Ellen Myers
"Plus que tout, peut-être, nous avons besoin d'une connaissance intime du passé. Ce n'est pas que le passé possède un aura particulier, mais puisque nous ne pouvons étudier l'avenir, et pourtant il nous faut quelque point de repère par rapport au présent pour nous rappeler que les présupposés fondamentaux ont été bien différents à diverses époques. Bien des choses qui semblent certaines aux gens sans éducation ne sont qu'une mode passagère... le savant a vécu à bien des époques et ainsi a un degré d'immunité contre le grand cataracte de non-sens qui se verse sur nous par le biais de la presse et du microphone de notre époque."
C. S. Lewis ("Learning in War-Time" dans "This Weight of Glory", Grand Rapids, MI: Eerdmans Publishing Co., 50-51)
Mon père appuyait sa canne lourde contre un rayon de livres et s'abaissait péniblement dans sa chaise (il avait été gravement blessé et estropié lors de la première Guerre Mondiale). J'étais de retour de l'école, et nous commencions tous les deux notre conversation presque quotidienne avant le dîner. J'avais peut-être douze ou treize ans, et j'aimais mon père.
Eh bien, t'a aimé "L'Histoire de la Révolution Française" par Carlyle? me demandait-il .
Pas tant que la biographie de Robespierre par Hentig, je répondais. (cette biographie, avec ses illustrations superbes qui incluaient un portrait sombre de Robespierre par Greuze, reste gravé dans mes souvenirs) Nous continuions à discuter l'histoire ou bien lire ensemble jusqu'au dîner.
Le bureau minuscule et encombré de mon père contenait des centaines de bons livres d'histoire, car l'histoire avait été sa vocation plutôt que la pratique du droit à laquelle il s'était tourné à contrecoeur sous les pressions de mon grand-père. Maintenant, plus de quarante ans plus tard, après la mort de mon mari et après avoir élevé la plupart de mes enfants, je suis retournée à l'université pour réaliser le rêve de mon père, qui est devenu le mien aussi. De plus, l'histoire, mon premier amour académique, toujours fidèle, ne m'a jamais déçue. Au contraire, et surtout à raison de l'encadrement et les soins reçus d'un excellent professeur[2], j'aime cette recherche plus que jamais. Comme chrétienne je peux pratiquer la discipline de l'histoire sans réserve[3], car c'est le but et la pratique juste de l'histoire d'étudier, de vérifier et de trouver des témoignages écrits de la pensée et de l'action des hommes aussi exactes et aussi vrais que possible. Le chrétien qui songe à l'histoire comme profession peut aussi se réjouir des livres historiques de la Bible qui témoignent de la valeur véritable de l'histoire écrite.
Évidemment il faut reconnaître que tous les écrits historiques, excepté la Bible, contiennent moins que la vérité parfaite sur "ce qui s'est passé vraiment," et peuvent bien perpétuer des inventions tout autant que des faits. Malgré tout le processus d'écrire et faire des recherches historiques d'une manière professionnelle est lié à une étalon absolue, qui est négligée par celui qui s'engage dans cette discipline au risque de se faire du tort à soi-même. Cet étalon, c'est l'existence de sources primaires, et l'attention qu'on leur porte. Les sources primaires, ce sont les rapports rédigés par des témoins d'un événement, les copies d'adresses, de journaux, de généalogies, de listes d'achats, etc., dans leur forme originale. Cet étalon condamne des historiographies biaisés, comme celles du communisme ou du nazisme, parce que leurs recherches sont inévitablement indignes de confiance, et elles commettent même le péché capital de fausser des sources primaires pour appuyer la perspective de leur parti politique.
L'historien doit fonder ce qu'il écrit sur la recherche la plus minutieuse possible des sources primaires et secondaires (celles-ci sont les œuvres d'autres historiens ou commentateurs sur le sujet historique étudié). Si des informations digne de confiance contredisent sa perspective ou ses conclusions, il doit se soumettre sans hésiter. Par exemple, les historiens honnêtes qui avaient tendance à dégager Lenine de la responsabilité pour la terreur et la torture commises par la GPU et la Cheka après la Révolution Russe de 1917, et qui transféraient tout le blâme à Staline, se voyaient corrigés par les recherches consciencieuses sur l'approbation d'une telle terreur et torture par Lenine, prouvée par A. Solzhenitsyne dans son livre L'Archipel du goulag[4].
