Paul Gosselin (1979)[1]
Afin
de comprendre la façon dont Marx aborde l'histoire et la société
il est nécessaire de définir le rôle joué par le
concept de l'aliénation. Pour Marx l'homme est un être fondamentalement
matériel, Marx rejette les idées religieuses courantes à
son époque selon lesquelles l'homme est aussi un esprit et qu'il existe
un Dieu. Cherchant justement à s'éloigner de ce courant, Marx
définit l'homme par sa matérialité et ses besoins corporels.
Il s'ensuit en toute logique que l'aliénation de l'homme est due au
contexte matériel dans lequel il se trouve. Dans les Manuscrits
de 1844, il renvoie à l'idée qu'il y a une essence humaine
et que cette essence s'exprime dans la production (ou le travail) c'est-à-dire
d'une expression de soi mais ceci nécessite un contexte où les
rapports de l'homme, à l'acte de travail, au produit du travail, à
lui-même et aux autres hommes sont non-aliénants. Pour Marx l'indépendance
et la liberté résultent d'un acte d'autocréation; la
dépendance, vivre aux dépens d'un autre n'est qu'aliénation.
Ainsi, pour Marx l'aliénation résulte de l'écart qui
existe dans les différentes sociétés entre la réalité
sociale et l'essence de l'homme. Bien des problèmes résultent
justement du fait que Marx n'a jamais défini de manière précise
ce qu'il entendait par "l'essence de l'homme". Ainsi les divers
auteurs marxistes se divisent entre eux sur la place à accorder aux
écrits de jeunesse de Marx dans lesquelles cette idée a été
élaborée et au fait que plus tard Marx ait rejeté certaines
de ses pensées de jeunesse, mais lesquelles ?
Un problème qui reste irrésolu pour la plupart des théoriciens marxistes, est la question du vide qu'a laissé Marx autour de sa notion de ce qui constitue l'essence de l'homme (l'homme rendu parfait dans l'État socialiste). Première chose à remarquer, c'est que Marx était athée (certains disent même anti-Dieu). Une des possibilités, c'est que ce vide est intentionnel et que Marx s'est rendu compte que sa critique de la société capitaliste était insoutenable sur la base matérialiste et athée sur laquelle il se situait. Évidemment il rejetait l'idée d'une création de l'homme par Dieu et ainsi Marx était nécessairement évolutionniste[2]. Marx rejette a priori l'existence de Dieu et évidemment l'idée de la création, ainsi l'homme n'est pour lui qu'un produit de l'évolution du hasard.
Pour survivre dans ce contexte, Darwin l'a bien démontré, c'est le plus fort, le plus adapté qui seul peut vaincre. S'il en est ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi donc pas aussi chez les hommes? Pourquoi faire différemment au niveau des relations sociales ? Si je suis plus fort que mon voisin, pourquoi ne pas l'exploiter si il peut contribuer à mon bien-être. Et pourquoi ne pas le détruire si il met en danger ce qui m'est cher, encore plus si il met en danger ma vie... Il est ainsi inévitable qu'une telle conception de l'homme (faisant appel à l'évolution) ne peut qu'aboutir tout logiquement à l'oppression et à l'exploitation que Marx décrie tant. L'amour, à l'intérieur de ce contexte, se réduit à un rôle d'opportunisme pervers; pourquoi aimer si ce n'est que dans la possibilité que cet amour m'apporte quelque chose, pour ce qu'il me rapporte? Les gens ont souvent tendance à fermer les yeux sur les conséquences logiques et inévitables de leurs prémisses philosophiques et c'est ce que font de manière générale la majorité des marxistes.
