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CHAPITRE 4 :
La pédagogie basée sur la tâche





Jusqu'à maintenant la pratique de classe a été analysée dans la perspective de l'attention sur les formes, c'est-à-dire dans des approches qui ne sont pas centrée exclusivement sur le sens et qui incluent un enseignement explicite et proactif de la grammaire. Dans ce chapitre, nous allons aborder une proposition qui se situe dans la perspective de l'attention sur la forme et qui est adoptée par de plus en plus de chercheurs en didactique des langues : la pédagogie basée sur la tâche (Long & Crookes, 1992; Prabhu, 1987; Robinson, 2001; Skehan, 1996, 1998b).

Le syllabus en didactique des langues secondes

Dans la réalisation d'un syllabus en didactique des L2, il y a deux aspects principaux qui doivent être tenus en compte : les unités sur lesquelles sera fondé le syllabus et la séquence dans laquelle apparaîtront ces unités (Robinson, 2001). En général, les unités d'un syllabus sont basées sur l'analyse de la langue cible et elles peuvent prendre plusieurs formes. Ellis (1993b) divisent le syllabus en structures grammaticales, Willis (1990) en items lexicaux et Wilkins (1976) en notions et en fonctions. La séquence utilisée dans un syllabus dit structurel ou notionnel-fonctionnel est généralement décidée d'avance et commence avec les éléments jugés plus faciles et termine avec ceux jugés plus difficiles, ou encore elle commence avec des éléments plus fréquents et termine avec des moins fréquents, selon le critère du concepteur. En contraste, dans un syllabus basé sur la tâche, l'unité d'analyse est la tâche pédagogique et aucun élément linguistique n'est décidé d'avance. Dans ce syllabus, il y a quand même une séquence d'évolution qui peut être par exemple d'amener les apprenants à réaliser des tâches de plus en plus difficiles. Comme nous le verrons plus loin, la classification des tâches à partir des plus simples jusqu'aux plus complexes est un des principaux défis que rencontrent les chercheurs qui travaillent dans ce courant de recherche.

Il y a une autre façon de conceptualiser les différentes options en matière de syllabus et elle a été faite initialement par Wilkins (1976). On peut y distinguer deux grandes catégories de syllabus selon la manière avec laquelle les apprenants doivent assimiler le contenu du cours. D'une part, il y a le syllabus synthétique qui consiste en une série d'éléments du système linguistique présentés souvent de façon linéaire et qui doivent être mis ensemble par l'apprenant (ou synthétiser) afin d'être utilisés dans la communication réelle. D'autre part, il y a le syllabus analytique qui ne divise pas le système linguistique en partie pour sa présentation en classe, mais qui favorise l'usage holistique de la langue dans des activités communicatives. Le rôle de l'apprenant dans un tel syllabus est d'analyser la langue au fur et à mesure de son utilisation lorsque les activités communicatives le requièrent.

Les raisons d'utiliser le syllabus basé sur la tâche

Le syllabus basé sur la tâche est bien sûr une variété du syllabus analytique et la principale raison que ses promoteurs invoquent pour l'utiliser concerne le contraste existant entre la description des compétences linguistiques dans un syllabus synthétique et le processus psychologique de l'acquisition d'une L2 (Long & Crookes, 1993). Les recherches sur le développement de l'interlangue en L2 ont démontré que les apprenants n'acquièrent pas les structures grammaticales une à la fois et de façon linéaire, pas plus qu'ils ne partent de zéro jusqu'à arriver à la compétence d'un locuteur natif d'un seul trait. Comme nous l'avons vu au chapitre I, dans la section traitant des patrons de développement, ils passent plutôt par des séquences de développement (pour l'ordre des mots, la négation, les questions, les propositions relatives, etc) apparemment fixes. Il est donc normal que les structures intégrées et utilisées par les apprenants ne ressemblent pas aux structures cibles du syllabus puisqu'ils suivent leur propre syllabus interne sur lequel l'enseignement du professeur a très peu d'influence.

