Paul Gosselin (15/6/2024)
Robert Escarpit fut prof d'université et romancier français. D'après wiki il semble que sur le plan idéologique Escarpit ait été stalinien jusqu'au bout. Dans ce roman Le Ministricule (1974), son héros, Mériadec Le Guern, est un consultant indépendant, magouilleur et tombeur de femmes... Le Guern n'a qu'à regarder une femme pour qu'elle ait envie de sauter dans son lit. Ce qui devient assez vite ennuyeux... Un genre de “James Bond”, mais sans le prestige d'un espion... Mais avec ce magouilleur sans scrupules comme protagoniste, on peut se demander si en fait Escarpit osait se moquer des francs-maçons et de leurs magouilles de comités fantômes et de leur influence politique?? Peut-être qu'Escarpit pensait à eux lorsqu'il mit sur papier dans le Ministricule cette réplique de la part d'un magouilleur face à un subalterne qui lui explique ses raisons spécifiques pour ne plus magouiller (1974: 92) « Mon cher, dit-il, dans notre monde il y a des choses qui se disent d'autant moins qu'elles sont exactes. » D'autre part on peut se demander si Escarpit fit aussi dans le Ministricule de vagues allusions (cyniques) à un Deep State français. Par exemple, à la page 208 Escarpit fait dire à son protagoniste « Je pourrais me présenter aux municipales ou aux législatives : je serais réélu sans peine. Mais j'ai dépassé ces jeux d'adolescent. Moi qui manipule les gouvernants comme des pions, qu'ai-je à faire de ce médiocre pouvoir ? »
Le Guern, le protagoniste magouilleur et hypocrite d'Escarpit, n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'Ubermench, le Sur-Homme impitoyable de Nietzsche[1] qui est décrit de la manière suivante (1913)
962. Un grand homme, un homme que la nature a érigé et inventé en grand, qu'est-ce qu'un tel homme ? D'abord, dans sa ligne générale d'action, sa consistance est si large qu'en raison même de cette largeur, il ne peut être sondé qu'avec difficulté, et par conséquent induit en erreur ; il possède la capacité d'étendre sa volonté sur de grandes étendues de sa vie, et de mépriser et de rejeter toutes les petites choses, quelles que soient les plus belles et les plus "divines" choses du monde qu'il puisse y avoir parmi elles. Deuxièmement, il est plus froid, plus dur, moins prudent et plus libre de la crainte de "l'opinion publique" ; il ne possède pas les vertus qui sont compatibles avec la respectabilité et avec le fait d'être respecté, ni aucune de ces choses qui sont comptées parmi les "vertus du troupeau". S'il n'est pas capable de mener, il marche seul ; il peut alors peut-être grogner contre beaucoup de choses qu'il rencontre sur son chemin. Troisièmement, il ne demande pas un coeur de "compassion", mais des serviteurs, des instruments ; dans ses rapports avec les hommes, son seul but est de faire quelque chose d'eux[2]. Il sait qu'il ne peut se révéler à personne : il estime qu'il est de mauvais goût de devenir familier ; et, en règle générale, il n'est pas familier quand les gens pensent qu'il l'est. Quand il ne parle pas à son âme, il porte un masque [d'hypocrisie]. Il préfère mentir plutôt que de dire la vérité, parce que le mensonge exige plus d'esprit et de volonté. Il y a dans son coeur une solitude que ni la louange ni le blâme ne peuvent atteindre, car il est son propre juge, devant lequel il ne peut y avoir d'appel.[3]
Chose étonnante, le texte du Ministricule laisse entendre qu'Escarpit aurait imaginé en 1974 une invention se rapprochant fortement du ChatGPT!! Dans le roman, cette application/machine figure sous le vocable de Littératron. Et pour Escarpit c'est clairement un outil de propagande (avec usage réservé à l'État[4]...). Dans son roman, Escarpit explique l'utilité politique du Littératron (1974: 8-9)
Le Littératron n'a pas été un échec, mais une éclatante victoire. Sous d'autres noms, il est partout maintenant. Cette merveilleuse machine électronique à fabriquer du baratin et à débiter de la littérature est entrée dans les moeurs sans qu'on s'en rende compte. [...] Lors de l'élection présidentielle de 1974, la formation littératronique a égalisé les chances des trois principaux candidats. Les électeurs n'y ont vu que du feu, mais pour une personne avertie il n'y avait guère de différences entre leurs langages tous issus de machines analogues et pétries de la même farine verbale.
