu, et vous ne vivrez pas sans Dieu." Il a estimé que cette formulation, dont il n'a jamais discerné l'illogisme, était la même que sa croyance d'enfance qu'il devait vivre en accord avec “la volonté qui m'a produit... je peux trouver l'expression de cette volonté dans ce que l'humanité... a produit pour se diriger"[16]. Le sens de la vie était de “sauver [son] âme, et pour sauver son âme, il faut vivre de manière sainte ” et pour vivre de manière sainte , il doit renoncer à tous les plaisirs de la vie, doit travailler de ses mains, s'humilier, souffrir et être miséricordieux . "[17]

Avec cette conclusion que Tolstoï aboutit à l'essence de la religion qu'il allait pratiquer et prêcher le reste de sa vie. Il l'appellera “le christianisme”, mais l'a conçu comme une combinaison de tout ce qu'il a considéré comme raisonnable dans toutes les religions et philosophies. Il rejetait la divinité de Christ ainsi que sa résurrection, tous les miracles et le surnaturel et il a réécrit les Évangiles en conséquence. Il insistait que l'homme doit se perfectionner par ses propres efforts, sans aide et à son avis la prière comme "évoquant de soi-même l'élément divin... tout en renonçant à tout ce qui peut distraire ses sentiments, [et] s'éprouver soi-même, ses actes, ses désirs ... selon les exigences les plus élevées de l'âme. "[18] Les disciples de Tolstoï étaient, pour la plupart, des gens instruits comme lui. Et la plupart étaient malheureux, tout comme c'était son cas. Son journal intime démontre abondamment sa misère intérieure après sa “ conversion ”. Perçu de l'extérieur sa misère était dû au refus de sa famille à partager son nouveau moralisme ascétique, mais vu de l'intérieure, il était dû à l'échec quotidien et sans espoir de se perfectionner en dépit d'efforts continus, sincères et scrupuleux. Au début, il a brièvement rejoint l'Église orthodoxe et observait avec diligence ses rituels comme le faisaient les croyants paysans. Toutefois, lorsqu'il a reçu la communion pour la première fois après de nombreuses années, il a “ressenti une douleur dans mon cœur”; seulement son "sentiment déterminé d'abaissement et l'humilité” l'a aidé à le supporter, mais il “ne pouvait pas y aller une seconde fois."[19] Tolstoï fut excommunié en 1901 par l'Église orthodoxe, une reconnaissance tardive de son apostasie.

La Confession de Tolstoï démontre qu'il n'était en aucune manière converti de son propre ego, certainement pas au Créateur et Rédempteur souverain, transcendant (“autre-que-moi ”) de la Bible qu'il a rejeté tout son cœur, âme, esprit et force. Plutôt il a été “converti” d'une dévotion périodique, à une dévotion à temps plein et tenace à sa propre personne et à sa perfection morale par ses propres efforts. Et cette "bonté" humaine, sans la grâce de Dieu, il ne pouvait qu'échouer, ce qui n'a pas manqué. Si on devait paraphraser Romains 8:28 "Toutes choses concourent au mal de ceux qui détestent Dieu”, cela a été corroboré par la suite de la vie inconvertie de Tolstoï.


Léon Tolstoï


(Article traduit par Paul Gosselin 2010)
NdT: Pour accélérer le processus de traduction nous avons simplement traduit les citations anglaise de Tolstoï. Ceci dit, la majorité de l'oeuvre de Tolstoï a été traduite en français.

Notes

[1] - Leo Tolstoy. A Confession, The Gospel In Brief, and What I Believe, transl. with an Introduction by Aylmer Maude (London: Oxford University Press, 1961), p.4.

[2] - lbid,, p.10.

[3] - lbid., p.13.

[4] - lbid.. p.14.

[5] - lbid., p.15.

[6] - lbid., pp.17-18.

[7] - lbid., pp.19-20.

[8] - lbid.. p.22.

[9] - lbid.. p.43.

[10] - lbid., p.47.

[11] - Watchman Nee. What Shall This Man Do? (Fort Washington. PA: Christian Literature Crusade, Paperback Edition 1965), pp. 50-52.