Un autre argument en faveur du syllabus analytique est que la restructuration des connaissances n'est pas un processus linéaire, comme le syllabus synthétique semble implémenter, car il y a des preuves de rétrocession des apprentissages et de changement soudain dans le cours du développement (Larsen-Freeman & Long, 1991). Il faut ajouter à cet argument que dans un syllabus synthétique les unités d'analyse s'enseignent très souvent de façon décontextualisée et ce n'est pas ainsi qu'une langue s'acquière, mais dans des situations qui se rapprochent le plus possible des situations réelles de communication afin qu'une relation entre la forme et le sens puisse s'établir. Long et Crookes (1992) justifient donc l'utilisation du syllabus basé sur la tâche de la façon suivante : “ Au lieu de cela, il est prétendu que les tâches (pédagogiques) pourvoient d'un véhicule pour la présentation d'échantillons de langue adéquats aux apprenants (input qu'ils vont inévitablement rescaper par le biais de leurs capacités cognitives générales de traitement) et pour la provision d'opportunités de compréhension et de production de difficulté négociable ” (p.43).

La pratique de classe avec un syllabus basé sur la tâche

Un cours de L2 planifié avec un syllabus basé sur la tâche est un cours qui repose presque exclusivement sur la pratique de cette langue. Il existe bien entendu des différences entre les différentes propositions d'implémentation de ce syllabus, mais dans l'une ou dans l'autre de ces propositions, l'utilisation de la langue demeure l'élément principal et l'attention portée sur le code linguistique l'élément secondaire. Dans cette section, nous aborderons les démarches pédagogiques proposées par différents auteurs qui ont opté pour le syllabus basé sur la tâche. Mais avant d'aller plus loin, définissons ce qu'est une tâche. D'après les définitions apportées par différents auteurs, Skehan (1998a) a retenu cinq critères pour définir une tâche; une tâche serait une activité dans laquelle : (1) le sens est primordial, (2) il y a un problème communicatif à résoudre, (3) il y a une certaine relation aux activités du monde réel qui sont comparables, (4) la résolution de la tâche a une certaine priorité, (5) la réussite de la tâche est en terme de résultat. Ce qu'il faut retenir de ces caractéristiques, c'est que l'activité n'est jamais initiée, guidée ou orientée en fonction d'éléments linguistiques.

Paradoxalement à cette définition de la tâche, des propositions récentes d'implantation de syllabus basé sur la tâche n'excluent pas l'attention sur la forme. Les chercheurs sont maintenant conscients des dangers que comportent les approches qui ne mettent la priorité que sur le sens car elles prédisposent les apprenants à s'engager dans les tâches dans un mode communicatif sans se soucier de la complexité et de la précision de la langue (Long, 1991; Skehan, 1996). Ces derniers apprennent à mieux réaliser les tâches, à concevoir des solutions stratégiques aux problèmes et à communiquer dans un mode lexical (Skehan, 1996). Ces constatations suggèrent que si nous voulons qu'une approche d'enseignement basée sur la tâche soit viable, il est nécessaire de trouver une façon de diriger l'attention des apprenants sur la forme sans perdre la valeur des tâches comme situation réelle de communication. Trois propositions majeurs d'implantation de ce syllabus tiennent compte de cet aspect; celle de Long (Long, 1985a; Long & Crookes, 1992, 1993), de Skehan (1996, 1998a, 1998b) et de Willis (1996).

La proposition de Long

Lors de la réalisation des tâches dans la salle de classe, de quelle façon l'attention des apprenants sera portée vers les formes linguistiques selon la proposition de Long ? Dans Long et Robinson (1998), il est spécifié qu'idéalement l'attention sur la forme devrait être faite de façon réactive, c'est-à-dire au fur et à mesure que se présentent les difficultés d'apprentissage dans la salle de classe. La proposition de Long se situe donc dans la catégorie de l'attention sur la forme accidentelle. Il est aussi mentionné dans ce texte que la base théorique qui justifie l'utilisation de l'attention sur la forme accidentelle est l'hypothèse de l'interaction. Long et Robinson considèrent que l'apprentissage d'une L2 se réalise grâce à l'attention sur la forme qui se produit lorsque les apprenants ont une négociation du sens. Nous élaborerons d'avantage sur cette hypothèse à la fin de ce chapitre. Mais d'abord voyons comment se prépare un syllabus basé sur la tâche selon la proposition de Long.

