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CHAPITRE I :
Théorie de l'acquisition des habiletés complexes




La didactique des langues reçoit une grande influence de la psychologie cognitive et compte avec des auteurs comme Bialystok, McLaughlin et Schmidt (cit. N. Ellis, 1999) pour établir des liens entre les deux disciplines. DeKeyser (1997, 1998; DeKeyser et Sokalski, 2001) est un autre auteur qui s'inspire de la psychologie cognitive et sa proposition au sujet de l'enseignement des L2 est influencée par cette discipline. On peut même dire que la proposition de DeKeyser découle directement de la théorie de l'acquisition des habiletés complexes d'Anderson (1993, Anderson & Fincham, 1994; Anderson & Lebriere, 1998). Elle est originale en ce sens qu'elle va à l'encontre des principaux courants en didactique des L2 puisqu'elle offre les bases théoriques pour un enseignement traditionnel de la grammaire avec la pratique qui l'accompagne.

Les connaissances déclaratives et procédurales

Au sujet de la théorie de l'acquisition des habiletés complexes, il faut connaître avant tout les types de connaissances qui entrent en jeu dans le processus d'apprentissage. Anderson distingue deux types de connaissances : les connaissances déclaratives et les connaissances procédurales. “ Les connaissances déclaratives sont les connaissances des faits, comme savoir que Napoléon a été défait en 1815 et que la plupart des verbes anglais prennent un “ s ” à la troisième personne du singulier du présent quand le sujet est singulier. D'autre part, les connaissances procédurales sont les connaissances qui encodent les comportements. Elles consistent en des pairs condition-action qui stipulent ce qui doit être fait sous certaines circonstances ou avec certaines informations. Avoir les connaissances procédurales pleinement automatisées signifie, par exemple, que quelqu'un utilise le “ s ” de la troisième personne pour les verbes au singulier sans avoir à y penser” (DeKeyser, 1998, p.48-49). Cette distinction établie par Anderson correspond à la distinction qui se fait en didactique des L2 entre les connaissances explicites et les connaissances implicites. Comme d'autres auteurs (exemple : Fotos, 2002), DeKeyser (1998) considère que les deux concepts sont équivalents. Les connaissances explicites correspondraient aux connaissances déclaratives et les connaissances implicites aux connaissances procédurales. Il est bien établi en didactique des langues qu'il existe deux types de connaissances qui interfèrent en acquisition d'une L2 : les connaissances explicites et les connaissances implicites. Au moment où il a été introduit en didactique des langues, Bialystok (1978) définissait ce concept de la manière suivante : Les connaissances explicites désignent les connaissances conscientes et analytiques sur les propriétés formelles d'une langue cible et les connaissances implicites désignent un sentiment intuitif de ce qui est correct et acceptable et sont considérées comme la base de la performance langagière. Dans un revue des écrits récentes et détaillée sur le concept des connaissances explicites, Ellis (2004) donne la définition suivante : “ Les connaissances explicites sont des connaissances déclaratives et souvent des connaissances anormales d'éléments phonologiques, lexicales, grammaticales, pragmatiques et sociocritiques d'une L2 unies avec le métalangage qui sert à étiqueter ces connaissances. Elles sont possédées consciemment et peuvent être apprises et verbalisées. L'apprenant peut y accéder par un traitement contrôlé lorsque qu'il expérimente une sorte de difficulté linguistique dans l'utilisation de la L2. Les apprenants varient dans l'étendue et la profondeur de leurs connaissances explicites de la L2 ” (p.244).

La position de l'interface forte

Le concept des connaissances explicites et implicites est très répandu en didactique des L2 et est encore très utilisé aujourd'hui (N. Ellis, 2002b; Ellis, 2004). Toutefois, il y a un désaccord profond entre les chercheurs au sujet de la relation existant entre les deux types de connaissances. La question qu'on se pose à ce sujet est si les connaissances explicites peuvent se transformer en connaissances implicites. Il existe trois positions à ce sujet : la position de la non-interface, la position de l'interface faible et la position de l'interface forte (Ellis, 1994). La position de la non-interface est soutenue entre autres par Krashen (1981) qui affirme que les connaissances explicites peuvent aider l'apprenant dans un certain type de performance langagière sous la forme du monitorat, mais ne l'aident pas à acquérir des connaissances implicites. Pour sa part, la proposition de DeKeyser se situe dans la position opposée, c'est-à-dire dans celle de l'interface forte, car il considère que les connaissances explicites peuvent se convertir en connaissances implicites de façon directe. C'est une position qui n'est pas commune parmi les chercheurs en acquisition des L2, mais qui est évoquée par certains auteurs de façon non-empirique (DeKeyser, 1997, 1998; McLaughlin, 1987; McLaughlin, Rossman et McLeod, 1983; Sharwood Smith, 1980). Finalement, les tenants de la position de l'interface faible considèrent que les connaissances explicites peuvent avoir une influence indirecte sur les connaissances implicites. Nous élaborerons d'avantage sur cette dernière position dans le prochain chapitre.

