Paul Gosselin (8/11/2022)
En, ce moment je relis Les trois mousquetaires par Alexandre Dumas. Dès le premier chapitre, on introduit le fougueux personnage bien connu, D'Artagnan, mousquetaire intrépide et audacieux.
En lisant cette description, il m'est graduellement venu à la pensée que ce personnage de D'Artagnan me rappelait BEAUCOUP un autre personnage littéraire, soit la souris animée d'un zèle ardent si martial, Reepicheep, personnage mis de l'avant dans les pages des Chroniques de Narnia par C.S. Lewis. Puisque Les trois mousquetaires a été publié en 1844 ça n'aurait rien de bien étonnant que C.S. Lewis ait lu ce célèbre roman. Il faut noter que Lewis a pu d'ailleurs lire la version française originale, car il était polyglotte[1] et un lecteur vorace dès un jeune âge. D'après son biographe George Sayer (1988: 94), Lewis lisait les auteurs classiques en grec, latin, vieil anglais (anglo-saxon), islandais, allemand et italien et avait lu en français des œuvres de Bergson (sa copie de L'Évolution créatrice fut très annotée), le poète huguenot Guillaume de Salluste du Bartas (1544-90), Montaigne, Corneille, Racine, Voltaire, Stendhal, Anatole France, Balzac et bien d'autres. Dans une note à quelques contacts j'ai fait part de cette hypothèse.
En réaction, un de mes contacts m'écrit :
Intéressant, merci ! Je viens de regarder ça, mais il me semble qu'il y a quand même des différences, D'Artagnan est présenté comme un Don Quichotte mal fagoté monté sur un vieux bidet du Béarn, Reepicheep, quant à lui, est une souris élégante et courtoise, plus proche de l'idéal chevaleresque (cher à Lewis).
À mon tour je réagis :
C'est juste et exacte, mais le parallèle que j'ai noté est que les deux personnages sont de passionnés bagarreurs, au moindre insulte prêts au duel et TRÈS sensibles de leur honneur... Sur ce plan, ils se rejoignent...
Ceci dit, il reste à voir si mon hypothèse est fondée ou pas.
En poursuivant ma lecture, je note que le 10e chapitre des Trois Mousquetaires porte le titre “Une souricière au XVIIe siècle”. Dans ce chapitre, D'Artagnan se rend compte que l'édifice qu'il habite sert de piège pour les gardes du Cardinal. Il se met donc à surveiller le logement sous le sien et un jour se rend compte que c'est la belle Mme Bonacieux que l'on veut arrêter. Il se lance à son aide en se disant:
”Je vais me faire prendre à mon tour dans la souricière, et malheur aux chats qui se frotteront à pareille souris!” (trad. PG)
Alors cher lecteur, à ton avis?? Affaire conclue ou hasard étrange?? Pour pousser plus la loin la question, j'ai interrogé le site The Collected Letters of CS Lewis pour une mention sur D'Artagnan, mais rien... J'ai également consulté le fichier Chronologically Lewis (produit par Joel Heck), mais rien là non plus....
Ayant changé l'angle d'attaque de mes recherches, voici un autre item (je m'étonne de ne pas l'avoir trouvé avant... mais je cherchais "D'Artagnan" et non "mousquetaire"...) Une note dans le fichier Chronologically Lewis de Heck, datée du 25 mars 1933, indique que
Jack a essayé de lire Les Trois Mousquetaires, mais a abandonné.
Ailleurs dans le même fichier, Heck note que Warren, le frère de CS Lewis, a lu Les Trois Mousquetaires deux fois, la première fois en 1905... Warren devint un féru d'histoire française et des années plus tard rédigeait un livre sur l'histoire de France... Il est donc clair que Lewis a été exposé à ce roman et qu'il en a certainement lu quelques chapitres, ce qui serait suffisant pour se former une bonne idée du personnage de D'Artagnan...
