Paul Gosselin, anthropologue (juin 2007)
Si on vous proposait d'envoyer vos enfants dans une école dont on vous assure que l'enseignement est de première qualité seriez-vous d'accord même si, mais qu'on vous mentionne, en passant, qu'elle est contrôlée par un groupe de raëliens ou encore des musulmans ou encore des témoins de Jéhovah ? Si on appartient à l'un de ces groupes, la question ne se pose pas, mais pour les autres, la question de l'idéologie ou de la religion dominant cette institution poserait problème. Pour trancher, le parent devrait d'abord prendre connaissance de ce système de croyances pour la comparer avec la sienne et évaluer à la fois les compatibilités et incompatibilités ainsi que les conséquences éthiques de ce système de croyances. Ce sont des questions sérieuses qui méritent attention et réflexion la tête froide.
Pour comprendre notre situation actuelle, il est utile de faire un peu d'historie. Autrefois en Occident le système de croyances judéo-chrétien dominait. Cela pouvait se manifester soit par la présence dominante du discours catholique ou encore protestant. À partir du Siècle des Lumières, on a vu se développer un courant de pensée qui est dans une large mesure une réaction au christianisme et c'est le système de croyances moderne. Le système de croyances moderne a monté en influence largement au XIXe siècle et a été dominant au XXe siècle. Le système idéologico-religieux moderne affirme que plutôt que de se référer à la Bible ou à la tradition de l'église, désormais la science serait la source véritable du savoir et du salut. Sur le plan cosmologique, elle nous affirme que le monde significatif est le monde empirique uniquement. Elle rejet le concept du surnaturel et en particulier l'idée d'une divinité créateur devant qui l'on pourrait avoir des comptes à rendre... Si autrefois en Occident la hiérarchie ecclésiastique ou la Bible était le garant de la Vérité, désormais la science joue ce rôle. L'empirique et la Raison devaient constituer la fondation de tout savoir digne de mention. On peut donc voir le Siècle des Lumières comme le projet d'ériger un système de croyances parallèle (et en réaction) au système judéo-chrétien qui avait dominé en Occident jusqu'à lors. Il faut bien comprendre une chose dans le projet moderne, c'est-à-dire le rôle central que joue l'éducation dans le salut moderne. Puisque la science et la raison sont la source de salut, l'éducation de masses constitue un des moyens de conversion les plus importants ainsi que le chemin du ciel moderne où tous seront libérés de leurs superstitions religieuses[1].
Vu l'importance centrale des écoles dans ce projet idéologico-religieux il est essentiel de comprendre le rôle marketing que joue l'équation école laïque = école neutre. Cette équation n'a dans les faits aucun fondement sur le plan anthropologique, mais elle est très utile sur le plan marketing, car elle exclut tout regard critique sérieux au projet idéologico-religieux des modernes[2]. Évidemment quelques nuances sont utiles. En Europe, le processus de laïcisation a été complété vers le début du XXe siècle dans la majorité des pays francophones. Au Québec cela s'est fait beaucoup plus tardivement et ce processus s'est engagé de manière sérieuse qu'après la Seconde Guerre mondiale, particulièrement dans les années 60, ce que l'on appelle ici la Révolution Tranquille. À vrai dire le processus n'est pas encore terminé, les commissions scolaires confessionnelles n'ont été éliminées (remplacées par des commissions scolaires linguistiques) que vers 1999 et l'on tente encore d'éliminer jusqu'aux derniers cours de religion dans les écoles d'État.
Et si le concept que le système d'éducation laïque puisse être, au fond non pas neutre, mais idéologique vous semble invraisemblable, notez un fait parmi tant d'autres. Récemment dans les médias au Canada, on a fait état d'une enquête[3] réalisé par la firme Léger Marketing pour le compte de l'Association québécoise pour la prévention du suicide. On a noté deux choses. D'abord que dans les provinces canadiennes où le taux d'acceptation social du suicide est le plus élevé, cela concorde avec les taux de suicide les plus élevés. Par ailleurs on a aussi noté que dans une population particulière le niveau d'acceptation du suicide croît avec le niveau d'éducation. À mon sens ce n'est pas un hasard. Il y a lieu de penser que l'on pourrait faire bien d'autres corrélations entre le niveau d'éducation et attitudes sociales. Aucun système d'éducation ne peut être neutre. Aucun système d'éducation ne peut éviter d'aborder la question cosmologique et de là, ne peut éviter les questions morales et de la signification de la vie. Ceux qui font des études universitaires, qui ne remettent pas en question la neutralité des écoles laïques et qui croient que leur formation n'aura comme seul effet de leur donner les informations et compétences pour un emploi sont les plus vulnérables face à la propagande postmoderne. Pour se donner une perspective critique face au système postmoderne, il faut d'abord revoir de manière critique la cosmologie, car c'est le fondement de tout le reste.
Pour comprendre ce concept, il faut faire un peu d'histoire.
Le système de pensée moderne est lhéritier du Siècle des Lumières. Dans une large mesure, cest une réaction au christianisme et il affirme que désormais la science serait la source véritable du savoir et du salut. Si autrefois en Occident la hiérarchie ecclésiastique ou la Bible était le garant de la Vérité, désormais la science joue ce rôle. L'empirique et la Raison devaient constituer la fondation de tout savoir digne de mention. Sur le plan pratique, la politique se trouve désormais " au cur des choses ", cest-à-dire le salut moderne est souvent politique. Dans nos milieux francophones, il est frappant de constater à quel point lÉtat a remplacé le rôle central et religieux joué autrefois par lÉglise catholique. LÉtat[4] est désormais lautorité vers laquelle on se tourne pour le salut. Le discours et lactivisme politique (ou syndical) remplacent les dévotions, les pèlerinages et les uvres charitables dautrefois.
Dans les périodes les plus optimistes des penseurs modernes, on prévoyait que les scientifiques et techniciens nous conduiraient vers une ère de prospérité et de paix sur terre, où la technologie ferait des miracles pour dissiper la maladie ainsi que les limites conventionnelles de lexistence humaine et où la science nous rendrait tous raisonnables. Mais le 20e siècle a détruit beaucoup de ces espoirs. Aujourdhui, depuis Auschwitz, la bombe H, la résurgence de maladies vaincues telle la tuberculose, les OGMs et les divers problèmes de lenvironnement liés aux progrès techniques, on est plus prudent.
Comme son nom lindique, le postmoderne est bien sûr une réaction au système moderne, mais il est toujours la poursuite de la réaction moderne au christianisme. En réaction au moderne, la vision du monde postmoderne ne sintéresse plus aux projets politiques collectifs, universels. Même la science nest pas à labri des remises en question. Le postmoderne rejet le concept de progrès. On dira simplement que cest un truc occidental.
