Julie Miville-Dechêne
Ombudsman des Services français
Radio-Canada, bureau 2315
C.P. 6000, succ. centre-ville
Montréal (Québec) H3C 3A8
Madame,
Mardi le 16 septembre 2008 (à 11 h 08) le site web de Radio-Canada mis en ligne un article non signé intitulé “ Courtiser les pentecôtistes ”. L'article semble avoir pour objectif de déverser certains préjugés à l'égard des évangéliques[1] en général. On note que “ Le Devoir rapporte que Luc Harvey a assisté, dimanche, à la cérémonie d'installation d'un pasteur de l'Église Vie abondante de Sainte-Foy ” et l'église Nouvelle Vie, de Longueuil est aussi visée par l'article de Radio-Canada.
Que des pentecôtistes soient visés dans ce cas particulier est à vrai dire sans importance. Voici une liste des épithètes exploitées pour décrire les pentecôtistes dans cet article :
Dans un échange public, le simple geste de la part d'une institution prestigieuse de cibler les convictions d'une communauté (comme le fait Radio-Canada ici) n'est pas anodin. Ce geste laisse entendre que si on porte attention à des convictions, à une perspective, c'est que cette perspective n'est pas “ normale ” et qu'elle est sujette à inquiétude. Dès que l'on a débusqué/identifié l'hérétique, ce geste le discrédite par le fait même. Par la suite, il peut parler, mais personne n'écoutera... Évidemment, le pendant de cette stratégie est que les convictions et les perspectives qui ne sont pas exposées au regard (critique) sont donc (implicitement) louables, raisonnables et “ normales ”. Sur le plan stratégique, l'identification et l'exposition d'un individu permettent donc sa marginalisation. Il est alors discrédité et son influence potentielle réduite[2].
Lors d'un débat, le fait de taire ou d'identifier les convictions d'un individu ou d'une institution sociale n'est donc pas neutre. Cela sert des intérêts (idéologiques). Le fait de débusquer les convictions d'un individu l'expose immédiatement aux soupçons et l'identifie comme un marginal, une menace. Cela fait planer un doute sur lui, plutôt que l'aura du prestige, endossé par les élites postmodernes, une aura de suspicion. Cela fait de lui une cible et une source de contagion. À l'inverse, un individu proposant une idéologie près de celle des médias ne verra pas identifier le système idéologico-religieux qu'il propose, mais on donnera libre cours à ses arguments. Et l'on trouvera un tel comportement objectif.
Dans le contexte actuel, il faut se demander quelles seraient les conséquences si les médias osaient traiter la communauté juive, les Premières Nations, les musulmans, les féministes, les Haïtiens ou même la communauté gaie de la sorte ? Ce serait des cris et on réclamerait immédiatement le congédiement d'un journaliste aussi intolérant. Et si un tel comportement à l'égard de ces communautés est jugé inacceptable, comment se fait-il qu'il soit jugé acceptable dans le cas des évangéliques ? Cela laisse entendre qu'un politicien qui courtise le vote de la communauté évangélique serait sujet de “ contamination ”, comme si les évangéliques étaient des “ lépreux ” qu'il faut exclure. L'article laisse entendre que les pentecôtistes sont des “ extrémistes ”. Ce qui justifie donc leur exclusion du processus politique.
Mais l'étalage subliminal de préjugés christophobiques que l'on rencontre dans l'article de Radio-Canada n'est qu'un petit échantillon d'attitudes médiatiques. Il a y peu de temps la Presse “ révélait ” que la candidate conservatrice dans Saint-Bruno-Saint-Hubert, Nicole Charbonneau Barron, est “ la porte-parole ” du groupe Opus Dei. Bien que les évangéliques ne se sentent pas près des croyances de l'Opus Dei, un enfant de dix ans peut voir le lien entre les deux reportages. Là encore, les médias ciblent des individus se réclamant de quelque manière de convictions judéochrétiennes et font ainsi étalage de leurs préjugés. Encore des chrétiens qui se ne mêlent pas de “ leurs affaires ”.
Et c'est une attitude que l'on rencontre dans les hautes sphères de la vie intellectuelle. Daniel Dennett professeur de philosophie à l'université Tufts (Massachusetts), dans son livre Darwin's Dangerous Idea expose au grand jour sa conception de la tolérance religieuse (1995: 516, 519):
"Save the Baptists! Yes, of course, but not by all means. Not if it means tolerating the deliberate misinforming of children about the natural world. According to a recent poll, 48 percent of the people in the United States today believe that the book of Genesis is literally true. And 70 percent believe that "creation science" should be taught in school alongside evolution. Some recent writers recommend a policy in which parents would be able to "opt out" of materials they didn't want their children taught. Should evolution be taught in the schools? Should arithmetic be taught? Should history? Misinforming a child is a terrible offense. A faith, like a species, must evolve or go extinct when the environment changes. It is not a gentle process in either case. ... This is already accepted practice, but we tend to avert our attention from its implications. We preach freedom of religion, but only so far. ... It is nice to have grizzly bears and wolves living in the wild. They are no longer a menace; we can peacefully coexist, with a little wisdom. The same policy can be discerned in our political tolerance, in religious freedom. You are free to preserve or create any religious creed you wish, so long as it does not become a public menace. .... The message is clear: those who will not accommodate, who will not temper, who insist on keeping only the purest and wildest strain of their heritage alive, we will be obliged, reluctantly, to cage or disarm, and we will do our best to disable the memes they fight for. ... If you insist on teaching your children falsehoods-that the Earth is flat, that "Man" is not a product of evolution by natural selection-then you must expect, at the very least, that those of us who have freedom of speech will feel free to describe your teaching as the spreading of falsehoods, and will attempt to demonstrate this to your children at our earliest opportunity. Our future well-being-the well-being of all of us on the planet-depends on the education of our descendants."
