la correspondance, genre littéraire et outil pour les historiens d'art.[1]
Par Karen Leduc
Claude Monet est considéré comme le père de l'Impressionnisme. Il est un homme qui a bouleversé l'histoire de l'art par sa pratique artistique complètement contraire à ce que l'Académie prônait comme étant du bon art. Comme la plupart des personnes qui ont marqué l'histoire, il y a eu de nombreuses biographies de l'artiste. Puis, sa correspondance a été publiée dans les années 1980. La correspondance est un genre littéraire très complexe qui fut l'objet de bien des recherches. Cependant, les chercheurs se sont particulièrement intéressés à la correspondance des hommes de lettres. Ils ont néanmoins établie une relation entre la correspondance et la production de l'œuvre. Cette relation peut aussi s'appliquer aux arts visuels. Il est donc possible de mieux comprendre l'œuvre d'un artiste à partir de sa correspondance. En effet, dans sa correspondance, Claude Monet fait souvent mention des tableaux qu'il peint ainsi que des conditions dans lesquelles il peint. L'ouvrage d'où sont tirées les lettres de Monet a été publié en 1989. L'auteur, Richard Kendall, a rassemblé les lettres de l'artiste afin de mieux comprendre son œuvre ainsi que sa relation avec sa famille et ses amis. Dans le prochain texte, nous verrons plus en détail comment Claude Monet parlait de sa production artistique dans ses lettres; comment il décrivait sa façon de travailler et ses conditions de travail. Tout d'abord, il sera question du genre littéraire qu'est l'épistolaire. Nous verrons les caractéristiques du genre ainsi que son rapport avec l'œuvre d'art. Ensuite, il sera question de la pratique artistique de Monet. Il sera question entre autre des explorations que faisait l'artiste à travers la peinture ainsi que ses méthodes de travail.
La correspondance comme genre littéraire.
En premier lieu, la lettre se forme dans l'éloignement. Le destinataire
est absent et le destinateur lui écrit afin de combler cette absence.
Aussitôt qu'ils sont réunis la correspondance cesse d'exister.
La correspondance prend la forme d'un discours entre deux personnes éloignées
l'une de l'autre. L'épistolier écrit, dans ses lettres, ce qu'il
vit comme s'il parlait de vive voix à son interlocuteur. Dans la correspondance,
il y a une illusion de conversation et d'écoute. Dans une lettre, il
faut être capable de parler de soi sans pour autant s'accorder trop
d'importance; il faut aussi s'intéresser à l'autre. Il faut
être capable de faire une lecture posée de la lettre reçue
et y répondre avec précision. Il doit aussi avoir un suivi dans
l'échange. De plus, selon Jean-Philippe Arrou-Vignod, ce qui est intéressant
dans la correspondance, c'est l'anodin[2].
L'épistolier n'est pas un écrivain, mais un homme ordinaire.
En général, il parle de ses sentiments, de l'ordinaire qu'est
sa vie. Donc, la lettre est un acte de communication, car elle s'adresse à
quelqu'un. Elle est en quelque sorte un “ récit de soi ”,
car en général son sujet est le scripteur lui-même. Il
parle de lui, de ses sentiments, de sa journée. La lettre est un genre
hybride, elle est à la fois un récit et à la fois un
discours. Dans sa correspondance, l'épistolier raconte ses aventures
ou ses mésaventures, c'est en ce sens que la lettre est un récit.
Ensuite, elle est un discours, car l'émetteur y fait des commentaires,
donne des explications, y tient une argumentation, etc. Puisqu'elle est un
discours, en général, elle contient des marques d'oralité :
phrases courtes, sans verbes, interjections, formules d'appel au destinataire,
transcription de l'intonation. Bien sûr, cette oralité n'est
qu'illusoire, car le corps et la voix n'entre pas en jeu et le correspondant
ne peut répondre oralement.
La structure du genre.