Si le postmoderne abandonne la Révolution et les grands projets politiques, une des options pour le salut quelle propose est le djihad sexuel. Jouissez au max tant que la santé (ou le système de santé) le permets. Rien dautre ne compte. Tandis que la raison et la vérité étaient au cur du modernisme, le désir et l'épanouissement sont au cur du système postmoderne. Le postmoderne ne rejette plus de manière absolue le spirituel ou la religion (comme ce fut le cas de l'idéologie moderne). Le matérialisme pur et dur nest donc plus obligatoire, locculte même nest pas exclu (JK Rawlings s'en félicite)
Le catéchisme postmoderne
Pour vous aider à reconnaître linfluence postmoderne, on va examiner quelques principes de base de ce système de pensée. On va donc regarder brièvement le catéchisme postmoderne. Comme le moderne, le postmoderne sappui sur la cosmologie matérialiste proposée par Charles Darwin.
Si on réduit cette cosmologie à sa plus simple expression, pour lindividu, ça revient à dire «Je viens de nulle part et ma destination finale est aussi le néant » Lavantage de la cosmologie darwiniste est de détruire lidée du Législateur et de la Loi. Le postmoderne rejette totalement le concept de Vérité. Le postmoderne affirme plutôt que «Chacun a sa vérité». Lindividu est donc le seul point de repère absolu. Le postmoderne déteste lidée dune contrainte, de se sentir privé de sa marge de manuvre. Il rejette donc lidée que Quelque Chose ou Quelquun puisse avoir un mot à dire sur ses attitudes et son comportement. La poursuite de lautonomie est donc fondamentale. Son salut cest lépanouissement. Le postmoderne DÉTESTE le concept de jugement, car a priori, il n'existe pas de système éthique/moral universel. Vu le rejet du concept de Vérité, cela implique que lon peut être postmoderne à saveur Nouvelle Âge, postmoderne à saveur catholique, postmoderne à saveur musulmane, voir même à saveur évangélique
Et le contexte scolaire?
Voyons quelques manifestations de l'idéologie postmoderne dans les dossier de l'éducation au Québec. En 1999 le Rapport Proulx avait été proposé au gouvernement de la province du Québec (Canada) et avait pour but de faire avancer la cause des écoles totalement laïques dans cette province. Ce rapport s'objectait aux écoles confessionnelles (existant à l'époque) de manière générale (1999: 50):
"Dans le contexte des sociétés modernes, démocratiques et pluralistes, une religion ne peut plus prétendre fonder les identités nationales, « normer » la vie sociale, ni définir les institutions. Lorsqu'elle désire maintenir un tel rôle, elle ne peut le faire sans exclure, ne serait-ce que symboliquement, tout citoyen qui ne partage pas sa vision du monde."
Le point 4 des conclusions du rapport Proulx vise en particulier toutes les écoles à projet particulier appuyé sur des valeurs religieuses. Il indique (1999: 230):
"4- Nous recommandons que la Loi sur l'instruction publique précise que les valeurs et les croyances propres aux confessions religieuses[5] ne peuvent servir de critères pour l'établissement d'une école à projet particulier."
Il en découle de telles affirmations que la seule solution, ce sont des écoles neutres sur le plan idéologique, des écoles laïques... Sur la question de l'existence possible d'un système d'éducation véritablement neutre, une des anthropologues les plus renommées du XXe siècle, Margaret Mead, notait (1978: 1):
"In its broadest sense, education is the cultural process, the way in which each newborn human infant, born with a potentiality for learning greater than that of any other mammal, is transformed into a full member of a specific human society, sharing with the other members a specific human culture. From this point of view we can place side by side the newborn child in a modern city and the savage infiant born into some primitive South Sea tribe. Both have everything to learn. Both depend for that learning upon the help and example, the care and tutelage, of the elders of their societies."
Ainsi l'éducation est la transmission, à une nouvelle génération, de la culture d'une société. On peut supposer que tous peuvent s'entendre sur ce point. Mais qu'est-ce au juste que cette "culture" ? Est-il possible que la "culture" puissent être vraiment neutre sur le plan idéologique ou religieux ? En anthropologie, on considère de plus en plus la culture elle-même comme une manifestation d'une religion ou encore une vision du monde. Il s'agit bien sûr d'une manifestation spécifique dans le temps (une époque historique en particulier) et l'espace (dans un lieu géographique particulier) et porté par des individus dotés d'une langue particulière. Marc Augé, un anthropologue français, discutant des pratiques symboliques en Occident, a émis des commentaires laissant sous-entendre l'identité de la religion et de la culture. (1982: 320):
"Sans doute serait-il très difficile, mais non entièrement vain, de chercher à mettre en évidence les liaisons subtiles entre les divers pratiques symboliques parcellaires qui constituent pour une partie importante des sociétés modernes une manière de religion sans foi ni culte unifié. Un projet de ce genre impliquerait une démarche inverse de celle de l'anthropologie religieuse, notamment telle que la définit une de ses théoriciens les plus avertis, Clifford Geertz: "The anthropological study of religion is therefore a two-stage operation: first an analysis of the system of meanings embodied in the symbols which make up the religion proper, and, second, the relating of these systems to social-structural and psychological processes." (Geertz 1966, p.42). Car ce serait alors moins la religion qu'il s'agirait de définir comme un système culturel que la culture, appréhendée dans ses manifestations les plus contrastées, qu'il faudrait tenter de cerner comme un ensemble virtuellement systématique et implicitement religieux."
Si tel est le cas, et qu'un des objectifs de l'école est de communiquer aux étudiants une «culture générale», comment peut-on considérer qu'il puisse exister des écoles véritablement neutres sur le plan idéologique ? En d'autres termes, le système scolaire constitue non seulement un canal pour des informations et compétences permettant à l'individu de remplir un rôle utile dans la société, il ça implique inévitablement une initiation à des valeurs, à une vision du monde ou à une religion. Employez le terme que vous voulez, ça revient au même... L'école laïque, non-religieuse est donc une fiction, impossible. L'influence d'une religion ou une vision du monde dans un contexte scolaire est inévitable. Il va de soi, par exemple, qu'aucune école ne peut éviter de transmettre des systèmes de valeurs, et ces systèmes de valeurs sont inévitablement liés à une religion. Que l'on reconnaisse ou non cette influence idéologico-religieuse ne change rien à cette réalité. Rejetant les illusions des Lumières sur la dichotomie laïc/religion Mircea Eliade note (1972 : 32) :
"On n'avait pas pensé à assimiler la fonction de la mythologie au rôle de l'instruction, parce qu'on négligëait une des notes caractéristiques du mythe: celle qui consiste précisément à créer des modèles exemplaires pour toute une société. On reconnait d'ailleurs là une tèndance qu'on peut appeler généralement humaine, à savoir: transformer une existence en paradigme et un personnage historique en archétype. Cette tendance survit même chez les représentants les plus éminents de la mentalité moderne."