Les étapes d'apprentissage

Un autre aspect important de la théorie d'Anderson concerne les étapes par lesquelles un apprenant acquière une habileté complexe. On distingue trois stades dans le processus d'acquisition : 1) l'apprentissage des connaissances déclaratives, 2) la procéduralisation des connaissances déclaratives, 3) et l'automatisation des connaissances procédurales. Toutes connaissances entrent dans le système sous forme de connaissances déclaratives et, à force de les utiliser dans un contexte particulier, des règles de production se développent. Ce processus d'apprentissage est appelé procéduralisation. C'est ici que se fait le passage des connaissances déclaratives vers les connaissances procédurales. Dans la pratique, ceci se réalise lorsque un apprenant s'engage dans le comportement cible tout en dépendant temporairement du support des connaissances déclaratives. En acquisition d'une L2, ceci se produirait lorsque l'apprenant s'engage dans une pratique de la langue tout en gardant en tête les règles de grammaire qui régissent le bon usage d'une structure particulière. De tels comportements répétés plusieurs fois permettraient la mise en place des connaissances procédurales. Une fois que le stage de la procéduralisation ait été atteint, l'apprenant passe ensuite au stage de l'automatisation qui consiste en un renforcement et en un raffinement des connaissances procédurales par le moyen de la pratique. L'automatisation permet à l'apprenant de s'exécuter plus rapidement et de commettre moins d'erreurs.

Les premières versions de la théorie d'Anderson ont été critiquées sur deux fronts : d'abord à cause du fait qu'elle supposait que tout apprentissage commençait exclusivement par des connaissances déclaratives et aussi à cause du fait qu'elle stipulait que le pré-requis pour la procéduralisation était que les connaissances déclaratives devaient être emmagasinées dans la mémoire à long-terme. Aujourd'hui, ces deux aspects de la théorie ont été modifiés et celle-ci peut mieux être appliquée à l'acquisition des L2 (Anderson et Fincham, 1994).


La pratique de classe selon DeKeyser

Quel est donc le type de pratique de classe qui est proposé avec la théorie de l'acquisition des habiletés complexes? En fait, DeKeyser (1998) ne propose pas qu'un seul type de pratique, mais il en propose trois : un pour chaque étape d'apprentissage : “ Si nous voulons mettre en place une méthodologie d'enseignement qui soit cohérente avec cette perspective, nous devons penser soigneusement à quel devrait être le but de chaque activité d'enseignement/ apprentissage: inculquer des connaissances sur les règles, transformer ces connaissances en quelque chose de qualitativement différent à l'aide de la pratique, ou les automatiser de manière à ce qu'elles puissent être utilisées plus rapidement et avec moins d'effort mental ” (p.62).

Pour la phase des connaissances déclaratives, il préconise deux étapes : d'abord, l'enseignement explicite de la grammaire afin d'obtenir un maximum de compréhension et ensuite, il propose l'exécution de quelques exercices pour solidifier les connaissances déclaratives dans la conscience des apprenants de façon à ce qu'ils puissent les garder en tête durant la phase de procéduralisation. Ce sont des exercices qui vont créer un lien entre le premier et le deuxième stage. DeKeyser affirme : “ L'objectif de ces exercices initiaux est d'utiliser les connaissances déclaratives de façon répétitive afin d'éprouver leur accessibilité et de commencer le processus de procéduralisation... ” (p.59). Il déconseille que ces exercices soient de nature trop répétitive et de même qu'ils soient axés sur une production en temps réel. De plus, il nous met en garde de ne pas s'attarder suffisamment sur cette étape avant de passer à la suivante. C'est cet aspect particulier de sa proposition qui la disqualifie de l'attention sur la forme, car la quantité d'attention portée sur les éléments grammaticaux la rend envahissante par rapport à l'attention porter sur le sens (Doughty et Williams, 1998b).

