Paul Gosselin
Il faut avouer que l'auteur britannique C.S. Lewis, copain de JRR Tolkien, est connu avant tout par ses romans pour enfants, c'est-à-dire les Chroniques de Narnia. Peu de gens savent que Lewis a été professeur de littérature anglaise du XVIIe siècle et un auteur très riche et diversifié et a rédigé également des ouvrages érudits sur la littérature anglaise (sa spécialité), des réflexions sur la mort et la souffrance, un peu de philosophie, un roman inspiré par la mythologie grecque[1], de l'apologétique, mais encore moins savent que Lewis a écrit de la science-fiction. En fait, il s'agit d'une série de romans, soit sa Trilogie de l'espace, dont voici les titres :
(1938) Out of the Silent Planet.
(1943) Perelandra: A novel.
(1945) That Hideous Strength.
Mais non, n'y cherchez pas des "warp drive", des épées laser ou encore des robots super-intelligents, car il s'agit de science-fiction de la première génération. Ce récit de Lewis est donc apparenté à la fiction de Jules Vernes ou encore H.G. Wells. Rien à voir avec les Star Wars ou Star Trek, ou encore les récits d'Isaac Asimov[2]. Ceci dit, cela nous fait plaisir d'annoncer la mise en ligne d'une édition de domaine publique de la Space Trilogy [3] et qui est disponible ici.
Puisque Lewis fut un professeur bien connu, cette œuvre finira par être traduite en français, d'abord en 1952 par Hachette[4]. L'édition française de cette trilogie fut nommée: La trilogie cosmique[5]:
1) Le silence de la terre
2) Perelandra, Voyage à Venus
3) Cette hideuse puissance.
Dans Out of the Silent Planet, Lewis commence le récit avec le personnage de Ranson, un prof d'université ayant entrepris une randonnée dans la campagne anglaise. Mais cette promenade ne se passe pas comme prévue, car Ranson se fait kidnapper par des scientifiques fous qui l'amènent dans l'espace, vers une autre planète, nommée Malacandra, où Ransom apprend que des extra-terrestres (les Sorns) demandent qu'on leur remet un humain. Mais dans quel but? Les jours passent et Ranson commence à se douter qu'il doit servir à des expériences scientifiques ou encore pour un rituel exigeant un sacrifice. L'extrait qui suit décrit l'état d'esprit de Ransom après avoir fui ses ravisseurs sur Malacandra. On y voit une allusion voilée à la guerre que Lewis doit tirer de ses propres expériences d'un soldat de la Première Guerre mondiale.
"He woke much refreshed, and even a little ashamed, of his terror on the previous night. His situation was, no doubt, very serious: indeed the possibility of returning alive to Earth must be almost discounted. But death could be faced, and rational fear of death could be mastered. It was only the irrational, the biological, horror of monsters that was the real difficulty: and that he faced and came to terms with as well as he could while he lay in the sunlight after breakfast. He had the feeling that one sailing in the heavens, as he was doing, should not suffer abject dismay before any earthbound creature. He even n reflected that the knife could pierce other flesh as well as his own. The bellicose mood was a very rare one with Ransom. Like many men of his own age, he rather underestimated than overestimated his own courage; the gap between boyhood dreams and his actual experience of the War had been startling, and his subsequent view of his own unheroic qualities had perhaps swung too far in the opposite direction. He had some anxiety lest the firmness of his present mood should prove a short-lived illusion; but he must make the best of it." (p. 37)
Si une bonne part de la première génération des lecteurs de Lewis aurait bien compris ce genre d'allusion (car ils avaient des souvenirs semblables) pour nous c'est moins évident. Mais subissant le choque de se retrouver dans un nouveau monde, la fuite de ses ravisseurs et le fait de se retrouver coupé de toute société humaine, combiné à la fatigue et la faim, fait un peu dérailler Ransom et on peut soupçonner que Lewis rappel encore un souvenir de guerre (ou celui d'un copain).