Les Américains ont évidemment un discours moins nuancé et leurs élites disent tout haut des choses que nos élites francophones pensent, mais n'admettraient rarement[3] en public... On voit bien que pour ces élites si on ne peut éliminer la religion, comme les prophètes du Siècle des Lumières avaient prévu, il faut alors tenter de limiter son influence et repousser, lorsque possible, les gens religieux dans un ghetto, un zoo culturel où ils ne pourront avoir aucune influence sur la société élargie, voir même sur leurs propres enfants...
Les évangéliques sont une petite minorité au Québec, à peine un pour cent de la population. Les évangéliques du Québec se soucient du bien de la société québécoise et tentent d'y contribuer avec les ressources et capacités que Dieu nous a accordées. Nous payons fidèlement nos impôts et plusieurs d'entre nous s'impliquent dans le bénévolat communautaire. Cela dit, nous refusons d'être traités comme des citoyens de second ou de troisième ordre.
Par ailleurs, il faut se demander qui a fait de Radio-Canada l'arbitre du processus politique, établi pour juger quelles communautés seront jugées admissibles au processus démocratique et lesquelles en seront exclues ? C'est de la discrimination au sens le plus strict du terme et c'est aussi un indice inquiétant d'un manque d'objectivité flagrant . Une telle attitude n'est pas sans rappeler une “ prophétie ” cynique faite (en 1958!) par le romancier Aldous Huxley sur l'utopie noire du futur. Dans le Retour au Meilleur des mondes, Huxley note à ce sujet (1958/1990: 144):
Sous l'impitoyable poussée d'une surpopulation qui s'accélère, d'une organisation dont les excès vont s'aggravant et par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation mentale, les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques — élections, parlements, hautes cours de justice — demeureront, mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu'ils étaient au bon vieux temps, la démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux — mais une démocratie, une liberté au sens strictement pickwickien du terme [c'est-à-dire illusoire].
La question ici ne concerne pas que les pentecôtistes, mais aussi toutes les autres églises qui se définissent comme évangéliques, car elles sont régulièrement lésés par les propos de Radio-Canada (et les autres médias québécois), sans qu'on leur donne la possibilité de s'expliquer sur ces sujets ou de défendre leur position librement et sans entrave. On constate que les médias aiment bien remettre en question, mais remettent rarement en question leurs propres attitudes ou comportements.
Considérant que la légitimité des médias est fondée sur leur capacité à diffuser les faits de façon complète et honnête, les soussignés vous demandent de respecter notre “ droit de réplique” afin que nous puissions faire entendre notre point de vue, librement et sans entrave. Nous demandons donc la publication de cette lettre sur votre site, celle-ci devant être mise en ligne de manière permanente et liée à l'article non signé“ Courtiser les pentecôtistes ”.
Est-ce qu'un dialogue véritable et respectueux entre les médias et les évangéliques est pensable au Québec ? On le souhaiterait. Ce serait justement une preuve que Radio-Canada est une institution ouverte et tolérante et qu'elle traite les diverses communautés du Québec de manière équitable.
Paul Gosselin (anthropologue, auteur, webmestre)
NB: cette lettre a été appuyée par 6 autres évangéliques
[1] - Au-delà des préjugés médiatiques à l'égard des évangéliques, il semble y avoir une confusion permanente sur l'identité de ce groupe de protestants. Il est tout à fait courant de rencontrer des journalistes québécois qui ne savent pas ou ne veulent pas faire la différence entre évangéliste (nom donné à quelqu'un qui a comme fonction de prêcher l'évangile) et évangélique (adjectif qualifiant bon nombre d'églises protestantes qui font de la Bible la seule autorité en matière de doctrine et de foi, exigent que le chrétien soit celui qui a reconnu son état de péché devant Dieu, a accepté le sacrifice de Christ sur la croix comme seul rançon pour ses péchés et qui s'est engagé sur le chemin de la repentance). Ainsi lorsqu'un journaliste québécois comme Richard Martineau parle des “ évangélisses ”, il utilise une terminologie erronée. C'est comme si on disait que tous les catholiques sont des «curés» ou qu'on utilisait le terme « imam » pour parler de tous les musulmans! Ainsi le journaliste qui parle de ce groupe de protestants en termes d'évangélistes révèle son ignorance, ainsi que ses préjugés. En somme il faut étalage de son incompétence...
[2] - Peu de gens savent qu'en Allemagne, entre 1933 et 1941, les nazis ont voté quatre lois qui avaient comme but d'identifier les juifs et de les isoler de la vie publique allemande.
[3] - Mais on peut penser à des exceptions. Dans un article Richard Martineau notait :
“ Vous trouvez ça normal, vous, d'intégrer de force des enfants qui n'ont pas l'âge de raison dans une religion hyper contraignante? Pas moi. Si j'obligeais mes enfants à sauter sur une jambe de 16h15 à 18h30 tous les mardis et jeudis, et à porter un costume de Patof du matin au soir, même quand ils vont à l'école, la DPJ débarquerait chez moi manu militari en me demandant des comptes. Or, c'est ce que font certains croyants. Ils obligent leurs enfants à respecter toutes sortes de lois illogiques et abracadabrantes. Et la DPJ ne débarque pas chez eux, car il s'agit de RELIGION. ”
Article “ À bas le gavage ”; Journal de Québec 10 octobre 2007, page 8.