Eliade ajoute (1963: 18):
"La fonction maîtresse du mythe est donc de fixer les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les activités humaines significatives: aussi bien l'alimentation ou le mariage, que le travail, I'éducation, ou la sagesse."
La question se pose alors, quels sont les mythes que nous proposent nos écoles dites laïques? Le discours issu du SIècle des Lumières voit des mythes partout, ailleurs, mais il lui est interdit de se regarder dans ce miroir... Pour les gens cultivés d'une autre génération, le rôle inévitablement idéologique de l'éducation était transparent. Avec une grande perspicacité, le poète américain T. S. Eliot, par exemple, note à ce sujet (1965/1991 : 75-76)
If we see a new and mysterious machine, I think that the first question we ask is, 'What is that machine for?' And afterwards we ask, 'How does it do it?' But the moment we ask about the purpose of anything, we may be involving ourselves in asking about the purpose of everything [cosmology]. If we define education, we are led to ask 'What is Man?'; and if we define the purpose of education, we are committed to the question 'What is Man for?' Every definition of the purpose of education, therefore, implies some concealed, or rather implicit philosophy or theology. In choosing one definition rather than an other, we are attracted to the one because it fits in better with our answer to the question 'What is Man for?' We may not know what our own answer is, because it may not be fully conscious, and may be wholly unconscious; our answer is not always in our minds, but in the unconscious assumptions upon which we conduct the whole of our lives. The man who has made the definition which you accept or reject, wholly or in part, may be more aware or less aware of the implication of his definition than you are: at the moment when he makes the definition, and at the moment of your reaction to it, probably neither of you is aware of all that is beyond the margin of the field of discourse.
Discutant toujours de la définition ou le but de l'éducation, Eliot ajoute cet avertissement (1965/1991 : 99)
In a liberal society every writer on the subject will have some social purpose of his own; something he wishes to retain, restore, or introduce through the means of education. Therefore he should know himself how far his assumptions are his own, and how far his is justified in assuming that they are shared by all intelligent men of good will. He should in short, examine his premises.
Eliot fournit dexcellents points de repères pour déconstruire le processus de laïcisation, processus qui abouti, lorsque parvenu à maturité, à une religion de/dans lÉtat (1965/1991 : 114)
Thus when religion comes to be more and more an individual matter, and is no longer a family tie; when it becomes a matter of voluntary association on a day a week when the weather is neither too good nor too bad, and of a traditional and more meaningless verbiage in the pulpit and at times upon the political platform; when it ceases to inform the whole of life; then a vacuum is discovered, and the beliefs in religion will be gradually supplanted by a belief in the State.
Cela ne décrit-il pas lessence de lévolution de la société québécoise depuis la Révolution Tranquille? Dans ce contexte, il n'est pas inutile de noter que sur le plan historique le système scolaire dont nous bénéficions actuellement n'est pas apparu, le fruit du hasard. Dans la très grande majorité des cas, les grandes institutions du savoir (universités) et les diverses autres institutions d'enseignement en Occident ont été fondées par des individus motivés par des convictions judéo-chrétiennes, si ce n'est carrément par des organismes religieux catholiques ou protestants. À l'origine, l'ensemble de leur curriculum était, de manière implicite ou explicite, motivé par des convictions judéo-chrétiennes. Évidemment, aujourd'hui, presque toutes ces institutions ont été récupérées par les élites dites séculières, mais le fait de leur origine religieuse demeure.
D'autre part, on ignore généralement que la méthode scientifique, lieu de pèlerinage par excellence du discours laïque, n'est pas neutre sur le plan idéologique car elle est issue directement de la vision du monde judéo-chrétienne[6]. Dans un essai publié initialement en 1925, Alfred North Whitehead, un mathématicien anglais, a fait les remarques suivantes touchant les origines de la science (1967: 12-13):
"Je ne pense pas, cependant, avoir mis en évidence la plus grande contribution du moyen âge au développement du mouvement scientifique. Il s'agit de la croyance profondément enraciné que le moindre événement peut être mis en relation avec ses antécédents d'une manière parfaitement définie, révélant des principes généraux. Si on élimine cette croyance, les travaux incroyables des scientifiques seraient futiles. C'est cette conviction instinctive, maintenue précisément devant l'esprit, qui est le puissant motif de recherche: "Il y a un secret qui peut être dévoilé". Comment se fait-il que cette conviction ait été imprimé de manière si vive sur l'esprit collectif européen ? Quand nous comparons l'attitude de la pensée européenne avec l'attitude d'autres civilisations lorsque laissées à elles-mêmes, il semble qu'elle ne peut avoir qu'une source. Elle doit tirer sa source de l'insistance médiévale sur le rationalité de Dieu, conçu avec l'énergie personnelle de Yahvé et la rationalité d'un philosophe Grec. Chaque détail était surveillé et ordonné: les recherches sur le monde naturel pourraient seulement résulter dans la justification de la foi dans la rationalité. Il faut se rappeler que je ne parle pas des croyances explicites d'un petit groupe d'individus. Ce dont il est question ici est l'impression laissée sur l'esprit européen par une foi millénaire. J'entends par ceci une tournure instinctive de la pensée et non pas un credo composé de lettres mortes.
En Asie, les conceptions de Dieu étaient d'un être ou bien trop arbitraire ou trop impersonnel pour que de telles idées aient eu un impact sur les habitudes instinctives de l'esprit. Tout incident particulier pourrait être dû à la volonté d'un despote irrationnel, ou pourrait émaner d'une origine des choses impersonnelles et mystérieuses. On n'y retrouvait pas la même confiance comme dans le cas d'un être personnel rationnel et intelligent.[7]"
Il faut aussi noter qu'aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque la science est née en Europe, elle était liée de manière intime à la vision du monde judéo-chrétienne. Dans la citation qui suit l'historien John Durant décrit la montée, l'apogée et le déclin de cette symbiose entre la vision du monde judéo-chrétienne et la science (1987: 15):
"Throughout the seventeenth and eighteenth centuries in Europe, the study of life was intimately interwined with religious, and more particularly with Christian beliefs about the inter-relationships between God, nature, human nature, and human society. In this period, there was fashioned a broad synthesis of natural history and religion which, albeit in many different forms, was every bit as powerful as the synthesis of Aristotelian cosmology and Christian theology in the medieval period. This synthesis is to be found in embryo in the work of the seventeenth century English naturalist John Ray, in vigorous youth in the ideas of the eighteenth century Swedish taxonomist Carolus Linnaeus, in subtle maturity in the writings of the French comparative anatomist Georges Cuvier and the German polymath Johann Wolfgang von Goethe, and in advanced and somewhat decrepit old age in the publications of the Swiss-American palaeontologist Louis Agassiz and the English comparative anatomist Richard Owen."