Les étapes à suivre dans l'implantation du syllabus basé sur la tâche suggérées par Long et Crookes (1992, 1993; Long, 1985a) ressemblent à la méthodologie d'un cours de langue sur objectifs spécifiques. La première étape est de faire l'analyse des besoins langagiers pour obtenir un inventaire des tâches cibles. Les tâches cibles sont celles qui sont identifiées comme nécessaires pour qu'un individu puisse fonctionner adéquatement dans un domaine cible qu'il soit occupationnel, professionnel ou académique. Après cette première étape, il est suggéré de classifier les tâches cibles en types de tâches. Il y a trois raisons invoquées pour cette deuxième étape: d'abord c'est un économie d'énergie d'enseigner un type général de tâches si celui-ci se transfère à plusieurs autres tâches. Ensuite, avec une groupe d'étudiants souvent hétérogènes, il est préférable d'utiliser des types généraux de tâches puisqu'ils pourront être utiles pour tous, même si leurs domaines cibles sont un peu différentes. Finalement, la classification en type général de tâches préparera l'enseignant à la troisième étape de l'implantation du syllabus, c'est-à-dire à la préparation des tâches pédagogiques. Les tâches pédagogiques sont des activités issues de l'analyse des besoins de la vie réelle des apprenants, mais adaptées à leur capacité actuelle. Ce sont les tâches sur lesquelles les apprenants travailleront en classe et qui sont, du moins au début du cours, simplifiées pour qu'ils puissent les réussir. Finalement, la quatrième étape est la réalisation du syllabus en tant que tel, c'est-à-dire la détermination d'une séquence pour toutes les tâches pédagogiques qui se répartiront de la plus simple à la plus complexe. Cette séquence ne sera pas le résultat de l'application des traditionnels critères linguistiques de gradation, mais résidera dans les aspects de la tâche elle-même : par exemple, le nombre d'étapes à suivre, le nombre de solutions au problème, la location de la tâche dans le temps et l'espace, la quantité et le type de langage requis et le nombre de sources qui rivalisent pour l'attention. La séquence et la gradation des tâches dans ce type d'enseignement est un exercice très complexe et de nombreux chercheurs ont avancé des propositions très diverses à ce sujet (Berwink, 1993; Brown, 1991; Brown, Anderson, Shilcock & Yule, 1984; Candlin, 1987; Duff, 1986; Foster & Skehan, 1996, 1999; Pica, Kanagy & Falodum, 1993; Prabhu, 1987; Robinson, 1995c, 2001a, 2001b; Skehan, 1998a; Skehan & Foster, 1997, 1999, 2001).

La proposition de Skehan

Un des principes cognitifs fondamentaux dans l'approche proposée par Skehan (1996, 1998a, 1998b) est la limitation des capacités d'attention. Un apprenant qui se trouve dans un environnement linguistique ne peut pas porter son attention sur tout à la fois. Si, par exemple, il est en train de réaliser une tâche qui lui demande beaucoup d'efforts pour en comprendre le sens, il lui sera très difficile de porter son attention sur la précision de la langue. C'est pourquoi il est très important de classifier les différentes tâches selon leur degré de difficulté pour pouvoir les distribuer correctement sur le syllabus et attribuer une tâche selon les capacités des apprenants, mais aussi pour pouvoir contrôler l'apportation que l'on veut générer à l'interlangue, il peut s'agir d'une apportation au niveau de sa complexité, de sa précision ou de son aisance. Ces trois aspects de la performance langagière sont fondamentaux dans l'approche de Skehan et, selon lui, il est possible de favoriser l'un de ces aspects selon les caractéristiques d'une tâche et des consignes qu'on lui attribue. Mais là encore, il est difficile de favoriser les trois aspects en même temps à cause de la limitation des capacités d'attention.

Voyons maintenant quels sont les critères que Skehan a choisis pour faire la classification d'une tâche. Son système comprend trois éléments; il contraste les éléments formels (la complexité du code) avec le contenu (la complexité cognitive) et la pression pour réaliser la communication (le stress de la communication). Le complexité du code concerne les domaines traditionnels de la difficulté lexicale et syntaxique. Pour la complexité cognitive, on distingue deux éléments : le traitement et la familiarité. Le traitement concerne la difficulté des processus cognitifs dans la réalisation de la tâche, et la familiarité, au contraire, concerne la façon dont la tâche repose sur des solutions déjà connues de l'apprenant. Le stress de la communication n'a rien à voir avec le code ou le sens mais avec les éléments en relation avec la tâche qui peuvent avoir une incidence sur la pression que ressent l'apprenant, comme par exemple la pression du temps, le nombre de participants ou encore si c'est une activité écrite ou orale. Ce système sert à analyser et à comparer les tâches afin de pouvoir les distribuer selon une séquence appropriée.

