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L'esprit d'un créateur d'univers:

Un Interview avec Rand Miller[1].




Kathie Lundquist (2000)

Note de l'éditeur:

Rand Miller travaillait comme programmeur dans une banque au Texas lorsqu'il lança l'idée de la création d'univers à son frère artiste Robyn. Rapidement le duo était occupé à créer des mondes dans un sous-sol à Spokane — d'abord un simple jeu pour enfant appelé La Bouche d'égout[2], mais ensuite ce jeu qui allait les propulser hors de leur sous-sol vers les grandes ligues, Myst: une d'aventures sur CD-ROM révolutionna l'industrie du jeu vidéo. Myst a vendu plus de six millions de copies, plus que tout autre jeu dans l'histoire, en plus d'une grande quantité de produits dérivés. Myst n'a pas seulement déclassé la compétition des shooters comme Doom, mais a de plus complètement changé les attentes que nous avons maintenant à l'égard des jeux d'ordinateur. Myst n'est que l'avant-plan d'un arrière-plan détaillé et Tolkienesque, avec ses propres cultures, langues, histoires, et paysages — “ le Shakespeare des jeux d'ordinateur ” , déclara la revue WIRED. Les frères Miller détestent le mot “ jeu ” , préférant l'expression “ environnement immersif ”. En effet, autant Myst que son successeur, Riven, entraînent l'utilisateur dans un état de rêve. Avec un graphisme magnifique et une trame sonore d'ambiance lugubre, l'expérience est à la fois immersive et captivante.

La part de l'expérience qui ressemble le plus au jeu est celle qui implique la résolution d'énigmes et devinettes afin d'ouvrir des portes et accéder à d'autres univers appelés Âges. Ce qui permit aux productions des frères Miller de transcender expérience de jeu vidéo habituelle était le composant du mythe: l'impression de visiter un Univers Moral, dans lequel la volonté propre, la responsabilité personnelle et les conséquences de nos choix font partie intégrante de la résolution des énigmes.

Des observateurs ont même tenté de percer les secrets des frères Miller, essayant d'établir une correspondance possible entre leurs mythes et leur vie personnelle. De telles notions sont encouragées, sans doute, par le fait que Rand et Robyn font quelques apparitions, comme personnages de leur propre univers de jeu — des personnages qui sont eux-mêmes impliqués dans la création de mondes et dont les actions entraînent un héroïsme mythique et des conflits inter familiaux. Un autre endroit où certains ont cherché une connexion est entre le mythe des frères Miller et leur foi évangélique. Bien que l'on ne trouve pas d'allégorie chrétienne évidente dans ces mythes, des journalistes, tels ceux de WIRED, ont trouvé ces fils de pasteur créatifs plutôt sans détours, sinon pas du tout extravertis ou agressifs, à propos de leur foi dans le Créateur. WIRED a également mentionné quelques rivalités familiales. Les frères ont admis qu'un tel succès inattendu et des attentes si élevées ont créé une atmosphère de tension lors du développement et de la distribution de la séquelle de Myst. Le fait qu'ils aient pris chacun leur route respective après la sortie de Riven amène une certaine crédibilité à cette affirmation. La séparation, disent les frères, bien qu'amicale, avait quelque chose à voir avec les différences significatives dans leur créativité respective. Robyn est devenu frustré avec les difficultés d'intégrer une narration à même l'interactivité des environnements non linéaires. En 1998, il a démarré sa propre société, Land of Point, afin de poursuivre sa création de mondes mythiques à travers le médium linéaire du film.

Rand est demeuré président du conseil d'administration de leur compagnie, Cyan, où il s'occupe de diriger le développement d'un projet ultra secret surnommé “ Mudpie ”, au sujet duquel courent nombreuses rumeurs sur Internet depuis quelques années.

Certaines de ces rumeurs suggèrent que Mudpie (qui ne sera pas terminé avant au moins un an) impliquera l'utilisation de l'Internet haute vitesse afin d'offrir une aventure multi-joueur en temps réel. Une autre source de frustration des frères Miller était le manque de support de leurs semblables chrétiens qui ne comprenaient pas en quoi la création de Mondes pouvait s'intégrer avec l'expérience chrétienne. Puisque s'adresser à cette question est l'une des raisons d'être pour la tenue annuelle de l'Imaginarium au Festival Cornerstone, nous avons donc demandé à Rand Miller de se joindre à nous en tant qu'invité spécial de l'édition 2000.