On pourrait examiner longuement la question ici, mais ce n'est pas notre sujet central. Dans un contexte où le culte de la science (comme autorité épistémologique) est toujours peu remis en question (et surtout dans les médias), la science reste liée à un discours idéologique, mais il ne répond plus aux évêques et aux archevêques, mais aux convictions et à la vision du monde des élites scientifiques offrant le discours que veut bien entendre les médias.
Lorsque le rapport Proulx recommanda (p. 230), le développement d'un "enseignement culturel des religions obligatoire pour tous" cela semble un compromis raisonnable. Les franco-protestants et autres groupes chrétiens n'ont aucune raison de protester, puisque leurs "droits" sont respectés ! Mais qu'en est-il au juste ? Éliminer toute mention de la religion serait trop brutal, trop maladroit. Les gens comprendraient peut être un acte aussi aggressif. Les Américains ont souvent un discours moins nuancé et leurs élites disent tout fort des choses que les élites francophones n'oseraient jamais, mais en huis clos admettraient bien. Daniel Dennett professeur de philosophie à l'université Tufts, dans son livre Darwin's Dangerous Idea expose au grand jour sa conception de la tolérance religieuse et de son peu de respect pour la responsabilité des parents (1995: 516,519):
"Save the Baptists! Yes, of course, but not by all means. Not if it means tolerating the deliberate misinforming of children about the natural world. According to a recent poll, 48 percent of the people in the United States today believe that the book of Genesis is literally true. And 70 percent believe that "creation science" should be taught in school alongside evolution. Some recent writers recommend a policy in which parents would be able to "opt out" of materials they didn't want their children taught. Should evolution be taught in the schools? Should arithmetic be taught? Should history? Misinforming a child is a terrible offense. A faith, like a species, must evolve or go extinct when the environment changes. It is not a gentle process in either case. ... This is already accepted practice, but we tend to avert our attention from its implications. We preach freedom of religion, but only so far. ... It is nice to have grizzly bears and wolves living in the wild. They are no longer a menace; we can peacefully coexist, with a little wisdom. The same policy can be discerned in our political tolerance, in religious freedom. You are free to preserve or create any religious creed you wish, so long as it does not become a public menace. .... The message is clear: those who will not accommodate, who will not temper, who insist on keeping only the purest and wildest strain of their heritage alive, we will be obliged, reluctantly, to cage or disarm, and we will do our best to disable the memes they fight for. ... If you insist on teaching your children falsehoods-that the Earth is flat, that "Man" is not a product of evolution by natural selection-then you must expect, at the very least, that those of us who have freedom of speech will feel free to describe your teaching as the spreading of falsehoods, and will attempt to demonstrate this to your children at our earliest opportunity. Our future well-being-the well-being of all of us on the planet-depends on the education of our descendants."
On voit bien que pour ces élites si on ne peut éliminer la religion comme les prophètes du Siècle des Lumières avaient prévu, il faut tout de même tenter de limiter son influence et repousser lorsque possible, les gens religieux dans un ghetto, un zoo culturel où ils ne peuvent avoir aucune influence sur la société élargie, voir même leurs propres enfants...Mais dans le contexte présent, ce qui préoccupe les gens religieux qui n'ont pas encore compris le pot aux roses, c'est «qu'on a perdu le cours de religion traditionnelle». La solution ? Il suffit alors d'offrir un petit cours de religion bidon et tous sont heureux ! Par la suite on s'arrange pour que ce cours soit marginalisé dans le temps disponible à l'horaire par rapport au reste du curriculum et rien n'empêche l'engagement d'un professeur pour enseigner un cours de religion dont le contenu (catholique ou protestant) n'aurait aucun rapport avec les convictions personnelles de l'enseignant. Ainsi, on s'assure que ce processus reste un gaspillage de temps et d'argent pour tous les individus impliqués (étudiants d'abord mais parents et professeurs aussi). Seul, peut être, le gouvernement et nos élites politiquement corrects y trouvent leur compte... Leur contenu idéologie est assuré de passer et c'est sans doute tout ce qui importe. Mais le citoyen ayant compris la nature idéologique ou religieuse du système d'éducation dite laïque saisira d'abord qu'on lui passe un sapin, c'est-à-dire un système de croyances dans un système soi-disant neutre et, par ailleurs, que ce subterfuge a comme conséquence de biffer complètement son choix de système de croyances aussi efficacement qua pût le faire l'Inquisition au Moyen Âge.
La dichotomie laïque / religieux.
C'est un fait ignoré du grand publique qu'en anthropologie des religions, le concept de religion[8] dans son sens populaire a été abandonné depuis un bon moment et que désormais on considère sur un même pied les idéologies [politiques] et religions. Toutes ont comme fonction de fournir un cadre conceptuel qui donne un sens au monde et des stratégies pour tenter de diminuer le sentiment d'aliénation qui frappe, sous une forme ou un autre, tous les humains qui vivent dans ce monde déchu. Dans le cas des idéologies matérialistes, il faut constater que le cadre conceptuel est plus étroit et moins riche, mais pour ses adeptes, il sert tout de même à fournir le sens de leur existence. Le cadre conceptuel sert justement de point de repère pour répondre aux grandes questions "Qu'est-ce que je fais ici ? Comment se fait-il que les choses sont comme ça ?" Dès que la question des origines (de la vie ou du cosmos) est abordée par exemple, l'intervention d'un mythe d'origine, sous une forme ou une autre devient inévitable[9]. On utilise de manière interchangeable, en anthropologie des religions, les termes "idéologie", "religion" ou simplement "système de croyances". Dans ce champ d'études, on considère simplement que la religion est universelle et qu'il est illusoire de croire qu'une société peut s'en passer. Le sociologue américain Thomas Luckmann, auteur du livre The Invisible Religion, note à ce sujet: (1970: 78):
"Laffirmation que la religion est présente dans une forme non spécifiée dans toutes les sociétés et chez tous les individus acculturés normaux est, dès lors, axiomatique. Cette affirmation sous-entend une dimension religieuse dans la définition de lindividu et de la société, mais elle est vide de contenu empirique spécifique.*"
Toute société comporte donc une religion ou système de croyances sous une forme ou une autre. La religion est donc universelle, inévitable. L'Occident post-moderne n'y fait pas exception et que l'on prenne conscience ou non de ce fait n'y change rien. Évidemment dans les médias populaires, le terme "religion" (dans son sens habituel, ce qui sert à identifier les grandes religions mondiales) reste en usage, mais il faut se demander si c'est le cas, à qui cela peut servir ? À qui ce terme peut être utile sur le plan idéologique? Est-ce pour masquer certaines choses et mieux se positionner... Quels sont les systèmes de croyances ciblés par ce concept et d'un autre côté, quels sont les systèmes de croyances que l'on évite de débusquer ?