Une lettre est composée de différents éléments structuraux. Il doit tout d'abord y avoir une marque de temporalité et de spatialité : la date, le lieu d'où la lettre est écrite, l'adresse du destinataire. Ensuite, un vocatif d'en-tête qui peut être détaché ou attaché au corps de la lettre. Il peut aussi être de style officiel ou intime. Puis, le corps de la lettre comprend, presque obligatoirement, “ une représentation du destinateur et du destinataire, un exposé des faits qui font l'objet de la lettre, et/ou la requête ou la décision, un rappel de souvenirs communs, etc.[3] ”. Enfin, pour terminer sa lettre, l'épistolier fait, en général, une demande de réponse, une formule de politesse ou d'adieu, puis signe. Ces éléments structuraux posent certains problèmes à l'épistolier. En effet, ce dernier “ se trouve confronté à une multitude de détails formels : de quelle façon saluer et prendre congé, comment solliciter un service, comment présenter son activité aux autres, par quels moyens orienter l'impression qu'il veut produire sur eux...[4]” Donc, la lettre est un discours qui révèle la relation entre un homme et la société dans laquelle il vit. Ce discours peut prendre trois formes : le discours d'un émetteur, lui-même reflet d'une catégorie sociale; le discours d'un émetteur sur une société donnée, à un moment donné; le discours produit par une société, à un moment donné[5]. Tout dépendant à qui l'émetteur écrit, le style d'écriture sera différent. En effet, il ne peut écrire au prince comme il écrit à sa mère et vice versa. Le style d'écriture dépend donc du rang, de la naissance et du mérite de l'interlocuteur. Grassi identifie cinq styles épistolaires. Le premier est le style populaire, il s'agit d'un style réaliste et populaire qui emploie, ou parfois imite, le langage du plus bas peuple[6]. Le second est le style provincial, en général, ce style est utilisé avec un langage familier et pour une relation intime. Le style provincial est un style familier; il est utilisé dans la correspondance avec des membres de la famille, des amis, des proches[7]. Le troisième est le style naturel, l'épistolier écrit de façon spontanée, naturelle. Si la lettre semble avoir été travaillée, elle ne sera pas une bonne lettre[8]. Le quatrième est le style simple. Il utilise, avec un certain dosage, des expressions provinciales dans la familiarité de la relation et des expressions recherchées dans une relation conventionnelle[9]. Ce style s'ajuste aux intensions de l'épistolier et au type de relation qu'il y a entre les correspondants. Donc, il peut très bien s'appliquer à un contexte conventionnel ou familier. Cependant, l'épistolier doit être conscient de la distance qu'il y a entre lui et son correspondant. Le dernier est le style galant et précieux. Dans ce style, les correspondants cherchent à partager un plaisir[10]. Souvent, ce style est employé pour les lettres d'amour. Le style dépend de l'intention de l'épistolier. En effet, “ le style est une stratégie qui témoigne de l'inscription de la lettre dans un aspect fondamental de la rhétorique : l'art de la socialité[11] ”. L'intention de l'émetteur peut être d'informer, de convaincre, de séduire son correspondant. Ainsi, le style épistolaire est difficile à définir, car il y a plusieurs types de styles, chacun ayant ses variantes[12]. Il est donc préférable de parler de plusieurs styles plutôt que d'un seul style.
De plus, il y a une sorte de contrat, de pacte qui est passé entre l'émetteur et le destinataire de la correspondance. Celui-ci se fonde lorsque l'épistolier choisit son destinataire. Le pacte consiste en ce que le destinataire doit répondre au destinateur. Cette réponse est très importante pour celui qui écrit. Elle alimente la correspondance. Plus la correspondance est importante pour l'épistolier, plus les lettres seront fréquentes.
Ensuite, la lettre est un lieu de l'intime. Le fait de tenir une correspondance c'est en quelque sorte découper un espace, bâtir un texte et agir. En évoquant le lieu où il se trouve, le destinateur découpe un espace. Ce dernier peut mentionner qu'il se trouve dans le salon, au bord du feu ou dans sa chambre ou dans son bureau de travail, etc. “ Tous ces signes déposés dans le texte permettent à l'interlocuteur d'imaginer la scène, de la revivre rétrospectivement à travers bruits, objets, odeurs, présences familières[13] ”. L'espace peut aussi être découpé par des interruptions. Ces dernières peuvent être occasionnées par une visite impromptue ou un enfant turbulent, etc. Souvent, les interruptions sont signalées par la mention de l'heure ou du jour et sont parfois suivies d'explications. Donc, c'est en laissant entrer le monde extérieur dans l'espace de la lettre, en se représentant en train d'écrire que l'épistolier découpe un espace d'écriture. Ensuite, c'est en ce laissant aller à la confidence, à l'intimité, que l'épistolier bâtit un texte. Le langage familier produit cet effet de proximité. La lettre devient un plaisir pour l'épistolier. Dans ses lettres l'émetteur mentionne à son correspondant à quel point l'échange de lettre est un bonheur pour lui, ce qui est nécessaire pour faire durer la correspondance. Puis, par l'écriture, la lettre devient action.
Bien qu'elle contienne une part d'intime, la correspondance se situe à la tangente du public et du privé. C'est ainsi qu'elle se distingue du journal, car le journal n'est pas destiné à un public. La correspondance, par contre, trouve en son destinataire un public. Elle se distingue aussi de l'autobiographie, même si elle contient des éléments biographiques, en qu'elle traite d'un moment présent, qu'elle n'est pas destinée à publication et qu'elle attend souvent une réponse de son interlocuteur.