Pour la phase de procéduralisation, il propose des exercices communicatifs dont il prend bien soin de différencier des exercices structuraux proposés jadis par le courant béhavioriste. Le comportement que la pratique de classe devrait chercher à produire est le comportement normal de l'utilisateur d'une langue, c'est-à-dire un comportement qui unit la forme linguistique et sa signification. Si ce n'est pas le cas, aucun lien n'est établi entre la forme et le sens dans la mémoire à long terme et aucune procéduralisation des connaissances déclaratives se produit.

Finalement, comme pour les deux premières phases, des activités spécifiques devraient être élaborer pour l'automatisation. Pour cette phase, DeKeyser (2001) propose deux activités: une première activité communicative qui permet aux apprenants de répéter les mêmes expressions et formules plusieurs fois (Gatbonton et Segalowitz, 1988) et une deuxième qui consiste à répéter plusieurs fois la même histoire sous une contrainte de temps toujours plus courte (Arevart et Nation, 1991).

Pour ce qui est de l'ensemble du curriculum d'enseignement échelonné sur toute la période d'apprentissage, DeKeyser (2001) propose une augmentation dans le degré de difficulté des tâches en intégrant de manière continue les trois dimensions qu'il considère fondamentales en performance langagière : la complexité de la forme, la complexité du sens et la pression sociale, dimensions qui correspondent à peu près à la précision, à la complexité et à l'aisance conceptualisées par Skehan 1998a).

Nous concluons cette section en disant que la pratique de classe selon la proposition de DeKeyser vise un résultat pré-déterminé. Si la théorie d'Anderson s'avérait juste, l'enseignant pourrait exercer un contrôle sur les résultats de son enseignement. À la fin de chaque étape, l'apprenant devrait avoir assimilé les connaissances requises avant de passer à l'étape suivante. Puisque que cette théorie se situe dans la position de l'interface forte (ce qui signifie que les connaissances explicites peuvent se transformer directement en connaissances implicites), le professeur devrait normalement s'attendre à ce que ses objectifs pédagogiques se réalisent à la fin de chacun de ses modules d'enseignement. Quoique plausible, ces applications pédagogiques ne sont cependant pas fondées sur des bases empiriques car même si la théorie d'Anderson a fait l'objet de nombreuses expérimentations en psychologie cognitive, des preuves restent encore à trouver en didactique des L2. La proposition de DeKeyser n'a que trop peu d'appuis empiriques, de plus Segalowitz (2003) mentionne: “ ...la recherche sur l'automatisation en acquisition de la grammaire ne donne pas un portrait soigné de la façon par laquelle les structures grammaticales apprises passent de la connaissance d'exemples aux règles automatisées (connaissances procédurales) ”.


Une étude empirique

Dekeyser (1997) a mené une étude longitudinale en laboratoire avec 61 sujets sur l'automatisation des connaissances procédurales. Après que le groupe d'apprenants aient appris certaines structures grammaticales de façon explicite, il a analysé le processus d'automatisation en mesurant la réduction du temps de réaction, la réduction de la fréquence d'erreurs et la réduction de l'interférence des tâches simultanées. Selon DeKeyser, les résultats de cette étude appuient le modèle d'Anderson, car ils démontrent que l'apprentissage d'une langue seconde se produit de la même manière que l'apprentissage dans d'autres domaines cognitifs. En effet, la courbe d'apprentissage observée suit la même formule de puissance (effets de la pratique plus évidents dans les premières étapes de l'apprentissage et diminution progressive) que les autres habilités cognitives complexes. Des preuves ont aussi été offertes sur le fait que la pratique conduit grandement aux habiletés spécifiques, c'est-à-dire que la pratique en production favorise la production et la pratique en compréhension favorise la compréhension. Selon cet auteur, des découvertes comme celles-ci suggèrent qu'il y a un rôle pour la pratique systématique de règles spécifiques pour les différentes habiletés linguistiques dans la méthodologie des L2.