Touchant un point qui est généralement ignoré, Luckmann note que le processus, par lequel on forme notre identité individuelle ou collective est, par ailleurs, fondamentalement religieux. Il l'explique comme suit: (1970: 70):
"The personal identity of a historical individual is, thus, the subjective expression of the objective significance of a historical world view. Earlier we defined the world view as a universal form of religion. Correspondingly, we may now define personal identity as a universal form of individual religiousity."
C'est inévitablement une question pertinente dans le contexte scolaire. Dès qu'on touche à la question de la sexualité, la question de l'identité lui est liée. Aucun discours sur la sexualité, qu'il soit proposé par des intervenants religieux ou laïques, ne peut éviter un lien à un système idéologico-religieux. Touchant le processus de développement de l'identité l'anthropologue KOL Burridge note (1979: 36):
"Pour la majorité des Occidentaux, la conception, tout comme la naissance, est un événement biologique et rien dautre, mais elle n'est ni clairement observable, ni régulière, prévisible ou ordonnée. Les inférences et hypothèses au sujet de son avènement et de sa signification par rapport à l'ordre social forment une matrice riche de connaissances scientifiques, dogmatiques et mystiques. Il est question ici de continuités biologiques et culturelles. Pourquoi suis-je ici, pourquoi devrais-je être ici? Si cela fait partie dun dessein, de quel dessein sagit-il, et que suis-je censé faire du don de la vie? Si cest par hasard - qui peut impliquer un dessein ailleurs - ou simplement sur le plan existentiel, que peut-on faire de la vie? La plupart des gens se tournent vers les catégories culturelles pour la réponse à ces questions. Et puisque pour le grand nombre les réponses ont été fournies avant de poser les questions, ils les acceptent et sy conforment.*"
En d'autres termes, pour la majorité, leur identité est, dans une très grande mesure, formé par le discours système idéologico-religieux dominant. Dans notre contexte, il FAUT poser la question quel est au juste ce système ? Berger et Luckmann sont d'avis qu'il faut reconnaître l'identité fonctionnelle des cosmologies qui fondent les conceptions de l'homme dans les mythes religieux et les théories psychologiques modernes. (Berger et Luckmann 1980: 160-161):
"Si des théories touchant l'identité [personnelle] sont toujours impliquées dans les théories plus exhaustives au sujet de la réalité, il faut bien comprendre cela en termes de la logique sous-tendant ce dernier. Par exemple, une théorie psychologique interprétant certains phénomènes empiriques en termes de possession par des êtres démoniaques doit être comprise dans le contexte d'une théorie mythologique du cosmos, et il est inapproprié de l'interpréter dans un cadre non mythologique. De même, une théorie psychologique interprétant les mêmes phénomènes en termes de perturbations électriques au cerveau doit être comprise en rapport avec une théorie scientifique globale de réalité, soit humaine et non humaine, et tient sa cohérence de logique sur laquelle se fonde cette théorie. En termes simples, la psychologie [et, peut-être, tous les autres champs de recherches sociaux] prend toujours son appui sur la cosmologie.*"
Il va de soi que les écoles sont intimement liées au processus du développement de l'identité personnelle des élèves qu'elles forment, à la fois sur des questions d'attitudes sexuelles, identités sexuelles, des relations interpersonnelles, attitudes vis-à-vis les groupes ethniques ou raciaux. Il est assez évident que les questions que soulèvent ce processus sont inévitablement idéologiques ou religieuses. Le sociologue américain Jerry Bergman remarque sur la position des organismes qui défendent les écoles laïques comporte ce que les érudits post-modernes appellent un "méta-discours" implicite vis-à-vis les religions traditionnelles et la vision du monde judéo-chrétienne en particulier (1979: 27):
"The fact is, it is impossible not to teach about religion in the schools. Even by scrupulously avoiding all references to religion, religious beliefs, and religious events, one is teaching something very definite about religion, i.e., it is not important, it has had a negligible influence on society both historically and currently, and that to some degree it is not necessary. If students spend 12 years learning history, science, sociology, psychology, and geography and rarely encounter religious beliefs, happenings, events, and ideas, they will probably develop very definite conclusions — essentially that religion is not important."
La neutralité n'est donc qu'un leurre, une illusion. Dans la théorie de la communication, élaborée par l'ingénieur Claude Shannon après la deuxième guerre mondiale, on considère que dans un système de communication lorsque la seule réponse à une question est un silence, cela doit être considéré comme tout aussi significatif qu'un oui ou un non explicite. Il y a plusieurs manières de communiquer... Affirmer la neutralité des écoles laïques n'est pas neutre non plus sur le plan idéologique. Quelques chercheurs plus honnêtes (ou plus cyniques) admettent l'illusion de la neutralité. Le professeur d'histoire des religions Bruce Lincoln (1999: 209) est d'avis que le discours universitaire peut être considéré comme une forme de mythologie avec notes de bas de pages. Ceci implique inévitablement qu'il est idéologique et aussi l'impossibilité d'écoles (ou d'universités) neutres.
Le rapport Proulx (p. 50) mentionne le processus de "sécularisation" qui a frappé l'Occident et le Québec en particulier depuis les années 60, mais il donne la version officielle, qui néglige de souligner le caractère idéologique de ce processus. Luckmann souligne que ce processus n'est pas neutre (1970: 91):
"What are usually taken as symptoms of the decline of traditional Christianity may be symptoms of a more revolutionary change: the replacement of the institutional specialization of religion by a new social form of religion."
""Secularization" in its early phases was not a process in which traditional sacred values simply faded away. It was a process in which autonomous institutional "ideologies" replaced, within their own domain, an overarching and transcendent universe of norms."