Le rapport entre la lettre et l'œuvre d'art.
En général, la correspondance est utilisée, en littérature, pour fonder des études de sources ou pour aider à la datation dans la genèse d'une œuvre. Cependant, le rapport entre lettre et œuvre est beaucoup plus complexe. La lettre peut rivaliser avec l'œuvre, c'est-à-dire que le temps que l'épistolier prend pour écrire une lettre, c'est du temps qu'il ne peut mettre sur l'œuvre et vice versa. De plus, la lettre peut accompagner l'œuvre. L'artiste y fait la chronique de l'œuvre en cours. Il peut y exprimer ses difficultés, ses encouragements et ses découragements. “ La correspondance devient ainsi journal de l'œuvre et fournit, à condition d'avancer avec prudence, les outils nécessaires aux études de genèse.[14] ” La correspondance permet à l'artiste de rendre sa réflexion sur l'esthétique plus précise. Pour ce faire, il faut que l'interlocuteur soit apte à recevoir les théories de l'artiste.
La lettre est l'endroit de prédilection des écrivains pour partager à leur interlocuteur les déboires que leur cause leur travail. Ainsi, ils peuvent avoir la sollicitude de leur interlocuteur. “ Toutes les difficultés des écrivains témoignent toujours des mêmes problèmes créatifs. Qu'elles soient matérielles, sociales, intellectuelles ou stylistiques, c'est toujours la volonté de faire triompher la Beauté qui s'exprime.[15] ” Cependant, lorsqu'ils réussissent à transmettre cette beauté à leurs lecteurs, les écrivains le partagent aussi dans leur correspondance. Ceci peut aussi s'appliquer aux arts visuels.
Donc, la correspondance des artistes s'avère importante lorsqu'il s'agit de connaître la genèse de l'œuvre. Les lettres permettent de retracer les préoccupations artistiques des artistes. Donc, elles peuvent être une sorte de “ laboratoire poétique ou esthétique qui met à l'épreuve le sens de l'œuvre en cours[16] ”. À partir des lettres d'un artiste, il est possible d'établir son rapport au monde, car celui-ci passe par la création qui est considérée comme un processus à partager, à discuter et même, parfois, à défendre. Dans les lettres, il est possible de trouver une réflexion sur les questions fondamentales de l'art. De plus, “les lettres peuvent décrire [...] la confrontation des écrivains et des artistes à leur époque, leur immersion dans un mouvement ou la distance dans laquelle ils cherchent à se définir[17]”. Néanmoins, il y a des liens étroits qui se tissent entre la correspondance et la production artistique. La lettre peut accompagner l'artiste en marge de l'œuvre, elle peut témoigner de l'élaboration, de la gestation de l'œuvre, elle peut aussi être elle-même considérée comme une œuvre, c'est-à-dire, comme une forme d'écriture au même titre que le roman[18]. Dans le premier cas, les lettres permettent d'identifier les différences de pensée qu'il y a entre le discours intime, privé, qui est spontané et le roman qui est construit et élaboré. Dans le deuxième cas, la correspondance représente l'artiste s'accomplissant. Elle sert de journal de travail à l'artiste. La lettre d'artiste peut être étudiée comme le lieu où les expériences de l'artiste s'élaborent, se mûrissent, se transforment et s'interrogent, aussi bien en tant que fond qu'en tant que forme. Dans le troisième cas, la lettre peut être lue comme une œuvre épistolaire : [...] “ les lettres témoignent, racontent, critiquent, parlent à leur manière des rapports entre le romancier et le monde[19] ”. Bien qu'elles soient utiles pour comprendre l'art des littéraires, les lettres permettent aussi de suivre les réflexions et les observations des peintres. Ces derniers parlent de la cohérence de leur démarche. Ils expriment leurs passions, leurs déchirements, leurs inlassables démarches pour trouver de l'argent auprès d'amis, de mécènes, de marchands, etc. Les peintres parlent aussi de leurs inspirations et de leurs découvertes. “ La maitrise de la peinture les préoccupe autant que la réalité matérielle, médiocre souvent, qui les oblige à quémander, à se transformer en vendeurs de leurs toiles[20] ”. Bref, la correspondance permet de découvrir l'homme qui se cache derrière les toiles. Dans certains cas, elle est aussi précieuse que les esquisses ou les croquis que les artistes peuvent laisser[21].
La correspondance de Monet.