Des objections théoriques

La proposition de DeKeyser n'est pas une nouvelle méthodologie d'enseignement. En fait, il s'agit d'une méthodologie traditionnelle qui est encore largement pratiquée de nos jours. Elle est certainement fondée sur des découvertes bien établies en psychologie cognitive, mais toutefois elle ne peut pas être adopter comme une méthode d'enseignement approuvée car peu de recherches empiriques ont été faites sur cette proposition en didactique des L2. De plus, certaines objections théoriques peuvent être mentionnées contre elle. Par exemple : Qu'en est-il avec l'apprentissage implicite ? Quelle place occupe-t-il dans la théorie cognitive d'acquisition des habiletés ? Selon DeKeyser (1998), l'apprentissage implicite n'est pas incompatible avec son point de vue. Il affirme simplement que l'apprentissage explicite qui suit les étapes de procéduralisation et d'automatisation sera possible avec certaines structures tandis que l'apprentissage implicite se réalisera avec d'autres. Selon lui, “ ...l'efficacité de l'apprentissage implicite versus explicite peut varier selon la nature de la règle... ” (p.57). Une deuxième objection à la théorie de l'acquisition des habiletés complexes, c'est l'existence de patrons de développement en acquisition d'une L2. Selon ce courant de recherche, certains éléments morphologiques et syntaxiques en L2 seraient acquis dans un ordre relativement invariable par les enfants et les adultes de langues maternelles différentes et indépendamment du programme d'enseignement. Si de tels patrons de développement existent, quelle compatibilité pourraient-ils avoir avec la rétention, la restructuration et l'automatisation des règles qui sont enseignées dans une salle de classe ? Après tout, si l'enseignant peut exercer un contrôle sur la réalisation de ses objectifs, pourquoi ses élèves suivraient-ils une route d'acquisition qui serait indépendante de son enseignement ? La réponse de DeKeyser à cet argument est de mettre en doute les études qui suggèrent l'existence de patrons de développement. Il affirme que ces études ont été sur-généralisées et que plusieurs d'entre elles ont été réalisées avec des apprenants qui n'avaient pas reçu d'instruction formelle, ce qui empêcherait de savoir si l'ordre d'acquisition avait été modifié. De plus, il affirme que dans ces études, il n'y avait pas toujours d'informations détaillées sur le type d'enseignement donné et que puisque ces enseignements n'ont peut être pas été réalisés selon les principes de la théorie des habiletés complexes, nous devrions douter de leur efficacité.

Les patrons de développement d'une langue seconde

Quand est-il vraiment de ces patrons de développement ? Est-ce que DeKeyser a raison de douter de la validité des études réalisées sur ce sujet ? Et si un tel ordre existait vraiment, quelles en seraient les implications pédagogiques ? En guise de conclusion pour le présent chapitre, nous ouvrons une parenthèse sur ce sujet afin de tenter de répondre à ces questions.

Avant tout, mentionnons que les premières études sur les patrons de développement ont été réalisées en acquisition des langues maternelles auprès des enfants. Beaucoup de recherches ont été réalisées dans ce courant et la conclusion générale est que les enfants suivent un patron de développement considérablement bien défini (voir revue dans Ellis, 1994). Dans une étude qui a eu beaucoup d'impact dans ce courant de recherche, Brown (1973) offre des preuves sur l'existence d'un ordre d'acquisition déterminé de plusieurs éléments morphologiques chez trois enfants. Presque simultanément, De Villiers et De Villers (1973), dans une étude légèrement différente au point de vue méthodologique, obtiennent les mêmes résultats.

Les études réalisées en acquisition des langues maternelles auprès des enfants ont eu un double impact sur les études en acquisition des L2. Elles ont d'abord servi à comparer l'ordre d'acquisition des morphèmes avec des apprenants enfants et adultes en L2, mais surtout elles ont eu une influence méthodologique sur les recherches en L2. La méthode la plus commune pour identifier les patrons de développement était l'analyse des contextes obligatoires. Cette méthode consiste à identifier, dans le discours d'un sujet, les contextes dans lesquels un morphème donné doit apparaître. En anglais, par exemple, lorsqu'il y a un nom ou un pronom sujet à la troisième personne du singulier le morphème “ s ” doit apparaître à la fin du verbe à l'écrit et à l'oral. Dans tous ces contextes obligatoires, le sujet utilisera parfois le morphème en question et d'autres fois non. Le pourcentage du bon usage du morphème est ensuite calculé et selon les critères du chercheur le morphème sera considéré acquis ou non. Brown (1973) par exemple considérait qu'un morphème était acquis lorsqu'un sujet l'utilisait dans 90% des contextes obligatoires. Cette méthode a été grandement utilisée dans les recherches en L2. La plupart des études sur les patrons de développement en L2 ont été réalisées avec cette méthode, mais elle a été également critiquée. Le problème avec l'analyse des contextes obligatoires c'est qu'elle ne tient pas compte des occasions quand l'apprenant utilise le morphème dans un contexte non-obligatoire. Le morphème “ s ” à la fin du verbe en anglais peut être utilisé erronément après un pronom sujet à la première personne par exemple. Pour tenir compte de l'utilisation des morphèmes en contextes obligatoires et en utilisation erronée, les chercheurs ont suggéré une procédure appelée l'analyse de l'usage cible. Pica (1983) a utilisé cette technique dans une étude et elle est arrivée à la conclusion que l'ordre d'acquisition ne changeait pas dépendamment qu'on utilise cette dernière technique ou l'autre.