La seule alternative logique c'est que Dieu a créé l'homme, qu'il est autre chose qu'un animal ou une machine, qu'il est destiné à une relation intense avec Dieu qu'il doit aimer de toute sa force de tout son cœur et de toute son âme (intelligence) et aimer son prochain comme lui-même. La Bible donne une base solide à l'idée qu'on devrait aimer son prochain et non l'exploiter ou le tuer. La Bible indique que même si l'homme a refusé la relation que Dieu lui avait proposé et qu'il s'est rebellé, Dieu lui a promis qu'il lui pardonnerait et fournirait un moyen par lequel la relation pourrait être rétablie c'est-à-dire Jésus-Christ, qui a payé le prix de notre refus et rébellion, notre volonté de vivre hors du cadre que Dieu nous avait proposée. Ainsi un chrétien véritable doit reconnaître qu'il est pécheur, qu'il mérite le jugement de Dieu. Il devient alors possible d'aimer son prochain (qui pour des raisons très rationnelles peut être haïssable) puisqu'il a pris conscience que Dieu l'a aimé même lorsqu'il y avait des raisons très valables de le rejeter.
"Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour. L'amour
de Dieu a été manifesté envers nous en ce que Dieu
a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par
lui."
(1er épître de Jean chap. 4: 8-9)
Ainsi on est confronté avec deux religions (ou systèmes de croyances, je traiterai de cette déclaration plus loin); d'un coté Marx nous dit "détruisez les structures capitalistes et l'homme ne sera plus aliéné".
"Le communisme, abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation humaine du soi) et par conséquent appropriation réel de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme; donc retour total de l'homme pour soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme en tant que naturalisme achevé a la vraie solution de l'antagonisme entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l'énigme résolue de l'histoire et il se connaît comme cette solution." (Marx: Manuscrits de 1844 p. 87)
Jésus, par contre, indique que la destruction des structures sociales ne sert à rien. Tant que l'individu n'est pas atteint et n'a pas subit lui-même un changement radical, on ne verra pas de différence dans la façon dont les hommes utilisent le pouvoir les un envers les autres.
"Jésus lui répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu." (Évangile de Jean chap. 3:3)
"Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées; voici, toutes choses sont devenues nouvelles."(2 Épître aux Corinthiens. chap. 5: I7)
L'homme (capitaliste ou non) a besoin d'une rencontre personnelle avec son Créateur, de reconnaître sa culpabilité devant la loi de Dieu et se repentir de ses péchés (changer de comportement par la grâce de Dieu) avant qu'il soit en mesure d'aimer lorsque la logique indique que la haine soit la seule réponse, et c'est sa relation avec Dieu qui est la source de cet amour. Ce que les hommes reconnaissent comme désirable au niveau des relations sociales (et qu'ils expriment dans leurs utopies) ils ne peuvent l'atteindre qu'à travers la personne de Jésus Christ. La nouvelle naissance n'est donc pas religion, mais relation. Il n'y a plus nécessité de s'accrocher à diverses traditions et rituels (ce qui ne peut être qu'aliénant) comme c'est le cas des religions puisque la source et le centre est Jésus-Christ, une personne.
Pour revenir à ce que qui a été dit plus haut, c'est-à-dire que le marxisme est aussi une religion, il est utile d'offrir quelques explications. Il est probable qu'il n'y ait pas de pire insulte pour le marxiste convaincu que de dire que le marxisme est une religion, pourtant... c'est justement la réaction de celui qui se sent attaqué dans ses convictions religieuses. Une anecdote servira bien pour illustrer cette idée. Un marxiste m'a déjà dit "je suis bien marxiste, mais peut-être ne suis-je pas aussi pratiquant que je devrais l'être". J'ai ri en moi-même et j'ai pensé (Oui, c'est exactement comme nos vieux qui disent : “ Je suis un bon catholique, mais je ne suis pas aussi pratiquant que je devrais l'être. ” Pour être plus sérieux quand même, il faut bien se rendre compte que comme toute religion, le marxisme prétend traiter la globalité de l'existence humaine et d'y donner sens (toute en réduisant l'homme à un cadre strictement matérialiste), elle met en évidence le fait que l'homme est aliéné et propose une solution. Tenir le marxisme pour une religion permet d'expliquer bien des comportements des marxistes qui restent inintelligibles autrement, tels que les déclarations suivantes qu'on retrouve dans le Manifeste du parti communiste.