La plupart des lettres de Claude Monet, ont été écrites à Alice Hoschedé, la seconde épouse de l'artiste. En effet, sa première épouse, Camille, décéda vers 1880. Après son décès, Alice Hoschedé, femme d'Ernest Hochedé un collectionneur d'art, prit soin des enfants de Monet. Ils s'installèrent dans la maison que Monet louait à Giverny. Ernest Hoschedé qui avait fait faillite en 1876, dû rentrer à Paris pour échapper aux créanciers et aux huissiers[22]. Monet pourvu au besoin d'Alice tandis que celle-ci s'occupait des enfants, les siens et ceux de Monet. Ils se marièrent en 1892, après la mort d'Ernest Hoschedé[23]. D'autres lettres ont été écrites à P. Durand-Ruel, le marchand d'art qui s'occupait particulièrement du groupe des Impressionnistes. Monet a écrit aussi à ses amis : Bazille, Zola, Manet, Clémenceau, etc. Dans ses lettres, Monet ne mentionne pas l'endroit d'où il écrit hormis la ville où il se trouve. Cependant, il écrit avec beaucoup d'ouverture, beaucoup d'intimité à sa seconde épouse, Alice. De plus, dans les années 1880, il suscite souvent la pitié de son interlocuteur, un ami ou Durand-Ruel, afin qu'il lui avance un montant d'argent. Cependant, dans ses lettres, l'artiste parle surtout des problèmes et des facilités de sa production artistique. Il en fait mention en particulier lorsqu'il écrit à Alice. Cela laisse à penser que ses déboires et ses réussites artistiques étaient de l'ordre du privé et qu'il se sentait plus à l'aise d'en faire mention à quelqu'un avec qui il était très intime. Dans la majorité de ses lettres, Monet se plaint que la lumière change trop vite, que le temps n'est pas comme celui d'hier, qu'il n'arrive pas à saisir l'endroit où il se trouve, qu'il pleut, qu'il fait froid, etc. Il partage avec son épouse, ses amis, son marchand d'art, la souffrance que lui cause son travail. Cependant, il partage aussi les bons moments où il arrive à faire des toiles dont il est satisfait. Lorsqu'il a passé une bonne journée, productive, il le partage avec son épouse. Donc, dans les lettres de Monet, il est possible de retrouver cette expression de ses passions, de ses déchirures, de ses problèmes d'argent, de ses frustrations liées à la peinture, de ses découragements, etc. De plus, Monet s'intéresse à son interlocuteur, en particulier lorsqu'il écrit à sa femme. L'artiste commente ce que son interlocuteur lui a écrit et il lui fait part de ce qui se passe dans sa vie, dans son travail.
La structure des lettres de Monet.
Les lettres de Monet contiennent, en général, en en-tête, la ville où il se trouve et la date à laquelle il écrit. En premier lieu, l'artiste débute ses lettres par un petit mot de politesse qui varie selon la personne à qui il écrit. Tout d'abord, à Boudin, il écrit “ mon cher monsieur ”, à Bazille, il écrit “ mon cher Bazille ” ou “ mon cher ami ”, à Amand Gautier, il écrit “ mon cher Gautier ”, à Zola, il écrit “mon cher Zola”, à Geffroy, il écrit “ mon cher ami ” ou “ mon cher Geffroy ”, puis à Clémenceau, il écrit “ cher et grand ami ” ou “ bien cher ami ”. Ce qui démontre une certaine forme d'amitié et d'intimité. Il semble toutefois avoir une plus profonde amitié pour Clémenceau, car il est le seul qu'il appelle “ cher et grand ami ”. De plus, un grand ami est plus proche qu'un ami. Ensuite, à De Bellio, il écrit “ cher monsieur de Bellio ”, à Durand-Ruel, il écrit “ cher monsieur Durand-Ruel ” et parfois simplement “ cher monsieur Durand ”. Ces hommes semblent avoir été importants dans la vie de Monet, mais il gardait une certaine distance, probablement, due au caractère professionnel de leur relation. Puis, à Alice Hoschedé, il écrit “ chère madame ”, cependant lorsqu'elle devint Alice Monet, il écrit “ ma bonne chérie ”. Il semblerait que, tant qu'elle était la femme d'un autre, Monet gardait une certaine distance malgré la relation amoureuse qu'ils entretenaient. Enfin, pour les hommes avec qui il n'a que des relations professionnelles, il écrit “ cher monsieur ” ou tout simplement “ monsieur ”. En second lieu, Monet termine ses lettres, de façon générale, par une formule de politesse qui varie aussi selon l'interlocuteur. À ses amis, il termine avec une