Beaucoup d'études ont été réalisées sur l'ordre d'acquisition des morphèmes en L2. Dans une méta-analyse récente sur le sujet, Goldschneider et DeKeyser (2001) en identifient 25, la plupart réalisées entre les années 70 et les années 90. La plus influente reste clairement celle de Dulay et Burt (1973), dans laquelle on étudie l'ordre d'acquisition de huit morphèmes chez 151 enfants hispanophones entre 6 et 8 ans apprenant l'anglais comme L2. En conclusion, ils affirment : “ il semble y avoir un ordre commun d'acquisition pour certaines structures en acquisition d'une L2 ” (p.256). Plusieurs études subséquentes ont gardé la même méthodologie que la première étude de Dulay et Burt, mais ont ajouté d'autres dimensions et d'autres techniques de mesure. Dans une deuxième étude, Dulay et Burt (1974) ont utilisé des sujets de deux langues maternelles différentes. Bailey, Madden et Krashen (1974) ont fait l'expérience avec des adultes de différentes langues maternelles. Larsen-Freeman (1975) a étudié l'ordre d'acquisition avec des tâches autres que de la production orale. Pica (1983) a étudié les effets de l'enseignement formel en classe versus l'apprentissage dans un environnement naturel. Une multitude d'études ont été réalisées sur le sujet et elles ont apporté son lot d'opposition et de critiques.

Il ne serait pas dans la ligne de ce travail de faire une revue complète de ce courant de recherche et nous nous contenterons de citer des auteurs qui se sont penchés sur la question. Cook (1993) écrit : “ Peu importe les explications et les légères différences, la recherche a découvert quelque chose de nouveau et d'étrange : il y a des séquences de morphèmes grammaticaux communs à tous les apprenants de L2 qui ne sont pas explicables seulement en termes de langue maternel et de situation d'apprentissage ” (p.30). Larsen-Freeman et Long (1991) ont le même opinion favorable envers les recherches sur l'ordre d'acquisition des morphèmes. Ils écrivent : “ En somme, malgré les limitations admis dans certains domaines, les études sur les morphèmes offrent une forte preuve que l'interlangue comprend un ordre d'acquisition/précision commun. Contrairement à ce que certains critiques ont affirmé, il y a, selon nous, trop d'études conduites avec assez de rigueur méthodologique et démontrant des découvertes générales consistantes pour le commun des hommes pour que nous les ignorions. Comme le chasseur l'affirme : il y a quelque chose qui bouge dans les arbustes ” (p.92). Ellis (1994) n'est pas aussi favorable et il écrit au sujet de l'évaluation de Larsen-Freeman et Long: “ Une telle conclusion semble toutefois trop charitable, puisqu'elle ne reconnaît pas la limitation la plus sérieuse des études sur les morphèmes, la conceptualisation de l'acquisition dans les termes de ce que Rutherford (1988) appelle “ les entités accumulées ”, c'est-à-dire la maîtrise des éléments grammaticales un à la fois ” (p.96). Ellis (1994) n'est cependant pas défavorable à l'existence de patrons de développement, mais il ne base pas ses conclusions sur les études de morphèmes, mais sur des études qui ont été réalisées sur des structures syntaxiques telles que: l'acquisition de la négation en anglais et en allemand, l'acquisition des propositions relatives en anglais et en suédois, et l'acquisition de l'ordre des mots en allemand.