"Il y a de plus des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or, le communisme supprime les vérités éternelles, il supprime la religion et la morale au lieu d'en renouveler la forme, et il contredit en cela tous les développements historiques antérieurs." (p. 55)
"La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec les rapports traditionnels de propriété ; rien d'étonnant si dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles." [c'est-à-dire religieuses en premier lieu - PG] (p. 56)
Une autre question qu'a éclairée cette idée est l'attitude difficilement compréhensible des pays communistes à l'égard des groupes religieux qui existent chez eux. Pourquoi les persécuter? Ne sont ils pas plutôt inoffensifs ? Habituellement on répond que la religion aliène l'homme et Il faut l'éliminer, mais est-ce suffisamment pour justifier les persécutions terribles qui ont lieu à l'égard de tous ceux qui ont des divergences avec le "discours officiel". Cette énigme se résout assez facilement lorsqu'on réalise que le marxisme est en lui-même une religion et ainsi il ne peut tolérer aucune concurrence puisqu'il se sentira mis en danger, ce sont des guerres de religion quoi ! Ainsi dans les pays communistes, comme dans l'Islam, Religion et État se confondent.
C'est une caractéristique universelle de l'homme de vouloir, par besoin de sécurité, s'accrocher à quelque chose de plus grand que lui-même. Tout homme est religieux (c'est d'ailleurs un des faits les mieux vérifiés de l'anthropologie) et finit tôt ou tard par se fabriquer ou trouver une religion. Le marxisme ne se présente évidemment pas une religion dans le sens que l'on entend habituellement, mais son essence philosophique recèle tout ce qui est nécessaire à une religion. Il a un cadre conceptuel (matérialiste) qui donne un sens à l'existence humaine et il a même ses propres pratiques religieuses, c'est-à-dire la révolution, les processions et les activités révolutionnaires et comme dans toute religion qui se respecte, la foi est nécessaire. Voyez plutôt :
"Ensuite nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent la violation des règles de la vie en société, c'est l'exploitation des masses, noués au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à "éteindre". Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l'ignorons; mais nous savons qu'ils s'éteindront. Et avec eux l'État s'éteindra à son tour" (Lenine: L'État et la révolution p, 114)
Pour certains, il ne va pas de soi que le marxisme soit une religion, car l'on n'y rencontre pas de dieux ou divinités. À leur point de vue c'est l'objection la plus importante, chose curieuse, puisque pour moi, il s'agit plutôt d'une trivialité. Je crois qu'une parabole serait nécessaire afin d'illustrer ma pensée dans ce cas-ci.
La situation est la suivante. Deux amis sont dans la rue et se disputent au sujet d'un camion qu'ils viennent de voir passer.
"Mais pourquoi pense tu que ce n'étais pas un camion de pompier, n'y avait-il pas des tuyaux, des valves et des échelles dessus ?
"Oui il y en avait
N'y avait-il pas aussi des pompiers assis dedans ?"
"Oui"
"Et reconnais-tu que l'on pourrait s'en servir pour éteindre des feux ?"
"Oui"
"Alors pourquoi tu continue à t'obstiner à penser que ce n'était pas un camion de pompiers ?
"Eh bien, c'est parce qu'il n'était pas peint en rouge !!
A mon avis, la question de la nécessité d'un dieu (ou du surnaturel) dans un système religieux est du même ordre d'importance que la peinture rouge sur le camion de pompier. Le fait de ne pas avoir un dieu n'empêche nullement le marxisme de fonctionner sur le plan social tout comme une religion, de donner sens à l'existence de ses adhérents et de se propager comme une religion (en faisant des convertis, ou à défaut par le biais de la guerre sainte).
Ah ! j'oubliais, j'ai dit plus haut que le marxisme n'a pas de dieu, quelle erreur! Il en a un (héritage du Siècle des Lumières), mais il est plutôt mal choisi... c'est l'homme !
Le rassemblement de tous les traits du marxisme qui mettent en évidence son caractère religieux dépasse quelque peu le cadre cet article, mais je crois que ceux que j'ai présenté ici rendent cette idée crédible. Pour ma part il m'est impossible d'être marxiste et je ne peux l'être puisque je n'ai pas foi en la révolution par les armes. Je n'ai pas foi en l'abolition de la propriété privée et je ne crois que le salut des hommes soit dans la dictature du prolétariat, mais en la personne de Jésus Christ seul!