En creusant un peu plus (avec persévérance) dans le recueil de lettres de CS Lewis, mes recherches ont dégotté cette lettre à l'intention d'Arthur Greeves, datée du 25 mars 1933, lettre qui comporte cet extrait :
Vous allez rire de moi cette fois-ci. Alors que je passais quelques jours au lit récemment, j'ai tenté, sur la recommandation sérieuse de W [Warren, le frère de Lewis], de lire Les Trois Mousquetaires, mais non seulement je m'en suis lassé, mais j'ai trouvé cela dégoûtant. Toutes ces brutes qui se pavanent, vivant au crochet de l'argent de leurs maîtresses, c'est dégoûtant ! On ne sait jamais à quel point [Sir Walter] Scott est bon avant de lire Dumas. Avez-vous remarqué à quel point Dumas est totalement dépourvu d'arrière-plan [cadre culturel ou géographique] ? Chez Scott, derrière les aventures du héros, il y a toute la société de l'époque, avec toute l'interaction entre la ville et la campagne, les puritains et les cavaliers, les saxons et les normands, et tout l'humour de bas étage des personnages secondaires : et derrière cela encore, il y a les choses éternelles - la campagne actuelle, les montagnes, le temps, la sensation même du voyage. Chez Dumas, si vous essayez de regarder ne serait-ce qu'un centimètre derrière l'intrigue immédiate, vous ne trouvez rien du tout. Vous êtes dans un monde abstrait de galanterie et d'aventures qui n'a aucune racine - aucun lien avec la nature humaine ou la terre mère. Lorsque la scène passe de Paris à Londres, on n'a pas l'impression d'être dans un nouveau pays, pas de changement d'atmosphère. Et je ne pense pas qu'il y ait un seul passage qui montre que Dumas ait jamais vu un nuage, une route ou un arbre. En un mot, si l'on vous demandait d'expliquer ce que vous et moi entendons par "le pays" en littérature, vous pourriez presque répondre : "C'est le contraire des Trois Mousquetaires". (trad. PG)[2]
Ainsi, Lewis non seulement avait lu au moins quelques chapitres des Trois Mousquetaires, mais comme on le voit ici, il avait une mauvaise opinion des talents littéraires de Dumas et du scénario de ce roman. Je peux comprendre le point de vue de Lewis ici, mais il me semble exagéré de rejeter Dumas parce qu'il se concentre principalement sur l'intrigue, sur la psychologie des personnages et leurs conflits d'intérêts (et l'action du récit ne sert d'accessoire à ces guerres de volontés), par opposition à l'environnement culturel et géographique où se déroule le récit. Du point de vue de Lewis, il faut tenir compte de l'environnement comme un personnage au même titre que les humains dans le récit. À mon avis, le fait que Dumas n'ait pas abordé son roman de cette manière n'enlève rien à sa capacité à raconter une histoire intéressante. Le récit de Dumas est bien ficellé, les personnalités des protagonistes sont bien équilibrées (avec des contrastes rigolos), il y a beaucoup d'action et l'ennemi est suffisamment méprisable (inévitablement, un membre du clergé[2a]...). Cela dit, j'ai une critique à formuler à l'égard de Dumas que Lewis n'aborde PAS, une question morale, c'est-à-dire qu'il y a au cœur du récit des Trois mousquetaires, deux relations adultères[3]. Par conséquent, une grande partie du récit de Dumas peut être considérée de la propagande (et un marketing PAS très subtil) pour l'adultère. On ne peut fermer les yeux sur ce point. Il est décevant que Lewis, le chrétien, ne fasse aucun commentaire à ce sujet... Le chrétien ne peut manquer de signaler qu'au Dernier Jour, même les plus grands artistes auront des comptes à rendre de ce qu'ils auront fait de leurs talents.
Peut-être Lewis craignait-il qu'un commentaire dans ce sens, l'ait attiré des accusations par des collègues universitaires qu'il cherchait à introduire de la “ propagande religieuse ou idéologique ” dans une critique littéraire. Pourtant Dumas, en tant que dévot des Lumières, avait déjà introduit dans son roman une propagande idéologique (morale) dans son roman, car le récit des Trois mousquetaires érige en valeur morale l'adultère et jette le mépris de manière pas très subtile sur la conception judéo-chrétienne du mariage[4]. Évidemment, Dumas se garde l'alibi que ces relations adultères ne sont pas (explicitement) consommées dans ce roman, mais du point de vue des Écritures, cela n'excuse rien[5].
Dumas soutient son point de vue en présentant le mari comme une mauviette pathétique qui néglige sa femme, ce qui laisse entendre, sans trop de subtilité, que ce mari mérite d'être trahi et cocufié. Tel qu'il est présenté par Dumas, le mari est clairement un perdant, un loser méprisable comme disent les Américains. Et la femme adultère est inévitablement dépeinte comme une femme active, une beauté remarquable (méritant donc l'attention d'un homme prestigieux) et une femme négligée. Il n'y a non plus AUCUNE allusion, nulle part, au fait que la dame en question commet une faute en rompant ses propres vœux de mariage, prononcés devant Dieu et les hommes. Manifestement cette question ne préoccupe pas Dumas.