Le processus de la sécularisation en Occident, et au Québec en particulier, ne consiste donc pas simplement dans une désintégration de l'influence des religions judéo-chrétiennes traditionnelles institutionnalisées[10] face aux progrès de la science comme on l'entend généralement, mais coïncida avec l'expansion de l'influence de diverses idéologies et courants de pensée liés au Siècle des Lumières. Et en Occident ces idéologies et courants de pensée ont investi toutes les institutions politiques, économiques, scientifiques majeures et se font désormais les canaux de communication d'un système de sens ultime et des valeurs entrant en concurrence avec les anciens systèmes de croyances des religions traditionnelles.
Règle générale, ces idéologies se cachent derrière le discours scientifique et la neutralité et évitent comme la peste l'identification de leurs présupposés. Mais dans ce contexte, le mot science est obscure et exploité à des fins idéologico-religieux. Lorsque la science joue un rôle idéologique, il s'agit en fait de scientisme. Touchant ce rôle idéologique du scientisme, les philosophes de la science français Lévy-Leblond et Jaubert remarquent (1975: 41):
"Les gens en général, bien qu'on leur enseigne certains des plus grossiers et des plus anciens résultats de la science, ont toujours eu peu ou pas de compréhension de ce qu'est réellement la science en tant que méthode. Cette ignorance a été perpétuée par tout l'enseignement primaire, secondaire, et même par l'importante partie de l'enseignement universitaire qui ne constitue pas une préparation à la recherche: la science y est enseignée dogmatiquement, comme une vérité révélée. Aussi, le pouvoir du mot «science» sur l'esprit du grand public est-il d'essence quasi mystique et certainement irrationnelle. La science est, pour le grand public et même pour beaucoup de scientifiques, comme une magie noire, et son autorité est à la fois indiscutable et incompréhensible. Ceci rend compte de certaines des caractéristiques du scientisme comme religion[11]."
Le monopole idéologique du gouvernement: Une nouvelle alliance État - Église ?
Évidemment dans le contexte actuel, si on rejette le concept d'écoles neutres sur le plan idéologique ou religieux (agrémentés d'un "bonbon" factice d'un cours de religion qu'on jette aux parents avec des convictions religieuses traditionnelles) cela implique le constat ironique qu'actuellement le gouvernement se trouve alors en situation de monopole religieux. Les cours de religion ne sont qu'un leurre pour satisfaire les dupes. Dans les faits, le gouvernement contrôle le reste du curriculum et garde la part du lion.
Est-ce vraiment le rôle du gouvernement d'imposer ses croyances sur l'ensemble de la population et ce en contradiction avec les désirs manifestés lors des commissions parlementaires? Surtout qu'il n'a reçu aucun mandat de la part de la population lors des élections. Mais lorsqu'on est au pouvoir, on peut ignorer la volonté du peuple si c'est dans un contexte où les médias et les élites politiques ont des intérêts convergents. Est-ce le rôle du gouvernement d'établir une identification à une religion comme ce fut le cas en Europe depuis le Moyen Âge jusqu'au XIXe siècle lorsque presque tous les États européens se lièrent à une église, soit catholique ou protestante? Avec le passage du temps, dans ces états, la religion officielle est devenue généralement sclérosée, méprisée et délaissée. Que les promoteurs gouvernementaux de la religion postmoderne en prennent note...
Ce qu'il y a de particulier au Québec c'est qu'il s'agit d'une société qui, avant la Révolution tranquille, était dominée, dans presque tous les aspects de sa vie sociale, par le discours et l'institution catholique. Aujourd'hui, dans notre société décléricalisée, désormais c'est l'État qui joue ce rôle idéologico-religieux. Elle continue de jouer son rôle traditionnel de gestionnaire des divers services publiques (voirie, protection publique, impôts, ressources naturelles, etc.[12]), mais à ces services traditionnelles s'est greffé toute une panoplie de services au caractère beaucoup plus idéologique. Le budget et les effectifs gouvernementaux ont évidemment été augmentés en conséquence. C'est à lui qu'affluent les activistes "politically correct" qui veulent changer les attitudes (l'avortement dans les années 70-80, aujourd'hui l'euthanasie, les gaies et lesbiennes, demain les activistes pour les droits des animaux?).
Plutôt que de discuter sur la place publique et tenter de convaincre les esprits pour faire des convertis comme dans le cas des religions traditionnelles, il suffit de bons appuis politiques, juridiques et médiatiques. Inutile de convaincre lorsqu'on peut simplement lorsqu'on contrôle les institutions sociaux qui peuvent dire aux gens comment et quoi penser. Dans ce contexte, la séparation de l'État et la Religion est un mythe fort utile, une illusion en fait. Dans la pratique ça veut dire simplement l'exclusion de tout discours ou influence judéo-chrétienne sur la place publique. Elle est renvoyée aux calendes grecques, c'est-à-dire à ce qu'on appelle la vie privée.
Évidemment, d'une partie politique à un autre, l'accent change mais par rapport à la vision du monde judéo-chrétienne, c'est pratiquement sans conséquences. Mais au niveau de l'éducation par exemple, l'État partage son rôle idéologique avec les hautes instances syndicales des milieux éducationnels, qui jouent un rôle parallèle aux ordres séculiers dans l'Église catholique.
En admettant de manière générale le caractère idéologico-religieux des écoles laïques que propose le rapport Proulx, il faut alors retourner le commentaire de ce rapport en le paraphrasant afin de mieux exposer le préjudice qui est fait aux parents québécois (1999: 50):
"Dans le contexte des sociétés modernes, démocratiques et pluralistes, une religion [ou un système idéologico-religieux moderne, même prônée par le gouvernement du Québec] ne peut plus prétendre fonder les identités nationales, « normer » la vie sociale, ni définir les institutions [surtout si le peuple québécois ne l'a pas mandaté pour imposer, avec le poids de sa bureaucratie gouvernementale, un tel point de vue idéologico-religieux]. Lorsqu'elle désire maintenir un tel rôle, elle ne peut le faire sans exclure, ne serait-ce que symboliquement, tout citoyen qui ne partage pas sa vision du monde."
Mais qu'est-ce que ce bonbon que le gouvernement du Québec lance aux communautés francophones protestantes ? Le point 5 des recommandations du Rapport Parent indique (1999: 230):
"Nous recommandons que les régimes pédagogiques de l'enseignement primaire et secondaire prévoient, en lieu et place des enseignements religieux catholique et protestant, un enseignement culturel des religions obligatoire pour tous."