"It was thirst that woke him. He had slept warm, though his clothes were damp, and found himself lying in sunlight; the blue waterfall at his side dancing and coruscating with every transparent shade in the whole gamut of blue and flinging strange lights far up to the underside of the forest leaves. The realization of his position, as it rolled heavily back upon consciousness, was unbearable. If only he hadn't lost his nerve the sorns would have killed him by now. Then he remembered with inexpressible relief that there was a man wandering in the wood ‹ poor devil ‹ he'd be glad to see him. He would come up to him and say, 'Hullo, Ransom,' ‹ he stopped, puzzled. No, it was only himself: it was Ransom. Or was he? Who was the man whom he had led to a hot stream and tucked up in bed, telling him not to drink the strange water? Obviously some new-comer who didn't know the place as welt as he. But whatever Ransom had told him, he was going to drink now. He lay down on the bank and plunged his face in the warm rushing liquid. It was good to drink It had a strong mineral flavour, but it was very good. He drank again and found himself greatly refreshed and steadied. All that about the other Ransom was nonsense. He was quite aware of the danger of madness, and applied himself vigorously to his devotions and his toilet. Not that madness mattered much. Perhaps he was mad already, and not realty on Malacandra, but safe in bed in an English asylum. If only it might be so! He would ask Ransom, curse it! there his mind went playing the same trick again. He rose and began walking briskly away. The delusions recurred every few minutes as long as this stage of his journey lasted. He learned to stand still mentally, as it were, and let them roll over his mind. It was no good bothering about them. When they were gone you could resume sanity again. Far more important was the problem of food." (p. 51)
Possiblement Lewis lui-même a subi une expérience semblable lors de sa convalescence, car dans les tranchées de la Première Guerre on sait qu'il a été blessé par des éclats d'obus, et a été un bon moment en convalescence.
Mon favori de cette Trilogie c'est tout de même le deuxième roman, soit Perelandra. Dans ce récit, Lewis imagine un monde COMPLÈTEMENT différent du nôtre et en plus c'est un monde où le mal n'existe pas, un Paradis Extra-terrestre en somme. Mais un Ennemi finit par s'y infiltrer et l'Ève extra-terrestre sera exposée à la tentation... Comment cela va-t-il finir? Perelandra, c'est un banquet fantastique de l'imagination que Lewis nous propose[6]. On peut noter qu'en rédigeant Perelandra, C.S. Lewis s'est inspiré en partie du Paradis perdu poeme épique de John Milton, mais le contexte que nous propose le récit de Lewis est TRÈS différent.
Comme d'autres, j'ai été un peu dérouté dans ma lecture du dernier roman, soit That Hideous Strength, car initialement ce récit ressemblait d'avantage à du téléroman qu'à de la science-fiction, mais au bout d'un certain temps ça se réchauffe. Il faut patienter un peu. Dans ce récit quasi-apocalyptique, il y a un groupe de “bons” qui s'opposent à un groupe de “méchants” c'est-à-dire le “NICE”, mais en avançant dans ce récit, on peut se demander si Lewis n'a pas croisé à quelques reprises des francs-maçons, car, dans le cas du NICE, de l'extérieur, vous avez une organisation très branché dans les cercles du pouvoir et apparemment matérialiste, mais chez les initiés des degrés plus élevés, il est clair qu'ils trempent dans le spiritisme et l'occulte. D'autre part, il est utile de noter qu'ici et là dans cette trilogie, Lewis propose des observations assez intéressantes sur La Femme. Par exemple, dans That Hideous Strength un des thèmes abordés pourraient porter le titre “Déconstruction d'une femme moderne”. Meunon... ne cherchez pas un chapitre avec ce titre... Il faut lire, un point c'est tout... Mais voici un échantillon de la sa réflexion :
"... elle avait conçu ce monde comme " spirituel " au sens négatif - comme un vide neutre ou démocratique où les différences disparaissaient, où le sexe et les sens étaient non pas transcendés, mais simplement retirés. Maintenant pointait le soupçon que, au cours de la montée, on pouvait rencontrer des différences et des contrastes plus riches, plus marqués, et même plus violents, à chaque échelon de l'ascension. Qu'arriverait-il si cette invasion de son être dans le mariage devant laquelle elle avait toujours reculé, souvent malgré les sollicitations mêmes de l'instinct, n'était pas, comme elle I'avait supposé, la simple survivance d'une vie animale ou d'une barbarie patriarcale, mais bien plutôt la forme première la plus basse, et la plus facile d'un contact traumatisant avec la réalité qui devait se répéter - mais selon des modes plus forts et plus inquiétants - aux niveaux les plus élevés ?