L'accueil chaleureux de notre auditoire pour Rand (“ ah! Voyons. Ce n'est qu'un jeu... ! ”) suggéra que tous les Chrétiens ne sont pas sans apprécier ce qu'un autre créateur d'Univers, J. R. R. Tolkien, appelait la sous-création. En personne, Rand Miller ressemble passablement à son personnage Atrus de l'univers Myst et Riven (mais sans robe). Nous avons également été charmés de voir que sa personnalité est aussi décontractée et simple que celle d'un habitant d'une ferme rurale et aussi ouverte en ce qui concerne sa foi et sa créativité que d'autres créateurs d'univers tels que Tolkien et C. S. Lewis, desquels il poursuit la tradition. Ce qui suit est le texte d'une interview faite lors du festival avec Rand par Kathie Lundquist pour l'Imaginarium.

KL: Pour commencer, parlez-nous un peu de vous et comment vous avez entrepris ce que vous faites.

RM: Toute notre famille a toujours apprécié les histoires à propos d'autres mondes — C. S. Lewis, le standard dans le domaine du fantastique pour les enfants de pasteur. J'étais un crack d'ordinateur et Robyn était épris par la musique et des arts. J'aimais ça aussi, mais Robyn était continuellement frustré par les ordinateurs jusqu'à ce que la technologie atteigne un niveau lui permettant de les utiliser pour faire ce qu'il aimait. Au commencement, nous étions seulement intéressés à faire des logiciels pour enfants —chose dont se souciaient peu de gens à cette époque. C'était durant les années 80 et je venais juste d'avoir un enfant. Alors j'ai dit à Robyn, “ Nous devrions faire quelque chose comme un livre pour enfant, mais quelque chose de si intriguant que les adultes vont l'aimer aussi. ” Il commença à travailler sur une page de ce livre, que nous appelions La bouche d'égout. Dans ma tête, l'idée était de tourner ces pages et de faire toutes sortes de choses interactives et intéressantes.

Il dessina la première page à main levée, en noir et blanc: une image d'une bouche d'égout et d'une borne-fontaine. La technologie alors disponible lui permit d'ajouter une autre image de la bouche d'égout, ouverte, et d'une vigne en sortant. À ce point là il y avait trois choses que vous pouviez faire: aller dans le trou, monter dans la vigne ou par-dessus vers la borne-fontaine. Mais il n'y avait aucun moyen de tourner la page. Alors nous avons laissé tomber l'idée de faire un livre sur ordinateur et nous avons décidé de créer un monde. Le reste de ce que nous avons fait a simplement évolué à partir de ce point.

KL: C'est ironique que dans les univers que vous avez créés depuis, le livre a joué un rôle central comme une porte entre mondes différents.

RM: L'idée d'une connexion entre les livres et les mondes est venue de manière naturelle: les livres nous transportent en d'autres endroits, les histoires nous transportent ailleurs. Le livre sur lequel nous basons nos croyances est un moyen que Dieu utilise pour se révéler à nous. Il est accessible sous la forme de récits afin que nous y ayons accès à plusieurs niveaux de compréhension. Lisez une fois et vous n'en tirez qu'un simple récit. Lisez à nouveau, et vous y verrez une signification plus profonde. Lisez encore et vous découvrez une nuance de sens légèrement différent. Nous vivons et respirons dans ce récit.

RM: Votre expérience ici au Festival Cornerstone, si vous la trouver intéressante, deviendra un récit que vous raconterez. Si c'est un récit ennuyeux, les gens ne l'écouteront pas vraiment. Mais la boue, les discussions de fin de soirée, la musique — font toutes parties de l'histoire que vous laisserez ici et que vous irez raconter. Car c'est ainsi que nous parlons: tu te rassembles avec des amis. “ Ah! Il faut que je vous raconte ce qui est arrivé. . . . ” C'est ainsi que nous nous rappelons. Et, comme j'ai mentionné auparavant, les bons conteurs d'histoires, qui maîtrisent leur art, sont capables de raconter une histoire en y insérant des vérités dans la trame du récit. Tout comme Jésus, l'ultime conteur d'histoires. Il raconta des paraboles qui, au niveau le plus simple, les gens pouvaient apprécier. Certains de son auditoire pouvaient se retourner et dire, “ C'est un bon conteur d'histoires. ” Mais ceux qui cherchaient plus profondément la signification du récit pouvaient dire, “ Wow. Ça me parle profondément. ” Jésus changeait la vie des gens parce qu'il racontait des histoires porteuses de vérité.

KL: Quel été votre expérience en tant que chrétien dans ce monde de jeux vidéos pleines de violence et d'images sadiques?