demande de réponse puis par “ tout à vous ”, “ à vous de tout cœur ”, “ je vous serre cordialement la main ”, “ à bientôt ”, “ je vous admire et vous embrasse de tout mon cœur ” ou “ votre vieil ami ”. À Durand-Ruel il adopte des formules plus officielles, “ recevez, je vous prie, l'assurance de mes meilleurs sentiments ”, “ votre tout dévoué ” et parfois il écrit seulement “ votre ”. Aux hommes avec lesquels Monet n'entretient que des relations professionnelles, il écrit “ votre bien dévoué ”, “ croyez à mes sentiments distingués ” et parfois, il écrit simplement “ cordialement ”. À Alice, il écrit des phrases comme “ recevez mes plus tendres pensées, mes baisers pour distribuer à tous... votre ”. Puis, il signe. En général, l'artiste signe son nom au complet, prénom et nom. Seulement, certaines lettres adressées à Alice font exception. En effet, il signe, régulièrement, que son prénom. Ce qui semble être aussi le signe d'une intimité plus profonde. Le corps du texte peut aussi beaucoup varié. Les raisons de la correspondance sont nombreuses. Entre les années 1860 et 1880, Monet écrit souvent à des amis, en particulier Bazille, et même au marchand Durand-Ruel, pour leur demander de l'argent. En effet, l'artiste commence à exposer des toiles, mais sa carrière démarre tranquillement, il doit donc emprunter de l'argent pour survivre. Sa tante lui donnait de quoi vivre, mais parfois, il avait besoin de d'avantage d'argent. Dans une lettre qu'il écrit à Amand Gautier, en avril 1866, Monet demande l'aide de son ami afin qu'il plaide en son nom auprès de sa tante, car celle-ci voulait arrêter de lui verser une pension[24]. Dans la lettre suivante, Monet remercie Gautier pour les bons mots qu'il a eu à son égard auprès de sa tante[25]. Dans une lettre adressée à De Bellio[26], datée du 17 août 1879, Monet lui fait part de ses problèmes financiers et lui demande de lui venir en aide. Il commence par lui exposer sa situation. Sa femme, Camille, est malade; elle n'arrive plus à se lever ni même à manger malgré sa faim. Monet doit être continuellement à son chevet afin de satisfaire ses besoins, cependant il n'a pas les moyens financier de satisfaire tous ses désirs du moment. Puis, il n'a plus de peinture pour peindre. Après cette entrée en matière, Monet demande l'aide financière de son interlocuteur. Ainsi, il gagne la sollicitude de son correspondant. Il lui propose de prendre des toiles, qui sont entreposées dans un édifice de la rue Vintimille, et de lui en donner le montant qu'il jugera acceptable de payer.
En général, Monet vouvoie son correspondant, qu'il s'agisse d'un ami ou d'un homme d'affaire. Il vouvoie aussi Alice Hoschedé avec qui il entretient pourtant une relation amoureuse. Seulement, lorsqu'elle devint Alice Monet, donc l'épouse de l'artiste, ce dernier la tutoie. Ce qui peut laisser penser que leur intimité s'est approfondie avec le mariage ou bien que l'artiste gardait une certaine réserve, car Alice était déjà mariée.
Ensuite, Monet fait souvent appel au pacte épistolier, qui est de répondre à son correspondant. En effet, il écrit à Bazille, en juillet ou au début d'août 1865, “je vous en veux de ne point m'écrire, vous avez l'air de m'avoir mis complètement de côté[27]”. Il ajoute le 12 août 1867 : “ vous avez mis tant d'entêtement à ne pas me répondre, je vous ai adressé lettres sur lettres, dépêche, rien ne vous a fait [...] je vous en veux beaucoup, je ne pensais pas que vous me laisseriez ainsi, c'est bien mal[28] ”. Puis, le 29 juin 1868[29], Monet termine sa lettre en répétant deux fois les mots “écrivez-moi”. Il est important pour l'artiste de recevoir une réponse de son correspondant, en particulier, parce qu'il se trouve dans le besoin et qu'il demande une somme d'argent à son interlocuteur. Cependant, en ne lui répondant pas, Bazille brise le pacte épistolier. De plus, lorsqu'il écrit à Alice Hoschedé, Monet lui fait part du bien que ses lettres lui font : “ votre lettre de ce jour me redonne un peu de courage [...] votre lettre d'aujourd'hui me réconforte[30] ”. Ce qui est important pour alimenter la correspondance.
La pratique artistique à travers la correspondance de l'artiste.