Après avoir choisi les tâches, il est important de savoir comment les mettre en place. Skehan (1996, 1998a, 1998b) propose une implémentation en trois temps : la pré-tâche, la tâche et la post-tâche. Un des objectifs de la pré-tâche est de mobiliser ou mettre en évidence le langage qui serait utile pour la réalisation de la tâche. Ceci peut prendre la forme d'une sorte de pré-enseignement ou d'une tâche suivie de la provision du langage dont les apprenants auront besoin, ou encore d'une activité de planification. L'autre objectif de la pré-tâche est de diminuer la charge cognitive dont l'apprenant aura besoin pour réaliser la tâche afin qu'il puisse porter plus d'attention sur la langue et ainsi développer la complexité et la précision. Ce qui peut affecter la performance des apprenants durant la tâche proprement dite, c'est le choix de celle-ci par rapport à son degré de difficulté. Le choix approprié d'une tâche est un aspect essentiel dans cette approche. Il ne faut pas qu'elle soit trop facile parce qu'elle deviendrait démotivante, ni qu'elle soit trop difficile parce qu'elle accaparerait toute l'attention des apprenants. Toutefois, au moment de la réalisation de la tâche, il y des éléments que l'enseignant pourrait modifier pour augmenter ou diminuer la difficulté d'une tâche, si celle-ci a été mal dosée durant la préparation. Ce sont les éléments qui ont rapport avec le stress de la communication : la pression du temps, la modalité de communication (oral ou écrit), le nombre de participants, les enjeux et le contrôle que l'apprenant peut exercer sur le déroulement de la tâche. Finalement, les post-tâches sont des activités pour réutiliser les phrases et expressions utilisées durant la tâche, soit à l'aide d'une performance publique, d'une analyse, d'un test ou d'une tâche semblable à la tâche principale. L'idée qui se trouve derrière la post-tâche est d'encourager la restructuration chez l'apprenant et de décourager la lexicalisation et les stratégies de communication excessives. On prétend que le fait que l'apprenant sache ce qui vient après peut influencer sa performance durant la réalisation de la tâche.

Pour résumer, disons que l'approche de Skehan vise à manipuler l'attention des apprenants, mais plus de façon cognitive que de façon linguistique. Il ne croit pas qu'il soit possible de provoquer l'utilisation d'une structure particulière comme il est proposé dans la tâche d'usage essentiel de Loschky et Bley-Vroman (1993). Toutefois, nous ne pouvons pas classer catégoriquement son approche dans la catégorie de l'attention sur la forme accidentelle car dans les activités de pré-tâches, on attire l'attention des apprenants sur certaines structures linguistiques qui pourraient éventuellement être utilisées par les apprenants durant les tâches. Son approche se situerait donc à mi-chemin entre l'attention sur la forme accidentelle et l'attention sur la forme planifiée. Les cinq grands principes de sa démarche sont : (1) identifier et viser une sphère de structures linguistique à être apprise, (2) choisir une tâche qui rencontre les conditions de la tâche d'usage naturel de Loschky et Bley-Vroman (1993), (3) utiliser une tâche d'un niveau de difficulté adéquat, (4) utiliser des conditions d'implémentation de tâches qui maximisent les chances que l'attention sera diriger vers les formes et (5) utiliser un cycle périodique de responsabilité.

Il nous reste qu'à expliquer le dernier principe puisque les quatre premiers ont déjà été abordés précédemment. Étant donné que Skehan considère qu'il est impossible de diriger l'attention des apprenants vers des structures linguistiques de façon précise et qu'il faut en même temps que le cours puisse couvrir la gamme complète de ces structures, il propose une activité périodique qui se fait en collaboration entre l'enseignant et les apprenants qui a pour but de déterminer quelles sont les structures linguistiques qui font maintenant partie de l'interlangue des apprenants. Selon le chercheur, ceci permettrait de sauvegarder la naturalité des tâches tout en augmentant le degré de responsabilité dans la conception de l'enseignement.