RM: C'est plutôt amusant de voir que nous avons été des innovateurs et que nous n'avions pas eu besoin de se forcer tellement. Pour plusieurs compagnies, l'effort de produire de meilleurs jeux mène à la réflexion, “ Notre prochain jeu va permettre au joueur de faire éclater encore plus de parties du corps! ” Et c'est ce qu'une grande partie des clients veulent. Et ça peut devenir une drogue, sans doute. Mais c'est tellement facile de penser hors de cette boîte: nous ne vivons pas dans ce monde. Nous vivons en fait à Spokane, alors nos contacts avec l'industrie sont minimaux. Nos contactes hors de Spokane sont minimes, nous ne sortons pas beaucoup! Mais j'ai eu d'incroyables possibilités de partager ma foi—si pas tellement dans les jeux eux-mêmes, mais plutôt lors d'interviews qui se sont présentées suite au succès de Myst. Et ça c'était vraiment très bien, car alors tu n'as pas besoin d'imposer ça à personne. Ils viennent te demander en quoi tu crois et d'où toutes ces idées sortent. Et les gens qui le demandent sont assoiffés pour une réponse.

KL: Comment créez-vous l'incroyable histoire de base de vos mondes? À partir de quel genre de source vous êtes-vous inspiré?

RM: La création du récit est aussi difficile que la création du monde, et tant que tu n'as pas terminez les deux, tu ne peux pas réaliser à quel point ils se ressemblent. Dès que ta semence est plantée par contre, ça commence à grandir et il devient beaucoup plus facile d'imaginer ce qui pourrait arriver à l'arrière-plan. Myst a débuté par un jeu beaucoup moins profond car il y avait des contraintes technologiques réelles. Nous avons conçu le jeu pour opérer avec ces contraintes, mais nous avons dû développer le récit en même temps. Nous avons ajouté un personnage, puis nous avions besoin de trouver un arrière-plan ou une histoire pour ce personnage — un arrière-plan qui ne serait pas même visible dans le jeu, qui n'existait que pour nous emmener dans ce monde et comprendre pourquoi les choses arrivaient de la sorte. Au moment où Myst fut terminé, nous avions une histoire et un jeu. Maintenant, plutôt que d'affirmer que nous avons fait un travail sans faille, laissez-moi juste dire qu'il y avait un tas de choses qui ne coulaient pas dans Myst comme nous l'aurions voulu. Je pense qu'avec Riven nous avons eu la chance de planifier l'histoire longtemps d'avance — et l'histoire de fond ainsi que l'histoire d'avant -plan étaient développées avec beaucoup plus de détails et de profondeur.

KL: À propos de cette notion de créer un monde: Sentiez-vous réellement que vous étiez en train de concevoir Myst à partir de rien? Ou ressentiez-vous que vous le découvriez?

RM: Ouf, ça peut vraiment tourner au philosophique! (Rire.)

KL: C'est plutôt ce que nous faisons ici.

RM: Je ne crois pas que nous avions créé un monde. Je n'appelle même pas ça “ créer ” car ça minimise, jusqu'à un certain point, ce qu'est la Création véritable.

C'est facile de prendre des choses que nous connaissons dans notre monde et d'y intégrer toutes sortes de choses reliées ou non, qui nous intéressent et nous intriguent, des choses assez proches pour se sentir chez soi et assez différents pour attirer notre attention.

Ça semble être le processus de création de l'être humain, car tout vient de quelque chose qui existe déjà. Lorsque nous entrons dans notre processus de création, nous n'allons pas dans une chambre blanche avec une feuille blanche et les fenêtres fermées. C'est ridicule. Ce que nous faisons c'est d'inonder notre esprit de ce que d'autres ont fait et de ce qui nous entoure. Nous mettons des images sur les murs. Nous épluchons des magasines. Nous regardons des images d'endroits incroyables. Nous sommes inspirées — et inspiré  semble vouloir dire que nous tirons quelque chose d'une autre chose, et non de rien.

KL: C'est pourquoi Tolkien appelait le processus de création de l'être humain la sous-création.

RM: Toute l'idée de l'art et de l'expression de la créativité est un sujet avec lequel Robyn et moi avons beaucoup lutté. J'en suis venu à ma propre définition de ce qu'est l'art, et franchement, je ne suis pas du tout sûr que tout ce que j'ai fait rejoint cette catégorie. Nous pouvons devenir habiles dans bien des domaines — écrire, raconter une histoire, photographier, peindre, faire des films, faire des meubles — mais tout ça peut très bien être que de l'artisanat, qui n'est pas vraiment la même chose que de l'art. Un métier se pratique avec de la technique, de la pratique et du talent, mais faire le saut entre de l'artisanat et de l'art implique une maîtrise telle des techniques que l'on peut y insuffler vérité et émotion.