Monet écrit sur sa pratique artistique à très peu de personne. Il en parle au marchand Durand-Ruel afin de lui expliquer pourquoi il ne lui envoie pas de toile. Il en parle aussi à son ami Geffroy. Il lui écrit, entre autre, que le temps change bien vite et qu'il est très difficile pour lui de rendre le temps, l'atmosphère, l'ambiance[31]. Il lui dit aussi que pour la série des Meules, il cherche à rendre l'instantanéité, mais qu'il a bien de la difficulté, car le soleil décline rapidement[32]. En effet, Monet écrit cette lettre le 7 octobre 1890, donc en automne, alors que le temps d'ensoleillement dans la journée raccourcit. Le 7 juin 1912, Monet écrit à Geffroy qu'il s'efforce de rendre ce qu'il éprouve devant la nature et que, pour ce faire, il doit oublier les règles de la peinture instaurées par l'Académie[33]. Ensuite, au début de sa carrière, il écrit à Bazille ses projets de toiles pour le Salon. Il écrit : “ Je vais faire cette année deux tableaux de figures, un intérieur avec bébé et deux femmes, et des matelots en plein air, et je veux faire cela d'une façon épatante[34] ”. Dans cette même lettre, écrite en décembre 1868, il écrit à Bazille qu'il ne veut pas retourner à Paris, qu'il préfère rester à Étretat, l'endroit d'où il écrit, car “ ce que je ferai ici a au moins le mérite de ne ressembler à personne, du moins je le crois, parce que ce sera simplement l'expression de ce que j'aurai ressenti[35] ”. Néanmoins, la personne avec laquelle il partagea le plus ses déboires et ses réussites est sa seconde épouse, Alice. Il commence régulièrement ses lettres par un compte rendu de sa journée; comment elle s'est passée, le temps qu'il a fait, le nombre de toiles qui on été entamées, etc. Lorsqu'il était à Bordighera, il écrivit à Alice, le 29 janvier 1884, “ je n'arrive pas encore à saisir le ton de ce pays [...] J'ai déjà des études qui ont six séances, mais c'est tellement nouveau pour moi que je ne puis arriver à terminer; mais le bonheur ici c'est de retrouver chaque jour son effet et de pouvoir poursuivre et lutter avec un effet[36] ”. Puis, le 3 février 1884, il lui écrit : “ Maintenant je sens bien le pays, j'ose mettre tous les tons de rose et bleu : c'est de la féerie, c'est délicieux, et j'espère que cela vous plaira[37] ”. Ensuite, le 10 mars de la même année, Monet ajoute “ je le tiens ce pays féerique et c'est justement ce côté merveilleux que je tiens tant à rendre[38] ”. Donc, il faut plusieurs mois de travaille à l'artiste pour arriver à quelque chose qui puisse le satisfaire. Au cours de ces mois de travail, l'artiste peint le même motif plusieurs fois afin de mieux le comprendre. Il écrit à Alice : “ pour peindre vraiment la mer, il faut la voir tous les jours, à toute heure et au même endroit, pour en connaître la vie à cet endroit-là[39] ”. C'est ainsi que lui est venu l'idée de série, qui permettait justement de mieux faire connaître le sujet. Avec les séries, Monet rompt avec l'idée d'œuvre unique. Sa conception de l'œuvre est nouvelle; Monet matérialise un moment. Le motif devient simplement un prétexte. Monet a un nouvel enjeu : peindre le temps qui passe[40]. De plus, l'avis d'Alice semble très important pour Monet, car il se soucis de savoir si ses toiles vont lui plaire. Le 23 octobre 1886, alors qu'il est à Kervilahouen, il écrit à Alice qu'il est “ bien curieux de voir ce que vous pensez de cela[41] ”. Il parlait des couleurs sombres qu'il devait utiliser pour rendre l'aspect sinistre de l'endroit. Donc, Alice est capable de recevoir l'information que lui adresse Monet et de porter un jugement, qui semble important pour l'artiste, sur sa production artistique.