Parfois la recherche historique ressemble au travail d'un détective et est aussi palpitant. Je n'oublierai peut-être jamais l'intérêt intense de mes recherches touchant la vie de Savva Morozov, un riche adhérant au parti bolchevique avant la Révolution Russe. Le bruit courait que Morozov était vivant et se cachait en Russie après son suicide bien documenté en 1905. Mais existait-il quelque chose de vrai à ces rumeurs? J'etais déterminée de découvrir la vérité. Plusieurs de semaines de lecture intense ne produisirent aucun résultat. Mais enfin, à ma joie immense, je trouvai de l'information apparemment négligée même par la nouvelle Encyclopédie de la Russie et de l'histoire soviétique[5]. D'après Alexandr Solzhenitsyne lui-même, Savva Morozov était parmi les accusés dans un procès factice monté par les communistes en 1920[6]! Le désir brûlant du chercheur d'histoire de trouver "ce qui s'est passé vraiment" est décrit en détails pleins de suspens par Joséphine Tey, auteur de romans policiers, dans son roman d'histoire et de détectives The Daughter of Time ('La fille du temps'). Ici nous apprenons ce qui peut bien être la vérité historique sur le roi Richard III d'Angleterre et les petits princes, ses neveux, qu'il est censé avoir fait exécuter à la Tour de Londres[7]. Si l'étude de l'histoire semble sèche et ennuyeuse a beaucoup d'étudiants, c'est la faute de professeurs qui ne connaissent pas les joies de la recherche historique, et aussi, hélas, de quelques écrivains professionnels d'histoire, de journaux et d'articles qui feraient dormir ou s'enfuir tout le monde excepté un autre chercheur de leur sujet minuscule et fort aride.
Grâce à l'application bien justifiée d'un respect scrupuleux pour les sources primaires et pour la vérification des faits, l'histoire, Dieu merci, ne souffre pas de la maladie d'incertitude inévitable de l'académicien moderne. Un de mes professeurs d'histoire me reprochait la manière dont j'avais formulé la conclusion d'un essai. "Pourquoi écrivez-vous 'il semble que' quand vous aurez dû écrire, 'la conclusion est telle et telle'?" me demanda-t-il avec irritation. J'attribuais mon hésitation à mon exposition récente à la philosophie. "Eh bien, ceci est l'histoire, pas la philosophie", dit-il et ajouta avec un petit rire, "et en histoire nous pouvons dire 'oui' et 'non'." C'est bien vrai, car en histoire nous avons affaire aux faits attestés et non pas à des spéculations. Peut-être il faut avoir expérimenté de manière personnelle le brouillard perpétuel et impénétrable d'un professeur de philosophie moderne, ou de l'ambiguïté intentionnel d'un écrivain en philosophie sur toutes les questions pour apprécier comme moi la liberté, la lumière et l'harmonie d'une discipline académique parmi les sciences sociales qui permet des 'oui' et 'non' sans ambiguïté.
L'histoire s'intéresse de toute l'activité humaine, et par conséquent elle est une discipline beaucoup plus riche en principe que d'autres disciplines qui s'occupent seulement de secteurs spéciaux de l'activité humaine. Ici, peut-être, les jeunes gens peuvent voir le potentiel énorme de l'étude de l'histoire pour l'enrichissement de leur éducation. Le texte sur la pochette d'un disque qui explique de quelle manière la musique a été composée et exécutée est une partie de l'histoire. C'est également vrai pour l'histoire d'une invention, de l'exploration de l'espace, etc. Il y a l'histoire de la peinture, l'histoire de la musique, l'histoire des mathématiques, du baseball, du droit, de la mode féminine, de la science-fiction. Cette abondance d'informations historiques est limitée seulement par l'existence des sources primaires et par le potentiel de l'ensemble de l'humanité. Toutes ces histoires combinées reflètent le développement étonnant de l'esprit et des capacités de l'homme. Ainsi ce sont des témoignages à la grandeur de Dieu le Créateur qui a crée l'homme à son image et à sa ressemblance. L'histoire montre aussi l'horreur sans borne du péché de l'homme après la chute.
L'étude approfondie de l'histoire d'une période aussi brève que dix ans peut ouvrir des portes au panorama complet de l'activité humaine. Mon sujet d'intérêt particulier, l'histoire de la pensée russe, a énormément élargi toute mon éducation et ma vision. Par exemple, pour la première fois de ma vie j'étudie la poésie des symbolistes français par le biais de recherches sur le mouvement symboliste russe au début du vingtième siècle (cela fait partie de ma thèse de maître es arts). Cet aspect de l'histoire m'était déjà familier dans le bureau de mon père où j'avais des visions momentanées du monde entier de l'homme par ses livres.
George Santayana a dit que ceux qui n'apprennent pas de l'histoire sont condamnes à la répéter. Cette phrase est exacte mais avec quelques réserves. D'abord, deux périodes de l'histoire ne sont jamais exactement les mêmes. Deuxièmement, il est beaucoup plus facile d'évaluer l'influence des courants de pensée et d'événements après coup que d'avance. Par exemple, l'enracinement du communisme en Russie n'était pas une évidence même en Russie, et les parallèles entre la Russie d'avant 1917 et d'autres pays et époques (comme les années 1960 et 1970 aux États-Unis) peuvent prédire mais ne déterminent pas les mêmes développements. Malgré tout, l'étude de l'histoire peut bien nous avertir et nous donner des prévisions raisonnables de l'avenir qu'une société doit considérer pour sa survie.