[12] - Tolstoy. Confession. p.49.

[13] - lbid.. pp. 50-51.

[14] - 1bid.. p.59.

[15] - lbid., p.63.

[16] - lbid., p.65.

[17] - lbid.. p.67.

[18] - Leo Tolstoy [Lyof N. Tolstoi], The Kingdom of God is Within You. What is Art? What Is Religion?(New York: Charles Scribner's Sons, 1925). pp.368-369.

[19] - Tolstoy. Confession. pp.72-73.

Voir aussi: Léon Tolstoï - Wikipédia


Ellen Myers est l'auteure du roman They Shall Not be Ashamed.


Commentaires du webmestre.

Si 2009 a été l'année Darwin, 2010 risque d'être l'année Léon Tolstoï car cela fera 100 depuis son décès en 1910. Léon Tolstoï est un des romanciers et essayistes Russes les plus connus de l'époque pré-révolutionnaire. L'article de Myers examine, non pas son œuvre littéraire, mais plutôt son cheminement spirituel, car Tolstoï se disait parfois «chrétien». Comme on le voit dans l’article de Myers, Tolstoï exploitait effectivement des thèmes chrétiens dans ses romans, mais est-ce que cela fait de LUI un chrétien?

Il y a lieu de penser que Tolstoï et sa religion éclectique serait très prisés par nos élites postmodernes. La pensée des Lumières était très puissante en Russie à la fin du 19e s., mais comme le souligne Myers ci-dessus, les expériences de la vie de Tolstoï ont exposé le néant que cela jette l'homme. Pour donner sens à son existence, Tolstoï a dû s’éloigner de la cosmologie matérialiste des Lumières. L'expérience de Tolstoï comporte des parallèles intéressantes avec celle de l'auteur américain Kurt Vonnegut (décédé avril 2007).

Dans une collection d’articles publiés sous le titre Wampeters, Foma & Granfalloons, Vonnegut résume de façon remarquable l'évolution de sa pensée personnelle. Il indique que, dans sa jeunesse, il était optimiste et croyait que la Science allait nous conduire tous au Nirvana, au Progrès. Il croyait que les scientifiques allaient rapidement découvrir comment tout fonctionne et par la suite pourraient faire en sorte que tout aille mieux. Il était donc un adepte typique de la pensée du Siècle des Lumières. À la blague, il dit qu'il s’attendait, qu’avant ses vingt et un ans, un scientifique aurait pris une photo de Dieu qui serait publiée dans la revue Popular Mechanics. Tous les grands mystères de la vie seraient ainsi résolus. Mais de cet optimisme initial, les dures réalités de la guerre et de la vie ordinaire l’ont conduit au pessimisme et à la remise en question des idées reçues des Lumières. C’est plutôt à vingt et un ans que Vonnegut a été témoin oculaire de la destruction massive de la ville de Dresde en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Il note avec ironie que sa génération a vue larguer la vérité scientifique sur Hiroshima. Vonnegut indique, lors d’une allocution de graduation dans un lycée qu’à la suite de ces événements, il eut une conversation intime avec lui-même et nous livre le résultat de l’échange (1975: 162) :

Tout comme Vonnegut, Tolstoï est ouvert à la religion, à toutes les religions sans exception. Il est donc un postmoderne avant la lettre. Bon, je me doute bien que l’article de Myers ne manquera pas d'irriter quelques-uns, car je rencontre parfois des chrétiens qui n'ont aucun scrupule à déboulonner et verser leur mépris sur les "grands évangéliques" en vu, mais ces mêmes individus hurleront comme des vierges offensées si quelqu'un ose remettre en question leur artiste favori... Ah, les idoles qui se cachent dans le cœur...

On a tous des brèches dans nos fortifications. Par exemple, certains évangéliques anti-rock condamneront les rockeurs évangéliques, mais ne feront pas de chichi, s'ils écoutent une pièce de western qui vante les plaisirs de l'adultère... Et dans chacun de nos trucs favoris, il peut y avoir un piège tendu par l'Ennemi de nos âmes...

Heureux celui qui peut voir le... sien.


bonne lecture!

Paul Gosselin