Monet n'emploie pas un vocabulaire plus recherché lorsqu'il écrit des lettres plus officielles. Toutefois, le sujet est très différent. Plus il est intime avec une personne plus il lui fait part de ce qu'il vit, de ses émotions. Par exemple, lorsqu'il écrit à Durand-Ruel il ne lui fait pas part de sa journée ni de comment il trouve ses conditions de travail difficiles, comme il le fait avec Alice. Cependant, Monet lui parle de sa production artistique lorsque son marchand lui demande de voir son travail. Ainsi, il semble que Durand-Ruel ait donné un rendez-vous à Monet afin que celui-ci lui montre ses toiles, car le 27 avril 1884, alors qu'il est de retour à Giverny, l'artiste lui répond qu'il n'aura qu'un petit nombre de toiles à lui montrer, car les autres ne sont pas terminées. Il lui explique : “ j'ai travaillé pendant trois mois, me donnant bien du mal, et n'étant jamais satisfait, sur nature, et c'est seulement ici depuis quelques jours que je vois le parti que je peux tirer d'un certain nombre de toiles[42] ”. Malgré qu'il soit moins intime avec son marchand d'art qu'avec son amoureuse, Monet fait part de son opinion qu'en à la façon de travailler du marchand. Il lui dit entre autre, dans une lettre daté du 10 novembre 1882, que, selon lui, le groupe des impressionnistes devrait cesser d'exposer en groupe, mais qu'ils devraient faire des expositions individuelles. Toutefois, il reconnait l'autorité du marchand, c'est à lui que revient la décision finale : “ c'est à vous surtout qu'il appartient de décider ce que vous croirez le mieux pour vos intérêts qui sont aussi les nôtres. Je ferai quant à moi ce que vous voudrez...[43] ” Plusieurs mois plus tard, soit le 7 mars 1883, Monet écrit à Durand-Ruel afin de lui faire part de son insatisfaction face à son exposition individuelle. Il lui écrit que son exposition a été mal annoncée, mal préparée[44]. Il s'inquiète des répercutions sur le commerce. Monet ne s'occupe pas seulement de la peinture, il se préoccupe aussi du commerce. En cela, il commence à devenir un homme d'affaire. Le 22 janvier 1886, Monet écrit à Durand-Ruel pour lui adresser des reproches. Le marchand d'art essayait de vendre les toiles des impressionnistes aux États-Unis, mais cela ne semblait pas fonctionner comme il le souhaitait. Dans cette lettre, Monet lui reproche de garder plusieurs de ses toiles pour les États-Unis et de ne pas les montrer en France :
“ Vous ne voyez plus que l'Amérique, et l'on nous oublie ici, puisque au fur et à mesure que vous avez des tableaux nouveaux vous les faites disparaître. Ainsi voyez mes toiles d'Italie qui sont spéciale parmi ce que j'ai fait, personne ne les a vues et que sont-elles devenues? Si vous les emportez en Amérique ce sera perdu pour moi ici. Enfin vous avez sans doute votre idée, mais je déplore cette disparition de toutes mes toiles.[45]”
Toutefois, l'artiste semble accorder sa confiance au marchand malgré son désaccord. Donc, bien que Monet emploie un ton un peu plus professionnel avec son marchand d'art qu'avec son épouse ou ses amis, avec lesquels il emploie un ton plus familier, il n'en reste pas moins qu'il ne se gêne pas pour lui faire part de son opinion, même lorsqu'elle concerne le travail de Durand-Ruel; tout en lui faisant confiance.
En somme, la correspondance est un dialogue entre deux personnes loin l'une de l'autre. Aussitôt que le correspondant est choisi, il y a un pacte qui unit les deux épistoliers, ils doivent répondre à la lettre de l'autre. Ils s'engagent aussi à être vrai l'un envers l'autre et à parler de soi, sans pour autant prendre toute la place. L'épistolier doit manifester son intérêt, pour ce que son correspondant lui écrit, en commentant le contenu de sa lettre. Dans sa correspondance, Claude Monet écrit en particulier à son épouse, Alice, à ses amis, Bazille, Geffroy et Clémenceau, et au marchand d'art, Durand-Ruel. Les artistes, en général, parlent de leur art, dans leurs lettres, aux gens qui sont aptes à recevoir l'information. Pour Monet, c'est avec sa deuxième épouse, Alice Hoschedé, qu'il partage le plus ses tracas artistiques. Il en fait part aussi à ses amis et à Durand-Ruel, mais moins fréquemment et avec moins de détails qu'à Alice. Parfois, il mentionne à son épouse qu'il a hâte d'avoir son opinion sur ses toiles. Ainsi, l'artiste démontre à sa correspondante qu'il accorde une grande valeur à son jugement. Le ton qu'il emploie avec son épouse et ses amis est familier. Il leur parle de ses journées, de ses problèmes, et jusqu'à un certain point de ses états d'âme. Cependant, avec son marchand d'art, il emploie un ton plus officiel. Les lettres qu'il lui écrit ont pour sujet le travail, c'est-à-dire, les expositions, les toiles qui sont terminées ou non, etc. À quelques reprises, Monet se permet de donner son opinion à Durand-Ruel. Il lui fait part, entre autre, de son idée de faire des expositions individuelles plutôt que collectives; de son mécontentement pour son exposition individuelle; et de son mécontentement face aux toiles qu'il peint et qui ne sont pas exposées à Paris. Toutefois, il assure Durand-Ruel de la confiance qu'il a en lui. Lorsqu'il s'adresse à quelqu'un, Monet vouvoie la personne, qu'elle soit intime ou non. Il n'y a qu'une seule personne que l'artiste tutoie et c'est Alice. Néanmoins, ce n'est que lorsqu'elle devient Alice Monet que son époux la tutoie, avant ce jour, il la vouvoie. Enfin, il pourrait être intéressant de mettre la correspondance de Monet en relation avec la critique de l'époque afin de voir ce que l'un et l'autre disait de l'art de Monet.