C'est un projet de recherche allemand du nom de ZISA[1] qui a eu le plus grand impact dans le courant de recherche sur les patrons de développement. Le sujet de leur étude originale a été les règles de l'ordre des mots en allemand L2. Ces chercheurs ont découvert que les apprenants débutants et intermédiaires, enfants et adultes, passent par une séquence de cinq stades de développement (Meisel, Clahsen et Pienemann, 1981). Ces stades de développement ont été plus tard appliqués à l'anglais par Pienemann et Johnson (1987). Les études de ce groupe de chercheurs sont intéressantes car en plus de fournir des preuves empiriques sur le phénomène des patrons de développement, ils tentent d'expliquer pourquoi ils se produisent. Selon eux, les stades d'acquisition seraient dus principalement à des contraintes dans le traitement de l'information. Les structures linguistiques qui demandent un haut degré de capacité de traitement seront acquises plus tard. Clahsen (1984) identifie trois stratégies de traitement du langage qui doivent être modifiées afin de permettre l'acquisition de l'ordre des mots. Elles correspondent au degré de complexité psychologique nécessaire à la production d'une règle sur un ordre de mots particulier. La première stratégie des apprenants est de suivre un ordre de base pour l'ordre des mots. La deuxième est de ne jamais faire de déplacement de mots au centre d'une phrase mais toujours au début ou à la fin. Finalement, la troisième stratégie consiste à ne jamais faire de déplacement dans une proposition subordonnée. C'est lorsque l'une de ces contraintes psychologiques disparaît que l'apprenant peut passer au stade suivant.

La proposition théorique qui découle de ces recherches s'appellent le modèle multidimensionnel parce qu'en plus d'avoir des structures grammaticales qui sont de type développemental, il y en a d'autres, de type variationnel, pour lesquels l'ordre ne semble pas être déterminé. Ceci nous mène à un aspect crucial de la théorie au point de vue pédagogique appelé l'hypothèse de l'enseignabilité (Pienemann, 1984, 1989). Cette hypothèse stipule que seulement les éléments de type variationnel d'une langue pourraient être enseignés à n'importe quel moment. Les éléments de type développemental peuvent être appris par le moyen d'un enseignement seulement si l'interlangue de l'apprenant est au stade précédent de l'élément enseigné par le professeur. Un enseignement pourrait donc avoir comme effet l'apprentissage d'éléments de type variationnel ou pourrait accélérer le progrès d'un apprenant au travers des stades de développement, mais ne pourrait pas changer la séquence de développement. Dans une étude ayant pour but de savoir si l'enseignement d'une L2 dans une salle de classe avait des répercussions sur la route d'acquisition de l'ordre des mots en allemand, Ellis (1989) est arrivé à la conclusion que l'acquisition en salle de classe suivait le même ordre que l'acquisition en milieu naturel.

Compte-tenu de l'abondance de recherche sur les patrons de développement, tant au niveau des morphèmes qu'au niveau des structures syntaxiques, et des conclusions générales qui abondent en faveur de leur existence, il est difficile, comme le fait DeKeyser (1998), d'ignorer ce phénomène en acquisition des L2. Cependant, il est fort possible que les résultats des études sur l'ordre des mots en allemand ne puissent pas être généralisées à beaucoup d'autres structures syntaxiques et à d'autres langues, et que les patrons de développement en acquisition d'une L2 ne soient pas aussi répandus qu'on le laisse croire. C'est un fait que depuis que ces recherches ont été publiées, on constate qu'il n'y a que très peu de nouvelles découvertes sur de nouveaux patrons de développement et que très peu d'études se font actuellement dans ce courant de recherche.

Dans une méta-analyse récente sur l'ordre naturel d'acquisition des morphèmes, Goldschneider et DeKeyser (2001) ont rassemblé 12 études dans le but de déterminer les causes de cet ordre naturel. Ils ont réussi à confirmer leur hypothèse qui était qu'une portion significative de l'ordre d'acquisition des morphèmes grammaticaux par les apprenants en anglais L2 pouvait être prédit par la combinaison de cinq facteurs externes: la proéminence perceptive, la complexité sémantique, la régularité morpho-phonologique, les catégories syntaxiques et la fréquence. Cette conclusion semble être à l'opposée de l'explication proposée par le modèle multidimensionnel qui attribue l'ordre naturel à des facteurs cognitifs et non à des facteurs externes. Il ne faut cependant pas s'y méprendre, il y a une relation directe entre les facteurs internes et les facteurs externes. La complexité sémantique ou les catégories syntaxiques par exemple influenceraient l'ordre d'acquisition des morphèmes à cause de la difficulté qu'ils représentent pour le traitement cognitif. Les facteurs externes et internes sont inter-reliés et on ne peut pas considérer l'un comme plus important par rapport à l'autre. Le fait d'expliquer l'ordre naturel d'acquisition des morphèmes par des facteurs externes ne diminue en rien l'existence d'un tel ordre et un modèle théorique en acquisition des L2 ne peut ignorer complètement ce phénomène.



Note

[1] Zeitsprachenwerb Italianischer und Spanischer Arbeiter.