La proposition de Willis

Willis (1996) propose également une approche pédagogique en trois étapes : les pré-tâches, le cycle des tâches et l'attention sur la langue. Les pré-tâches peuvent consister en une activation des schémas (ou des connaissances préalables) des apprenants dans le but de rendre les tâches plus intéressantes et authentiques. Elles peuvent également consister en des activités qui présentent des échantillons des structures cibles qui seront utilisées dans la tâche dans le but d'attirer l'attention des apprenants vers les formes et de mettre en marche les processus de saisie. Le cycle des tâches est à son tour diviser en trois étapes : la tâche, la post-planification et le rapport. La tâche proprement dite sert à deux choses en même temps : l'apprenant utilise bien sûr la langue d'une façon authentique (se rapprochant de la communication réelle de tous les jours), mais il doit aussi être sensibilisé à la langue qu'il utilise. Cette étape sert à faire prendre conscience à l'apprenant de ses besoins en matière linguistique afin que le professeur puisse intervenir par la suite dans le but de les combler. C'est précisément ce à quoi sert l'étape suivante, la post-planification, elle sert à revenir sur sa performance afin que le professeur puisse offrir un support linguistique selon les besoins identifiés par l'apprenant lui-même. Ensuite, l'apprenant est invité à faire un rapport publique de sa performance ce qui le pousse encore plus à s'appliquer à la complexité et à la précision de la langue. Finalement, la troisième étape de la démarche s'appelle l'attention sur la langue et comme son nom l'indique elle consiste en un travail sur le code linguistique qui peut même aller jusqu'à l'enseignement explicite de la grammaire et la pratique de classe dans le sens traditionnel.

Nous pouvons constater que dans l'approche de Willis (1996), il y a une emphase marquée sur l'attention sur la forme. On pourrait même dire que son approche ressemble à un enseignement traditionnel de la grammaire. Cependant, la caractéristique de cette approche qui la différencie des enseignements traditionnels est l'importance de la relation entre le sens et la forme. Le cycle d'enseignement ne commence pas par des explications décontextualisées sur les formes, mais par l'utilisation de la langue, et l'attention sur le code linguistique se fait toujours en fonction des besoins perçus par les étudiants lors de son utilisation. De plus, on constate que dans cette approche, on ne retrouve pas une division marquée entre les périodes consacrées au travail sur le sens et les périodes consacrées au travail sur la forme telle que l'on retrouve dans l'approche de la conscience accrue par exemple, le sens et la forme sont toujours abordés simultanément. Pour finir, disons que dans cette approche, on prend bien soin de lutter contre la tendance naturelle des apprenants de simplement réaliser les tâches sans en tirer des bénéfices d'apprentissage; la réflexion sur la langue après la réalisation des tâches sert à éviter cela.

Comme pour la proposition de Skehan, il ne serait pas juste de classer l'approche de Willis dans l'attention sur la forme accidentelle car on y attire l'attention des apprenants sur des formes linguistiques dans les activités de pré-tâches. Nous la situons aussi à mi-chemin entre l'attention sur la forme accidentelle et l'attention sur la forme planifiée.

Des études empiriques sur les caractéristiques d'une tâche

Les propositions pédagogiques pour l'implémentation d'une approche basée sur la tâche présentées jusqu'à maintenant sont tous fondées, plus ou moins consciemment, sur les théories du traitement cognitif de l'information. D'autre part, certaines des idées mentionnées sont appuyées directement par des recherches empiriques tandis que d'autres ne le sont pas. Il serait difficile de faire le tour de toutes les recherches réalisées jusqu'à aujourd'hui, car il existe énormément d'études dans ce courant de recherche.

Nous allons donc limiter notre investigation et nous concentrer sur des recherches récentes sur la question des caractéristiques des tâches en vue de leur classification par ordre de difficulté, de leur élection appropriée selon la capacité des apprenants, et du type de croissance de l'interlangue que nous voulons provoquer. Les recherches dans ce domaine n'ont pas plus de quinze ans (Skehan & Foster, 2001), mais elles ont déjà touché un bon nombre de caractéristiques cognitives. Robinson (2001), par exemple, en identifie six qu'il utilise dans un schéma pour déterminer la complexité d'une tâche. Pour une question d'espace, nous allons nous limiter ici à une seule de ces caractéristiques à propos de laquelle nous croyons qu'il existe des conclusions de recherche intéressantes, il s'agit de la planification des tâches. Celle-ci se réfère à toutes activités réalisées avant la tâche en tant que telle et vise à introduire les apprenants aux échantillons de langue qui peuvent éventuellement être utiles à sa réalisation.