Livres/Web
ACHILLE, Alice, La lettre et le récit, Paris, Bertrand-Lacoste,
1992, 127 p.
ARROU-VIGNOD, Jean-Philippe, Le discours des absents, Paris, Gallimard,
1993, 123 p.
AURAIX-JONCHIÈRE, Pascale et coll., La lettre et l'œuvre,
Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2009, 276 p.
FESSIER, Guy, L'épistolaire, Paris, Presses universitaires de
France, 2003, 238 p.
GRASSI, Marie-Claire, Lire l'épistolaire, Paris, Dunod, 1998,
194 p.
HAROCHE-BOUZINAC, Geneviève, L'épistolaire, Paris, Hachette,
1995, 159 p.
HOUSSI, Monique, Lettres de peintres, Paris, Messidor, 1991, 215 p.
MONET, CLaude Correspondances.
Fondation Monet
MONET, CLaude Lettre,
au collectionneur Victor Choquet. 1877
MONET, CLaude Claude
Monet à son épouse Alice. (Lundi 19 mars 1900)
MONET, Claude et Richard KENDALL, Claude Monet par lui-même :
tableaux, dessins, pastels, correspondance, Paris, Atlas, 1989, 328 p.
SERVAIS, Paul et coll., La lettre et l'intime, Louvain-la-Neuve (Belgique),
Bruylant Academia, 2007, 263 p.
Périodiques
AMIOT-SAULNIER, Emmanuelle, “ À la recherche du temps perdu ”,
Dossier de l'art, no.177, septembre 2010, p.47-59.
BRASCHI, Cécilia, “ 1840-1926, Monet, une vie dédier à
la peinture ”, Dossier de l'art, no.177, septembre 2010, p.14-23.
[1] - RÉdigé dans le cadre du cours Écrits et discours d'artiste. le 28 novembre 2010 à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM).
[2] Jean-Philippe ARROU-VIGNOD, Le discours des absents, Paris, Gallimard, 1993, p.39.
[3] Alice ACHILLE, La lettre et le récit, Paris, Bertrand-Lacoste, 1992, p.29.
[4] Paul SERVAIS et coll., La lettre et l'intime, Louvain-la-Neuve, Bruylant Academia, 2007, p.21.
[5] Marie-Claire GRASSI, Lire l'épistolaire, Paris, Dunod, 1998, p.7-8.
[6] Ibid., p.69.
[7] Ibid., p.73.
[8] Ibid., p.76.
[9] Ibid., p.81.
[10] Ibid., p.89.
[11] Ibid., p.89.
[12] Ibid., p.67.
[13] Paul SERVAIS, Op.cit., p.23.
[14] Geneviève HAROCHE-BOUZINAC, L'épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p.111.
[15] Guy FESSIER, L'épistolaire, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p.228.
[16] Éric FRANCALANZA, “ De la lettre à l'œuvre ”, La lettre et l'œuvre, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2009, p.7.
[17] Ibid., p.9.
[18] Marie-Claire GRASSI, Op.cit., p.143.
[19] Ibid., p.144.
[20] Monique Houssin, Lettres de peintres, Paris, Messidor, 1991, p.13.
[21] Ibid., p.14.
[22] Cécilia BRASCHI, “ Monet, une vie dédiée à la peinture ”, Dossier de l'art, no.177, septembre 2010, p.21.
[23] Loc.cit.
[24] Claude MONET et Richard KENDALL, Claude Monet par lui-même : tableaux, dessins, pastels, correspondance, Paris, Atlas, 1989, p.23.
[25] Loc.cit.
[26]Ibid., p.31.
[27] Ibid., p.23
[28] Ibid., p.25.
[29] Ibid., p.26.
[30] Ibid., p.110.
[31] Ibid., p.172.
[32] Ibid., p.172.
[33] Ibid., p.245.
[34] Ibid., p.26.
[35] Loc.cit.
[36] Ibid., p.109.
[37] Loc.cit.
[38] Ibid., p.111.
[39] Emmanuelle AMIOT-SAULNIER, “ À la recherche du temps perdu ”, Dossier de l'art, no.177, septembre 2010, p.47
[40] Ibid., p.48.
[41] Monet, Op.cit., p.121.
[42] Ibid., p.112.
[43] Ibid., p.103.
[44] Ibid., p.105.
[45] Ibid., p.116.