La démarcation entre les deux n'est pas toujours évidente. Mais alors que tu maîtrise mieux ton moyen d'expression, tu acquiers la capacité de communiquer une vérité à travers celui-ci. Pour ma part, je ne présume pas être parvenu très loin sur cette route. Je pense qu'avec Myst et Riven, Robyn et moi avons très bien appris notre métier et dans les livres nous avons même essayé d'y intégrer plus de vérités, mais c'était un peu maladroit. C. S. Lewis était un maître. Ses histoires sont incroyables à tant de niveaux et elles révèlent des vérités autant aux enfants qu'aux adultes. Robyn et moi avons beaucoup lutté avec l'aspect technique, et cela peut diminuer tes habiletés pour y inclure des vérités. Mais c'est à cela que j'aspire. C'est à cela qu'un musicien aspire: de maîtriser son instrument au point où les notes de la portée s'envolent et laissant ainsi la voie pour exprimer ce qu'il veut sans que la technique barre le chemin. C'est alors que l'on passe de l'artisanat à l'art.

KL: Bien, vous avez dû faire quelque chose de bien, en jugeant par le succès de ces deux jeux. Pourquoi pensez-vous que Myst et Riven ont eu tant de succès? Avez-vous attrapez la vague ou avez-vous atteint quelque chose de plus profond?

RM: Il s'agit d'une combinaison de plusieurs choses. Je serais fou de sous-estimer la puissance de la vague; nous étions au bon endroit au bon moment. Et Robyn et moi ne sommes pas des maniaques de jeux, pas vraiment. Nous voulions juste faire un jeu que des gars plus vieux comme nous pourraient aimer. L'une des premières questions que nous nous sommes posé a été, “ Pourquoi aurions-nous à mourir dans un jeu d'ordinateur? ” J'étais fatigué d'avoir toujours à recommencer. Bien sûr, dès que tu brise cette règle dans le monde des jeux d'ordinateur, plus rien n'est sacré. Un autre facteur avec lequel nous avons commencé était que nous voulions un endroit où nous pourrions bien nous sentir. Nous voulions éliminer toute distraction: aucun menu à l'écran, aucune fenêtre ou icône. Juste toi et la souris. Vraiment rien d'intimidant. Nous voulions également rehausser la barre en ce qui concerne le métier. Robyn est un artiste et musicien incroyable, et ni un ni l'autre ne voulait se contenter des quelques beaux graphiques et effets sonores. Nous insistions pour que chaque aspect du jeu soit bien fait. Et nous voulions une histoire qui en ressorte. C'est difficile de raconter une histoire lorsque le joueur peu faire ce qu'il veut, mais c'est là le but de créer un monde — pour laisser les gens l'explorer comme ils veulent. C'est très difficile de construire une histoire dans un monde et permettre aux gens de jouer au jeu et de comprendre cette histoire pendant qu'ils l'explorent.

Pour moi c'est comme la vie. En tant que Chrétien, je crois que je peux observer le monde entier et voir qu'il pointe vers Christ. Je recherche constamment des choses ayant une signification au niveau de l'histoire globale, au sens large. Mais c'est ma tâche, de voir les indices et de les suivre.

Voici un exemple intéressant. Nous avons justement eu un coup de téléphone la semaine dernière d'une personne qui demandait: “ Ok. Alors qu'est-ce que je fais? Je viens d'avoir ce jeu. Je suis sur un quai. Et il n'y a pas d'instructions. ” Et c'est difficile d'expliquer aux gens ce qu'ils doivent faire. C'est comme la vie. C'est comme la vie chrétienne. Car Dieu a dit, “ Tu n'as qu'à faire un pas. ” Et il attend simplement que tu fasses le prochain pas. Alors tu fais quelques pas et tu commences à remarquer Sa présence. Il récompense nos pas dans la foi par des choses qui fortifient notre foi. C'est ainsi que tu fais un jeu semblable à la vraie vie.

Il y a des indices tout autour de toi et le Créateur ne va pas écrire les instructions dans le ciel. Il dit: “ Fais le premier pas et je vais te récompenser; je vais te montrer un peu plus de Moi. ” Créer une expérience comme ça est difficile. Robyn et moi avons eu un débat, toujours en cours, sur la possibilité et la faisabilité de raconter une histoire dans un environnement interactif de la sorte. C'est une des raisons qui a poussé Robyn de partir de son côté pour essayer de le faire avec un médium linéaire: il veut faire un film car il a une histoire à raconter. Et il n'y a pas de meilleure façon pour raconter une histoire que dans un médium linéaire comme le cinéma. Mais si ce que nous voulons faire c'est construire un monde, je suis toujours convaincu que les médias interactifs ont leurs propres possibilités pour expérimenter une histoire. C'est une chose d'avoir quelqu'un qui te raconte une histoire; s'en est une autre que d'expérimenter une histoire par toi-même.




Notes

[1] - Mise en ligne avec permission. Article original publié dans la revue Cornerstone vol. 29 no. 120 2000.
Traduction de Francis Leblanc et Paul Gosselin.

[2] - NdT: En anglais: The Manhole.