Et bien "un enseignement culturel des religions"? Mais oui, on enseigne la religion comme on désigne les statues et autres vestiges de civilisations mortes dans un musée. Cela implique donc le message subliminale: "Ce sont des artefacts, sans intérêt pour la vie moderne...". De plus, on exige alors que les parents aux convictions chrétiennes se contentent de la petite boîte qu'on appelle "enseignement culturel des religions". Ils doivent se contenter de vivre leur foi dans un petit compartiment politiquement correct et ne pas déranger le statut quo de nos élites postmodernes. On veut repousser les évangéliques dans un joli petit ghetto idéologique que notre gouvernement attentionné a préparé juste pour eux.
Pour souligner à quel point l'affirmation que la religion est une question privée est entré dans nos cerveaux, notons que les politiciens les premier se sont habitués à de tels arrangements. Si, par exemple, un journaliste futé pose une question d'ordre morale à un politicien, celui-ci devra répondre (s'il respecte les conventions postmodernes) "Personnellement je suis contre, mais..." ce qui implique (lorsqu'on décode le message) que dans sa vie privée il a X convictions (religieuses), mais dans sa vie professionnelle ce sont des convictions postmodernes qui s'imposent. Une espèce de schizophrénie religieuse qui s'harmonise bien avec la religion postmoderne et son monopole sur le discours public.
L'ensemble de ces institutions que contrôlent les élites modernes et postmodernes constitue une Église invisible qui propage, selon l'expression de Luckmann, une religion invisible. Quelle est cette nouvelle religion - idéologie? Quels sont ces dogmes ? Dans le contexte actuel, on ne peut pousser plus loin la question, mais elle est examiné en détail dans mon livre Fuite de l'Absolu volume I. Si on rejet le mythe de l'école laïque = école neutre, cela implique deux choses pour le parent consciencieux :
Conséquences sociales du postmodernisme
Un phénomène qui contribue au penchant anti-démocratique postmoderne peut être observé dans linsistance des media, particulièrement au Québec, à « parler au nom du peuple » et rendre compte de ses positions, alors que les consultations méthodiques et sondages contredisent régulièrement, sinon dans la majorité des cas, leurs prétentions. On constate donc lattitude que le peuple doit être convaincu, emmené dans le bon chemin, individu par individu. On sy emploie en lui disant que " tout le monde " pense déjà certaines choses. En fait, on pourrait presque affirmer que les élites dominantes en Occident exigent presque une " conversion individuelle " sinon ladhésion formelle à une certaine perception des choses. J.-F. Lyotard affirme sans ambiguïté à ce sujet (1979: 53)
Il n'y a donc pas à s'étonner que les représentants de la nouvelle légitimation par le peuple soient aussi des destructeurs actifs des savoirs traditionnels des peuples, perçus désormais comme des minorités ou des séparatismes potentiels dont le destin ne peut être qu'obscurantiste.
C'est exactement l'attitude des concepteurs du programme ECR... Sopposer à la destruction de savoirs traditionnels, quils savèrent utiles ou non, est formellement proscrits. Est-ce parce que ça attaquerait le sacro-saint principe que « tout a changé » que véhiculent constamment nos élites postmodernes? Ce principe qui veut que nous ayons tellement progressé que nous pouvons comprendre les concepts idiots du passé, même récent, et les excuser, mais surtout que ce principe les enterre et les annihile totalement et définitivement. Cela semble bien être lattitude fondamentale de la machine gouvernementale qui chercher à imposer ECR.
David Harvey, dans The Condition of Postmodernity, note une faiblesse du discours postmoderne. Dans la négation de luniverselle, il y a la tentation dune pensée régionale, narcissique. Harvey note, touchant les conséquences politiques du postmodernisme (1989: 351):
Au pire, il nous ramène à une politique étroite et sectaire dans laquelle le respect de lautre est mutilé dans les feux de la compétition entre les fragments. Et il ne faut pas oublier que ceci a été le moyen qui a permis à Heidegger de saccommoder du nazisme et qui continue dinfluencer le discours fasciste (à témoin, on peut citer le discours dun dirigeant fasciste contemporain comme Le Pen).
Dans lOccident postmoderne, l'individu (ou la communauté locale) est établi comme source de toute moralité et, puisque Dieu ne saurait plus en être le garant, dès lors l'État (par le biais de ses élites juridiques) se charge de la lourde responsabilité de départager les moralités individuelles. Il est évitable que ce départage des moralités est tranché en rapport avec les principes postmodernes. Discutant de linteraction entre loi et moralité impliquée par le débat sur lavortement, John Garvey souligne le rôle nouveau de la loi dans le contexte postmoderne (1981: 360):
La loi a introduit une bonne part de confusion dans ce débat, mais cela na rien de surprenant en régime démocratique, où la loi devient le terrain de discussion commun. Le problème est que, par le biais dune mutation idolâtre, la loi est devenue non seulement le terrain commun (puisque nous acceptons aucune autre autorité commune) mais la source de tout jugement, le seul standard. Cest comme si la fonction de la loi est non pas de refléter la justice, mais de la créer. Les discussions au sujet de lavortement aboutissent fréquemment à la question: " Est-ce que lon doit permettre ou interdire aux gens davoir un avortement ? " Cette question implique que ce qui est interdit par la loi est mal et ce qui est permis est bien. La loi et la justice se confondent alors de manière complète et avec une correspondance telle que la question devient alors quel comportement doit être imposé par lÉtat ? Dès lors, la loi et la moralité sembrassent, la sagesse équivaut à la législation et César est maître absolu.
Mais dans le contexte postmoderne, une telle conclusion nest elle pas inévitable ? Puisquen Occident la moralité na désormais comme seul support et justification la culture ou les communautés locales, il faut sattendre, sous le règne des élites postmodernes, à une éventuelle dégradation des droits de la personne sur le plan international, car aux yeux du postmoderne, en toute logique, le concept des droits de la personne est le produit de la civilisation occidentale. Il y a lieu de penser qu'une telle démarche se fera par limposition dune définition du bien commun et au moyen de perceptions démagogiques qui mettent chaque individus devant un « faux dilemme » dont le choix souhaitable est clairement« vendu » davance. Dans son essai l'Abolition de l'homme, CS Lewis a longuement discuté de ce processus.
En Occident, les droits de l'Homme sont une série de droits moraux et juridiques que lon estime dus à chaque être humain. Ils sont donc universels, non relatifs. Leur fondement est le principe de légalité des hommes. Dans la perspective postmoderne, imposer au reste de la planète une conception occidentale des droits de lhomme (ou de la femme) constitue alors une forme inadmissible dimpérialisme éthique et idéologique. On admettra la possibilité que le concept des droits de la personne puisse être légitime en Occident, mais rien nexige quil le soit dans dautres contextes culturels. Dans le contexte postmoderne, le rejet des universaux implique aussi le rejet de tout projet de libération sur le plan politique, car le projet d'autonomie-démocratie est lié aux universaux dégalité et de la dignité de tous les humains. Nen déplaise aux adeptes, comme la noté Harvey ci-dessus, sur le plan politique, le postmoderne se situe à lextrême droite et se fera l'allié des dictateurs.