- Oui, dit le Directeur, il n'y a pas de fuite possible. S'il s'agissait du rejet virginal du mâle, Il le permettrait. De telles âmes peuvent éviter le mâle et aller à la rencontre de quelque chose de beaucoup plus masculin, plus haut, auquel elles doivent pourtant faire une reddition bien plus profonde. Mais votre désordre est ce que les poètes anciens ont appelé "Daungier " et que nous, nous appelons orgueil. Vous êtes offensée par le masculin en tant que tel: la chose véhémente, irruptive, possessive - le lion d'or, le taureau barbu - qui brise les barrières et disperse le petit royaume de votre formalisme comme les nains ont détruit la belle ordonnance du lit. Au mâle, vous auriez pu échapper, car il existe seulement au niveau biologique. Mais au masculin, aucun de nous ne peut y échapper. Tout ce qui est au-dessus et au-delà de toutes choses est si masculin que nous sommes tous féminins par rapport à lui.
Et lorsque nous étendons notre connaissance de l'œuvre de Lewis, nous constatons des parallèles intrigants entre certaines de ses œuvres. On pourrait affirmer que Cette puissance Hideuse utilise le moyen de la fiction afin de mettre en scène des idées présentées dans son petit tome philosophique, l'Abolition de l'Homme. Il faut avouer qu'à la même époque, les penseurs existentialistes français agissaient exactement de la même manière...
Ce qu'il y a d'amusant à propos d'une lecture attentive de Cette puissance Hideuse vient d'une lente prise de conscience des nombreux parallèles entre le groupe des « gentils » et le groupe des « méchants », où on constate une symétrie inversée, personnage à personnage. Chose curieuse, dans le récit de Cette puissance hideuse/That Hideous Strength (Ebook), figure un complot pour s'emparer du monde, propagé par une élite enracinée dans une société secrète où se retrouvent matérialistes, clergé et occultistes, orchestrant des émeutes violentes avec la complicité des médias et de politiciens corrompus. Assez manifestement, aujourd’hui C. S. Lewis, même avec sa rigueur logique et philosophique, serait considéré par plusieurs comme un complotiste. Ceci dit, il faut avouer que Lewis ne cadre pas très bien avec le stéréotype du complotiste typique, c'est-à-dire un personnage irrationnel, mal renseigné et prêt à sauter à la première des conclusions injustifiées. Et dans ce roman Lewis est catégorique, le complot est bien MONDIAL. Ransom, le protagoniste fait les observations suivantes:
Ransom shook his head. "You do not understand," he said. "The poison was brewed in these West lands but it has spat itself everywhere by now. However far you went you would find the machines, the crowded cities, the empty thrones, the false writings, the barren beds: men maddened with false promises and soured with true miseries, worshipping the iron works of their own hands, cut off from Earth their mother and from the Father in Heaven. You might go East so far that East became West and you returned to Britain across the great Ocean, but even so you would not have come out anywhere into the light. The shadow of one dark wing is over all Tellus."
Rassurez-vous un peu, il n’y est pas question d’un virus dans ce roman de Lewis, mais pour le reste c'est tout comme s’il avait écrit ce roman hier... Et pour se situer, voici un coup d'oeil à l'idéologie qui inspire les mondialistes dans ce roman. Toujours dans That Hideous Strength l'un des méchants tient les propos suivants (chap. 2)
It sounds rather in Busby's style to say that Humanity is at the cross-roads. But it is the main question at the moment: which side one's on — obscurantism or Order. It does really look as if we now had the power to dig ourselves in as a species for a pretty staggering period, to take control of our own destiny. If Science is really given a free hand it can now take over the human race and recondition it: make man a really efficient animal. If it doesn't — well, we're done." (...) That is why it is of such immense importance to each of us to choose the right side. If you try to be neutral you become simply a pawn."
Et un peu plus loin dans le même chapitre, le même méchant explique certains retombés de son idéologie mondialiste (chap. 2)
"Quite simple and obvious things, at first - sterilization of the unfit, liquidation of backward races (we don't want any dead weights), selective breeding. Then real education, including pre-natal education. By real education I mean one that has no 'take-it-or-leave-it' nonsense. A real education makes the patient what it wants infallibly: whatever he or his parents try to do about it. Of course, it'll have to be mainly psychological at first. But we'll get on to biochemical conditioning in the end and direct manipulation of the brain..."