Pour traiter de cette caractéristique, nous allons rapporter une étude récente réalisée par Yuan et Ellis (2003), mais avant voyons brièvement ce qui a été découvert jusqu'à maintenant au sujet de la planification des tâches. Jusqu'à ce jour, les recherches appuient l'affirmation selon laquelle la planification a un impact positif sur la production langagière durant la réalisation de la tâche, mais cela surtout au niveau de l'aisance et de la complexité (Crookes, 1989; Foster & Skehan, 1996; Mehnert, 1998; Ortega, 1999). Mentionnons que l'aisance concerne la capacité de l'apprenant de produire du langage en temps réel sans hésitation exagérée et que la complexité concerne l'élaboration du langage qui est produit (Skehan, 1996). Généralement, on mesure la complexité à l'aide de l'usage des propositions subordonnées. Les résultats des recherches ne sont cependant pas aussi unanimes au sujet de la précision qui se réfère à la proportion dans laquelle la production est semblable à la norme de la langue cible (Skehan, 1996). Certaines recherches établissent un certain lien entre la planification et la croissance en précision (Ellis, 1987, Foster & Skehan, 1996; Ortega, 1999) tandis que d'autres n'en établissent aucun (Crookes, 1989; Wigglesworth, 1997). Dans une étude postérieure, Skehan et Foster (1997) ont observé qu'avec certains types de tâches, il se produisait une croissance dans la précision tandis qu'avec d'autres types aucun changement n'était observé. C'est à partir de cette étude que ces chercheurs ont émis une hypothèse concernant un effet de rejet entre les aspects de la performance langagière; il semblerait qu'une tâche quelconque peut favoriser soit la croissance en aisance et en complexité ou soit la croissance en précision. Le développement de l'aisance et la complexité exclurait celui de la précision et le développement de la précision exclurait celui de l'aisance et de la complexité, et cela à cause de la capacité cognitive limitée des apprenants.

Yuan et Ellis (2003) ont émis une hypothèse intéressante au sujet du développement de la précision. Ils ont déduit d'une recherche d'Ellis (1987) que la croissance en précision ne venait pas surtout de la planification anticipée, mais de ce qu'ils appellent la planification on-line, c'est-à-dire une planification qui se ferait en même temps que la réalisation de la tâche. Ils ont donc étudié le développement de l'aisance, de la complexité et de la précision de trois groupes totalisant quarante-deux sujets âgés entre 18 et 20 ans après que chacun des groupes ait passé par un traitement différent. Les apprenants du premier groupe n'ont pas bénéficié de temps pour planifier leur production orale et ont eu peu de temps de production pour qu'ils ne puissent pas faire de la planification on-line. Les apprenants du deuxième groupe ont eu du temps (10 minutes) pour planifier leur production et ont eu également peu de temps de production pour qu'ils ne puissent pas faire de planification on-line. Finalement, les apprenants du troisième groupe n'ont pas eu de temps pour planifier d'avance leur production, mais ont eu plus de temps de production pour qu'ils puissent faire de la planification on-line. En fait, ces derniers ont eu tout le temps qu'ils voulaient pour réaliser leur production.

Les apprenants du groupe de planification anticipée ont obtenu de meilleurs résultats que les apprenants du groupe de planification on-line pour l'aisance, tandis que ceux de la planification on-line ont obtenu de meilleurs résultats que ceux de la planification anticipée pour la précision. Pour ce qui est de la complexité, les résultats sont mixtes : pour la grammaire, il n'y avait aucune différence significative, mais pour la variété lexicale, le groupe de planification on-line a eu une meilleure performance. Les résultats de cette étude confirment donc le rôle de la planification on-line dans la croissance de la précision et aussi la théorie du rejet entre les aspects de la performance langagière. Dans cette étude, on observe en effet une opposition entre l'aisance et la précision. Si les apprenants ont l'occasion de faire une planification on-line, ils favoriseront la précision au dépend de l'aisance durant la réalisation de la tâche, mais s'ils ont plutôt l'occasion de faire une planification anticipée, ils favoriseront l'aisance au dépend de la précision durant la réalisation de la tâche.