En terminant, je vous laisse avec quelques commentaires de Richard Wurmbrand (rédigés à la fin des années 1960) qui a souffert, entre 1948 et 1964, quatorze ans pour sa foi dans les prisons communistes de la Roumanie (1967/70):
Souvent aussi sincères dans leurs croyances que les chrétiens dans leur foi, les communistes traversent une crise grave. Ils avaient réellement cru que le communisme créerait la fraternité entre les nations et ils voient qu'au contraire leurs pays se disputent comme des chiens. Ils avaient réellement cru que le communisme créerait un paradis terrestre qu'ils opposeraient à ce qu'ils appelaient l'illusoire paradis du ciel. Et maintenant leurs peuples sont affamés, ils sont obligés d'importer de la nourriture achetée aux pays capitalistes. Ils avaient foi en leurs chefs; et ils ont lu dans leurs propres journaux que Staline a ordonné des exécutions massives et que Krouchtchev est un idiot. De même pour leurs héros nationaux, Rakosi, Gero, Anna Pauker, Rancovici, et autres. Ils ne croient plus à l'infaillibilité de leurs chefs; les voilà pareils à ce que seraient des catholiques sans Pape.
Le vide s'est fait dans leurs coeurs, et seul le Christ peut le combler. Par nature le coeur humain cherche Dieu. Chaque homme ressent ce vide spirituel tant que le Christ ne l'a pas rempli. Cela vaut également pour les communistes. Il y a dans l'Évangile une puissance d'amour qui peut les attirer, eux aussi. C'est arrivé, je l'ai vu. Je sais donc que c'est possible.
Broyelle, Claudie et Jacques; Tschirhart, Evelyne
|
Deuxième Retour de Chine.
Ed. Seuil (coll. Points), 1977. 308 p. |
Fromm, Erich
|
Marx's Concept of Man.
F. Ungar New York 1961 260 p. |
Harnecker, Martha
|
Les Concepts Elémentaires du Matérialisme Historique.
in Contradictions, Bruxelles, 1974. 280 p. |
Marx, Karl
|
Manuscrits de 1844.
Éditions sociales Paris 1972 174 p. |
Marx, Karl & Engels, F.
|
Manifeste du parti communiste.
Éditions sociales Paris 1976 96 p. |
Morris, Henry M.
|
Scientific Creationism.
Creation-Life Publishers, San Diego, 1974/78. 277 p. |
Sebag, Lucien
|
Marxisme et Structuralisme.
Payot Paris 1964 264 p. |
Wurmbrand, Richard | L'église du silence, torturée pour le Christ. Apostolat des Éditions , 1967/70 |
[1] - Cet article a été écrit à l'origine (en avril 1979) pour un travail soumis dans un cours universitaire sur Karl Marx. Il a été modifié et amplifié afin de rendre compte de certaines idées qui me sont venues par la suite. Évidemment le marxisme avait, à cette époque dans les universités du Québec, un prestige qu'il n'a plus aujourd'hui. Depuis, bon nombre de marxistes ardents sont devenus postmodernes.
[2] - L'évolutionnisme n'était
pas pleinement élaboré à l'époque où Marx
a écrit ses premières œuvres. L'Origine des espèces de Darwin par exemple date de 1859 et correspondait parfaitement avec la philosophie de Marx. Les régimes marxistes ont toujours propagé l'évolutionnisme. Il fauta noter que même avant l'Origine, on était à
la recherche en Occident d'un mythe d'origines
matérialiste. Le grand-père de Charles Darwin, Érasme
Darwin avait déjà fait une première tentative avec
la publication de son poème épique Zoönomia (1796).
Jean-Baptiste de Monet de Lamarck fit aussi une tentative avec son livre
Philosophie zoologique (1809) ou il avança sa théorie
de la transmission des caractères acquis, mais c'est le concept darwinien
de la sélection naturelle qui sera la plus largement admis.