Conclusion
Ainsi le concept d'école laïque/neutre est donc un produit des divers systèmes idéologico-religieux dérivés du Siècle des Lumières. Ce concept est donc un artéfact idéologique au même titre que le concept catholique du purgatoire ou encore le concept marxiste de société sans classes et il doit être perçu et compris dans ce contexte. Il faut comprendre que même si la situation actuelle est très utile pour nos élites modernes et postmodernes[13], bien des gens qui s'affichent chrétiens (catholiques, protestants ou évangéliques) trouveront utile aussi d'ignorer les données présentées ci-dessus. Il y a deux constats qui peuvent motiver une telle prise de position.
Ceci dit, certains matérialistes se permettent une porte de sortie aux impasses traditionnelles en Occident. À l'émission de télévision "Culture et dépendances" (animé par Frank Oliver Giesbert, France 3, le 10 décembre 2003), le philosophe français André Comte-Sponville fait le commentaire suivant:
"Moi, qui n'ai aucune foi, j'essaie d'être un athée fidèle. Et ce que j'appelle la fidélité, par différence avec la foi, ce n'est pas une croyance en Dieu ou en quelque transcendance que ce soit. C'est un sentiment d'appartenance, de filiation, avec les siècles passés qui ont fait de notre civilisation ce qu'elle est. [...] La vraie question, c'est : Que reste-t-il de l'Occident chrétien quand il n'est plus chrétien ?"
À cette affirmation Guy Durand réplique (2004: 35):
"De la, deux choses l'une. Si vous répondez il ne reste rien, vous ne pouvez plus opposer quoi que ce soit ni au fanatisme de l'extérieur ni au nihilisme de l'intérieur; et, croyez-moi ce dernier danger est bien plus important que le premier. Si vous répondez il en reste quelque chose; ce ne peut être une foi commune puisque celle-ci n'existe plus; ce ne peut qu'être une fidèlité commune, c'est-à-dire un attachement partagé à ces valeurs fort anciennes que nous avons reçues et que donc nous avons la charge [sinon l'opportunité] de transmettre."
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[1] - En Occident, cela veut dire chrétiennes.
[2] - Ou postmodernes.
[3] - Texte d'Élisabeth Fleury, journal Le Soleil 10 sept. 2006).
[4]- Toujours cynique, c'est un concept qui aurait plut à Friedrich Nietzsche qui, discutant du besoin de foi et de certitude chez les chrétiens de son époque, le constate aussi chez les incroyants (1886/1950: 289):
De fait, autour de tous ces systèmes positivistes, fume une vapeur de pessimisme ténébreux, de fatigues et de fatalismes, de déceptions et de peurs de nouvelles déceptions; ou alors c'est un étalage de ressentiments, de mauvaise humeur mise en vitrine, l'anarchisme de l'indignation, tout ce qu'il peut y avoir de symptômes ou de mascarades du sentiment de la faiblesse. Voyez encore la violence même avec laquelle nos meilleures têtes vont s'égarer en de misérables culs-de-sac, en de pitoyables impasses, - comme la patrioterie (le chauvinisme des Français, la religion du deutsch allemande), ou comme les héritiers des chapelles esthétiques, - le naturalisme parisien (qui ne trie et ne dévoile de toute la nature que ce qui peut à la fois surprendre et dégoûter, ce qu'on appelle si volontiers à notre époque "vérité vraie"), ou le nihilisme à l'instar de Petersbourg (autrement dit la foi dans l'incroyance, jusqu'au martyre inclusivement); cette violence révèle en premier lieu un besoin de foi, d'appui, de vertèbres, de corset
[5] - Ce point est assez vague et semble ouvrir une porte où l'on admettrait des écoles à projet particulier mais non-"religieux". Il faut alors se demander si le point 4 ne vise strictement que les grandes religions monothéistes ou est-ce que toute forme de religion ou idéologie serait sujet à censure ? Si tel est le cas ,quels sont les critères qui servent à identifier ces religions ou idéologies? Peut-on les rendre publiques afin que tous puissent les examiner et établir leur bien-fondé ? Si ce n'est pas le cas, il y a lieu de penser que ces critères implicites servent en fait à favoriser certains systèmes de croyances et marginaliser d'autres.
[6]-- Voir à ce sujet, Gosselin (1987).
[7]- (Traduction de l'auteur) Immédiatement après cette phrase Whitehead 'atténue' ces affirmations en laissant planer un doute sur l'idée que la logique de la théologie judéo-chrétienne pouvait justifier la foi dans un monde ordonné et intelligible. Il est un peu difficile de déterminer ce qu'il veut dire au juste par ceci étant donné que ses propres affirmations (dans la citation) rendent très bien compte de l'intelligibilité de la nature en fonction de l'intelligibilité du Créateur... à moins de considérer la notion d'un Dieu omniscient et omnipotent comme étrangère à la cosmologie judéo-chrétienne ! Il semble que cette interrogation soit surtout une concession au positivisme régnant. Whitehead ne prend d'ailleurs même pas la peine de la justifier, du moins dans la dissertation sous la considération.
[8]-Lié généralement à l'existence d'êtres surnaturels.
[9]- Voir mon article en ligne: Mythe d'origines et théorie de l'évolution.
[10]- Qui ne sont remplacés par aucune religion.
[11]- Le sympathique philosophe de la science Paul K. Feyerabend fait les remarques suivantes sur cette question (1979: 348):
"Une science qui se targue de posséder la seule méthode correcte et les seuls résultats acceptables est une idéologie, et doit être séparée de l'État [et de son support financier ?? - PG] et particulièrement de l'éducation. On peut l'enseigner, mais uniquement à ceux qui ont décidé d'adopter cette superstition particulière."
[12]- Et le maintien de ces services est un excellent paravent pour masquer l'ensemble de l'implication idéologique du reste des services gouvernementaux. Puisque son pouvoir idéologique est largement fonction de son aura de "neutralité" évidemment elle résistera de toutes ses forces à admettre son rôle idéologique.
[13]- Elles ont tout avantage à maintenir cette illusion dans l'esprit des gens, car ça leur assure un libre accès aux institutions scolaires et leur évite toute critique et remise en question gênante de leurs discours.