La théorie de l'interaction

Nous ne pouvons pas terminer ce chapitre sur la pédagogie basée sur la tâche sans aborder l'hypothèse de l'interaction de Long (1983b, 1983c, 1985b, 1996), car cette hypothèse constitue pour plusieurs chercheurs un fondement important à ce type de syllabus (Pica, 1994; Varonis & Gass, 1985). Pour ceux-ci, les tâches ne constituent pas une occasion d'attirer l'attention sur une forme particulière (durant ou après leur réalisation), mais un moyen en soi de favoriser le développement de l'interlangue. Selon cette hypothèse, l'acquisition d'une L2 serait facilitée par les interactions interpersonnelles qui se produisent durant la réalisation d'une tâche car celles-ci offriraient aux apprenants l'input dont ils auraient besoin. L'interaction la plus susceptible de favoriser l'acquisition serait la négociation du sens. Celle-ci se produirait lorsqu'un apprenant ne comprend pas un énoncé et qu'il pose une question pour clarifier son interrogation. L'hypothèse de l'interaction stipule que la négociation qui en résulte aurait l'effet de faciliter l'acquisition puisqu'elle constituerait une façon naturelle pour les apprenants de porter leur attention sur les formes linguistiques tout en ne s'éloignant pas du sens des énoncés. Et comme nous l'avons vu lorsque nous avons aborder l'hypothèse de la saisie de Schmidt (1990, 1994), l'attention portée sur une forme linguistique pourrait résulter en intake qui pourrait provoquer le développement subséquent de l'interlangue.

L'équation est simple, la pratique de classe qui résulterait la plus bénéfique selon cette hypothèse serait constituée de tâches dont le but principal serait de créer des interactions entre les apprenants et entre les apprenants et leur enseignant. C'est cet objectif qui a motivé Pica, Kanagy et Falodum (1993) dans leur classification des tâches puisque pour ces auteurs, les types de tâches varient principalement selon les négociations du sens qu'elles sont susceptibles de provoquer. Pica et al. (1993) catégorisent les tâches selon deux critères : l'activité d'interaction et les buts de la communication. Au sujet de l'activité d'interaction, ils avancent qu'il y a plus de négociations du sens avec des tâches où les apprenants possèdent chacun des informations différentes et où l'ensemble de ces informations est nécessaire à la réalisation de la tâche. Par rapport aux buts de la communication, ils disent que la négociation du sens est encouragée lorsque les apprenants partagent des buts convergents et non des buts divergents.

Tout ceci semble très plausible à première vue, mais quant est-il des recherches empiriques sur l'hypothèse de l'interaction ? Pour répondre à cette question, nous allons d'abord faire le rapport d'une étude récente sur le sujet (Mackey, 1999) et ensuite nous allons consulter l'opinion de Skehan et Foster (2001) et d'Ellis (1999). Mackey (1999) constate dans sa revue des écrits que, même si plusieurs aspects de cette hypothèse ont été explorés, jusqu'à maintenant l'affirmation centrale de l'hypothèse (le fait de participer à une interaction favoriserait le développement d'une L2) n'a pas encore été pleinement vérifiée empiriquement (p.565). Et c'est précisément cette affirmation centrale que la chercheuse veut vérifier et ses deux questions de recherche sont : (1) Est-ce que les interactions conversationnelles facilitent le développement de la L2 ? (2) Est-ce que la croissance du développement est en relation avec la nature des interactions conversationnelles et du degré de participation de l'apprenant ? Pour mesurer la performance langagière, Mackey a utilisé une forme linguistique dont la trajectoire d'apprentissage est bien connue des chercheurs en acquisition de l'anglais L2 (grâce aux recherches sur les patrons de développement): la formation des questions en anglais. Elle a divisé un groupe composé de 34 apprenants débutants/intermédiaires en anglais L2 et de 6 locuteurs natifs en cinq groupes recevant chacun un traitement particulier. Les cinq traitements étaient : (1) des paires de natifs avec non-natifs ayant des interactions, (2) des paires de natifs avec non-natifs ayant des interactions mais d'un niveau de développement inférieur, (3) des non-natifs qui observent les interactions mais qui ne participent pas, (4) des paires de non-natifs avec des natifs qui participent aux mêmes tâches mais avec un input pré-modifié, c'est-à-dire un input transformé à leur niveau d'apprentissage, et finalement (5) un groupe sans aucun traitement. Les résultats furent les suivants : les groupes d'interactions (1 et 2) ont démontré une croissance supérieure aux autres groupes et cette croissance s'est maintenue. Tous les groupes ont augmenté leur nombre de questions au niveau supérieur suivant (Pienemann & Johnson, 1987), mais seulement les deux groupes d'interactions ont maintenu leur croissance dans tous les post-tests. L'auteure conclue que l'interaction conduit au développement et que plus un apprenant est engagé dans cette interaction plus il y a de développement.