Dans un autre passage, Escarpit offre quelques observations explicatives sur le pouvoir manipulateur du Littératron (1974 : 91)
J'appelai Huguette en fin d'après-midi. Elle m'apprit que les affiches et les tracts reproduisant le texte littératronique remportaient partout le plus vif succès. On voyait déjà ça et là se dessiner les premiers indices du fameux Effet Narcisse, déjà observé à Pédouillac, et qui consiste à plonger les foules dans une sorte d'hypnose béate quand on leur réinjecte une sélection scientifiquement dosée de leurs préjugés, de leurs idées reçues, de leurs clichés familiers et de leurs habitudes de langage.
Et Escarpit, en se permettant de spéculer sur l'intérêt du Littératron en milieu universitaire, a ce qui semble être une prémonition (cynique et ironique) de l'Affaire Sokal (1974: 10)
Après la faillite de Castor-Brulhé, sa machine a été récupérée à vil prix par une bande de trafiquants qui a pour couverture une revue d'avant-garde au titre volontairement rassurant: “Du Pareil au Même”. Nourri d'ethnologues, de sociologues, et linguistes, de psychanalystes et de critiques littéraires en apparence anodins, ce Littératron astucieusement bricolé produit, grâce un ingénieux dispositif de mixage lexical et de brouillage sémantique des textes psychédéliques signés de noms aussi hautement improbables que Julia Kristeva, Tzvetan Todorov ou Jacques Derrida.
Plus loin dans le Ministricule, Escarpit se permet des spéculations au sujet des capacités manipulatrices du Littératron qui aient bien plu à Orwell et aux bonzes de la secte de Davos (1974 : 116)
“ La nouvelle société, grommela-t-il, vous savez ce que ça veut dire, vous ? ”
Je comprenais son amertume. Pour la nouvelle société, je savais à quoi m'en tenir. C'était une des nombreuses formules qui étaient jadis sorties du Littératron Caméléon (le plus perfectionné de la série à l'époque) lorsque, dans le cadre du Projet 500, nous cherchions à délimiter le vocabulaire de base de cinq cents mots pouvant servir à exprimer toutes les idées politiques à la fois accessibles au grand public et conformes à l'orthodoxie gaulliste.
Un roman antérieur d'Escarpit a justement pour objet le Littératron (1964)... Autre détail assez prescient, dans le Ministricule (en 1974) Escarpit semble avoir eu une prémonition de la visière Apple Vision Pro, gadget de réalité virtuelle. Dans son roman Escarpit nomme ce gadget la “Mirobolette” et la décrit de la manière suivante (1974: 89)
Il s'agit de lunettes dont les verres sont remplacés par des écrans de télévision. L'équipement électronique est situé dans les branches qui servent aussi d'écouteurs. Cela permet de voir un spectacle télévisé en couleurs et en relief et d'entendre en même temps le son.
Escarpit, Robert (1974) Le ministricule : roman picaresque. Flammarion Paris 219 p.
Friedrich Nietzsche (1913) The Will to Power, Books III and IV. translated by Anthony M. Ludovici - TN Foulis – Edinburgh 472 p. Ebook Gutenberg Project
Wiki: notice sur Robert Escarpit.
[1] - Que les nazis (en particulier le Dr. Mengele à Auschwitz...) ont pris soin d'imiter.
[2] - Ainsi le Surhomme nietzschéen est imperméable aux liens de cœur. Cela explique d'ailleurs l'attitude de Le Guern à l'égard des femmes. Dans un passage, Escarpit relate la rupture (et la logique très utilitaire) de Le Guern avec Huguette, son épouse/maitresse de longue date (1974 : 209):
« Je ne t'en veux pas, Méric. Adieu. »
Elle se glissa dehors comme une ombre et j'entendis la voiture démarrer. Huguette sortait de ma vie comme elle y était entrée et comme elle en sortie déjà plusieurs fois, sans bruit, sans histoires, sans commentaires. Je me sentis soulagé.
[3] - Cette citation est malheureusement traduite (par l'auteur de ce compte rendu) à partir d'une édition anglaise de la Volonté de puissance. Cette œuvre de Nietzsche est contestée et les éditions françaises auxquelles j'ai accès ne comportent pas cet aphorisme... On peut deviner que ces contestations (surtout en milieu francophone) soient surtout motivées, non pas par la question de l'authenticité des écrits (si Nietzsche les a bien écrits), mais par le fait que plus tard les Nazis en firent bon usage... Chez les anglophones, ce débat ne semble pas avoir un aussi grand intérêt.
[4] - Sinon à quelques groupes bien nantis financièrement.