Dans leurs relations avec les hommes, les femmes aiment (trop ?) jouer les VICTIMES[6] et Dumas joue fort habilement de ce violon. Sur le plan politique, jouer la victime est très rentable pour les femmes, car les victimes peuvent exiger qu'on les compense de leur victimisation, tandis que d'un autre côté personne ne songerait de les tenir responsables de leurs propres gestes ou attitudes. Les victimes n'ont jamais de comptes à rendre. Et finalement, bien sûr, l'amant, l'homme adultère est présenté comme jeune, beau, gagnant tous ses combats et cool. Le mâle trophée, le super-héros qui habite les fantasmes[7] féminins... En prime, un mâle trophée joue son rôle en attirant davantage l'attention sur sa compagne, ce qui renforce son estime de soi fragile... Bien entendu, dans ce récit aucun de ces adultères ne regrette ses gestes. On ne fait que “ s'amuser ” après tout ?? C'est ainsi que l'on vend la salade de l'adultère...
Enfin, si je ne peux prétendre ici avoir définitivement résolu le “mystère Reepicheep” j'ai pu tout de même accumuler certaines preuves circonstancielles qui laissent entendre que l'hypothèse que Lewis se soit inspiré du personnage D'Artagnan pour développer le personnage de Reepicheep dans les Chroniques de Narnia est une thèse plausible (mais non démontrée). Enfin, au lecteur de juger....
Qui sait, si un jour j'aurai l'occasion de tirer cette question au clair avec Lewis lui-même (dans un pub au ciel) et établir si en effet le personnage de D'Artagnan a pu servir de modèle pour la souris Reepicheep...
[1] - De manière générale, il semble que Lewis avait une mémoire littéraire phénoménale et si au cours d'une discussion quelqu'un citait un couplet d'un poème qu'il avait lu, Lewis pouvait, de mémoire, réciter plusieurs couplets suivants. Lors de la Première Guerre mondiale, Lewis servit dans les tranchées près d'Arras-Fampoux et Monchy et en avril 1918 fut blessé par un éclat d'obus au mont Bernenchon près de Lillers. Son autobiographie, Surprised by Joy, est rehaussé de citations en grec, latin, italien, allemand et français et on signale qu'à 17 ans il avait non seulement appris à lire le latin et le grec, mais avait acquis la capacité de rédiger des compositions dans ces langues.
[2] - Le texte original en anglais :
You will have the laugh of me this time. While having a few days in bed recently I tried, at W's [Warren, Lewis' brother] earnest recommendation, to read The Three Musketeers, but not only got tired of it but also found it disgusting. All these swaggering bullies, living on the money of their mistresses – faugh! One never knows how good Scott is till one tries to read Dumas. Have you noticed how completely Dumas lacks any background? In Scott, behind the adventures of the hero, you have the whole society of the age, with all the interplay of town and country, Puritan and Cavalier, Saxon and Norman, or what not, and all the racy humour of the minor characters: and behind that again you have the eternal things – the actual countryside, the mountains, the weather, the very feel of travelling. In Dumas, if you try to look even an inch behind the immediate intrigue, you find just nothing at all. You are in an abstract world of gallantry and adventure which has no roots – no connection with human nature or mother earth. When the scene shifts from Paris to London there is no sense that you have reached a new country, no change of atmosphere. And I don't think there is a single passage to show that Dumas had ever seen a cloud, a road, or a tree. In a word, if you were asked to explain what you and I meant by ‘the homely' in literature, you could almost reply, ‘It means the opposite of The Three Musketeers.'
[2a] - Le dévot des Lumières qu'est Dumas ne cache pas son mépris du chrétien. L'épisode de la séduction et de la corruption du puritain Felton (second du lord de Winter) aux chapitres 55-58 expose assez bien ce mépris: voilà un chrétien borné et stupide, complètement dupé (et manipulé) par une femme... Mais à Dumas il lui faut un chrétien cohérent comme cible, (pour user du langage du 20e siècle) donc un fondamentaliste. Un anglican, qui n'est qu'un catholique sans pape, ne lui aurait pas suffit.
[3] - Celle de la reine de France avec le duc de Buckingham et celle de Constance Bonacieux avec D'Artagnan...
[4] - Qui sait si le silence complaisant des pasteurs protestants français sur le sujet de la normalisation de l'adultère dans la culture française n'est pas un facteur significatif déclenchant les jugements et humiliations nationales tombés sur la France aux XIXe et XXe siècles. La guerre franco-allemande de 1870, la Première Guerre mondiale et l'écrasante défaite de la Deuxième Guerre mondiale ? Enfin, vaut mieux que les Français eux-mêmes y réfléchissent. Mais bon, il est utile que tous se rappellent que Dieu juge encore les individus, les peuples et les nations.
[5] - Voir : Matt 5: 28.
[6] - Que resterait-il d'ailleurs du féminisme si on exclut cet argument ? Mais l'argument redouble sa force dans le fait que l'homme qui ose jouer le MÊME jeu se couvre immédiatement de ridicule...
[7] - Et à défaut d'être beau, prestigieux et riche à craquer ça peut aller. Voyez Mick Jagger, même avec la gueule qu'il a, il n'a jamais eu de peine à attirer les femmes...