Malgré les résultats concluants de cette étude, Skehan et Foster (2001) ne sont pas très optimistes par rapport à la recherche faite dans ce domaine. Ils écrivent : “ Les études sur la négociation sont apparues depuis environ 15 ans, mais les chercheurs sont encore préoccupés par l'aspect descriptif des recherches et cherchent encore à identifier le moment où la négociation est plus susceptible de se produire. Il y a eu amplement de temps durant cette période pour démontrer une sorte de lien empirique entre la négociation et l'acquisition. Et cela n'a pas été fait. ” (p.187). Ils citent ensuite une recherche de Foster (1998) qui a observé la production langagière d'apprenants intermédiaires en anglais L2 dans des tâches d'échange d'informations en dyades et en petits groupes. Les résultats de cette étude n'ont pas démontré un effet général concluant selon les types de tâches ou les groupes, même s'il y avait plus d'interactions dans les tâches à deux sens des dyades. Il était notable que de nombreux étudiants ne participaient pas dans les tâches en petits groupes, que plusieurs aussi n'avaient jamais initié une seule négociation dans les dyades, et que très peu d'étudiants dans les deux situations ont produit des énoncés modifiés. L'auteure conclue en disant que la négociation du sens n'est pas une stratégie que les apprenants sont enclins à utiliser lorsqu'ils rencontrent une faille dans leur compréhension.

Ellis (1999) est moins critique vis-à-vis ce domaine de recherche, ayant lui-même réalisé des études empiriques sur le sujet (par exemple : Ellis, Tanaka et Yamazaki, 1994). De ses propres études et de celles de collaborateurs, il tire une série de conclusions sur le sujet. Il affirme d'abord que l'interaction, spécialement celle qui se produit pour contrer un problème de communication, contribue à l'acquisition d'une L2. Il ajoute toutefois que les questions posées généralement par les apprenants pour contrer aux problèmes de communication sont de nature lexicale (voir aussi Williams, 2001). Donc, ce serait surtout le vocabulaire qui bénéficierait des négociations de sens, et non la syntaxe.

Par rapport aux études qui comparent l'input pré-modifié et l'input interactionnel, tel que nous avons vu avec Mackey (1999), il affirme, selon les résultats de ses propres études, que l'input interactionnel n'est pas essentiel à l'acquisition et qu'il ne la facilite pas nécessairement davantage puisque les apprenants peuvent apprendre très bien de l'input pré-modifié. Ses études indiquent également que le bénéfice réel de l'input interactionnel par rapport à l'input pré-modifié résiderait plus dans l'aspect quantitatif que dans l'aspect qualitatif de l'input. C'est donc le nombre de négociations de sens effectuées et l'effort apporté pour les résoudre qui rendrait l'input interactionnel plus efficace que l'input pré-modifié comme déclencheur pour l'acquisition d'une L2.

Ce que nous pouvons constater au sujet des conclusions d'Ellis (1999), c'est que l'interaction peut faciliter l'acquisition d'une L2, mais qu'elle n'est pas un élément essentiel. Il croit que trop d'attention est portée à cette hypothèse en acquisition des L2. Pour lui, il existe des thèmes qui mériteraient beaucoup plus d'attention que celui de l'interaction. Entre autres, mentionnons ce qu'il appelle l'interaction intra-personnelle, c'est-à-dire le discours interne que l'apprenant entretient avec lui-même. Selon cet auteur, il serait plus important pour les chercheurs en acquisition des L2 de mettre leurs efforts à trouver des moyens de favoriser le discours intérieur des apprenants plutôt que s'étendre trop sur la question des vertus de l'interaction en apprentissage.