Il est vrai que certains chrétiens ont pu critiquer ces romans, car il y est question d'humains en contact avec des « dieux », mais dans Cette puissance Hideuse lorsqu'un personnage a le réflexe de se prosterner devant eux, le personnage de dit :
He had at first addressed himself to kneel but Ransom forbade him. “See thou do it not!” he had said. ‘Have you forgotten that they are our fellow servants?”
Ceci fait écho directement à ce que dit l'ange à Jean dans l'Apocalypse (22 : 8-9)[7]. D'autre part, il faut noter qu'à plusieurs reprises dans l'Ancien et le Nouveau Testament, on voit des croyants en interaction avec des anges. Si l'adjonction d'éléments mythiques grecs dans la Trilogie de l'espace peut dérouter l'évangélique scrupuleux, il faut comprendre que du point de vue de Lewis[8], que si on met de côté la corruption dans la mythologie païenne, ici et là, nous retrouvons tout de même quelques restes d'éléments de la Vérité.
Pour faire le lien entre la mythologie païenne et les Écritures,
Lewis introduit son concept de "mythe véritable ”, c'est-à-dire
que si nous retrouvons des débris éparpillés et confus
de vérité dans les mythes païens, lorsque nous regardons
l'Incarnation, la mort et la résurrection du Christ, alors vous avez
un mythe qui a mis le pied dans l'histoire humaine et il est devenu réel,
un fait. Si Lewis en discute dans son livre Miracles, il en est question
également dans les deux premiers volumes de sa trilogie de l'espace
(Out of the Silent Planet et Perelandra).
CS Lewis (1938/1965) "Out of the Silent Planet." (The Space Trilogy)
Collier/MacMillan New York 160 p.
CS Lewis (1946/1997) Cette hideuse puissance (La trilogie cosmique ).
Lausanne : L'Âge d'homme, . pp. 555-556)
[1] - Till We Have Faces: A Myth Retold. (1956). Traduit en français : Un visage pour l'éternité: un mythe réinterprété. (Âge d'Homme 1995).
[2] - En passant, Isaac Asimov a rédigé une nouvelle portant le titre The Last Question/La dernière question. Même si Asimov est un athée, ce récit vaut bien d'être lu si vous pouvez les mains dessus et voici un indice: les principes de la thermodynamique conduisent Asimov, malgré son athéisme, à une réflexion sérieuse sur la Genèse. Dans mon cas j'ai lu cela dans son recueil de nouvelles portant le titre “Nine Tomorrows". Notez que cette nouvelle a été traduite en français...
[3] - Est-ce légal de publier un texte intégral de CS Lewis?
Au Canada, oui. Car depuis le 1 janv. 2014, les textes (anglais) de Lewis (publiés de son vivant) sont du domaine public. En effet, la loi canadienne stipule que les droits d'auteur sur une oeuvre sont maintenus du vivant de l'auteur et ensuite sur un période de 50 après sa date de décès. Évidemment en Europe ou aux États-Unis cette période est plus longue, c'est-à-dire 70 ans je crois. Pour en avoir le coeur net, il faut noter que chaque fichier comporte un lien (au dos de la page titre) vers le site du gouvernement canadien et les articles de loi pertinents. Cela dit, à l'extérieur du Canada, il est probable que tous peuvent télécharger et lire ces fichiers sans problème, mais il y a lieu de penser que de les mettre sur un site Web en Europe ou aux États-Unis pourrait poser problème car les droits d'auteur sur les œuvres de Lewis ne sont pas encore échus.
[4] - Mais on devra attendre 1967 pour une édition française complète de la Trilogie, publiée par OPTA/Club du Livre d'Anticipation.
[5] - Aussi traduit et publié chez L'Age d'homme 1997.
[6] - Livré avec des réflexions pointues sur la psychologie féminine. Là encore, il faut lire... je n'en dis pas plus.
[7] - C'est moi Jean, qui ai entendu et vu ces choses. Et quand j'eus entendu et vu, je tombai aux pieds de l'ange qui me les montrait, pour l'adorer. Mais il me dit: Garde-toi de le faire! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères les prophètes, et de ceux qui gardent les paroles de ce livre. Adore Dieu.
[8] - Et c'est aussi un point de vue partagé
par plusieurs des premiers chrétiens.