L'histoire nous fourni des liens émotifs entre l'individu et sa société ou nation. Cela peut faire penser à deux hommes qui deviennent de bons amis et qui révèlent leur passe l'un a l'autre. L'enseignement de l'histoire des États-Unis dans les écoles américaines publiques doit avoir été faux parce qu'il ne fournissait pas ce lien vital entre les jeunes Américains et les États-Unis pendant les années immédiatement avant la guerre du Vietnam et les mouvements radicaux et anarchistes de la jeunesse des années 1960 et 1970. Je ne veux pas dire que l'enseignement de l'histoire américaine devrait négliger les fautes de l'Amérique. Mais je crois que l'histoire des Américains montre aussi des vertus américaines, et que ces vertus n'étaient pas assez reconnues dans nos écoles et nos universités. Il ne faut pas équilibrer l'enseignement biaisé (s'il était biaisé, avant 1950, vis-à-vis "le mode de vie à l'américaine[8]") en faisant pencher la balance dans la direction opposée ("Amerika" est un enfer raciste, matérialiste et impérialiste). Il n'y a pas de généalogie familiale composée uniquement de criminels ou uniquement de saints. De même, il n'y a pas d'histoire nationale qui montre uniquement des vertus ou uniquement des vices nationaux. Nous acceptons les racines de notre propre famille telles qu'elles sont (à moins que nous soyons fous); de la même manière nous devons accepter nos racines nationales, acceptant notre parenté nationale malgré les faits moins reluisants enregistrés dans les annales nationales et démontrés par la recherche historique. L'étude correcte de l'histoire nous enseigne l'humilité et la charité envers les individus, les nations, et l'humanité en général.
Toutes ces raisons, et encore d'autres, rendent l'étude de l'histoire essentielle. Mais l'étude de l'histoire se trouve dans un état lamentable. D'un total de plus de 15 000 étudiants de mon université il y a deux ans, à peu près quatre douzaines choisissaient l'histoire comme leur sujet principal. La situation n'est pas meilleure ailleurs. Beaucoup de jeunes gens ont appris à dédaigner l'histoire dans leurs écoles secondaires. Beaucoup d'autres ne savent pas bien lire (et étudier l'histoire, cela demande beaucoup de lecture !). D'autres rejettent l'étude de l'histoire pour des raisons d'utilité ("Je ne peux pas trouver d'emploi dans cette spécialité", ou "Qui a besoin de savoir l'histoire?"). Combien de parents éveillent l'amour de l'histoire dans leurs enfants, comme le fit mon père avec moi? Peut-être nous qui sommes des parents chrétiens ont un avantage à cet égard car une grande partie de la Bible est "de l'histoire véritable." Est-ce que nous enseignons à nos enfants que c'est ainsi? Ou se peut-il que les hommes et les femmes de la Bible restent en quelque façon "irréels, au sens où le roi Alfred était une personne réelle."[9] Ils n'étaient pas réels pour l'écrivain chrétien Dorothy L. Sayers jusqu'à ce qu'elle trouva dans un livre d'histoire non-chrétien que le roi Assuérus, le mari de la reine Esther, était le Xerxès de l'histoire générale:
Xerxès! - mais on savait tout sur Xerxès. Il n'était pas seulement un élément d'un cours "classique" mais l'histoire réelle. C'était contre Xerxès que les Grecs avaient fait leur défense désespérée et héroïque à Thermopyles. Il n'y avait rien de cette atmosphère d'un conte de fées ... autour de LUI ... seulement le bruit et la poussière des armées marchant à travers les lignes dures et les couleurs claires d'une campagne grecque où le soleil brillait toujours plus vivement que dans la Bible[10].
Quand au roi Cyrus que Sayers découvrit aussi dans une revue pour enfants dans une série d'articles popularisant l'historien grec Hérodote, elle s'écrie: - Et voici Dieu... qui apparaît sur la scène de l'histoire grecque d'une façon très peu caractéristique, et qui prit un intérêt aux événements et aux peuples qui semblaient complètement inhabituelle. C'était déconcertant[11].
L'historien chrétien peut faire sa part pour s'assurer qu'une telle découpage pernicieux de l'histoire en "éléments divers contenus dans des compartiments scellés de manière hermétique, parmi lesquels celui de 'Bible' est le plus isolé et le plus impénétrable"[12] ne se produise pas. L'historien chrétien sait que le Dieu de la Bible est aussi le Seigneur de toute l'histoire de tous les temps et de toutes les nations. Cela donne à l'historien chrétien un principe initial et intégrateur qui fait défaut à l'historien non-chrétien. Notre Dieu a initié l'histoire par la création à partir de rien (ex nihilo). Il entra dans l'histoire physiquement quand Il s'est incarné comme le Fils premier-né de la Vierge Marie, Jésus Christ et Emmanuel, "Dieu avec nous" dans l'histoire. Il a racheté l'histoire par sa mort et sa résurrection d'entre les morts enregistrés dans le cours de l'histoire. Il terminera cet âge présent, c'est-à-dire l'histoire, quand Il reviendra en gloire. Ainsi, ce n'est donc pas si étonnant que l'on peut retrouver encore un nombre relativiement important de croyants chrétiens parmi les étudiants et les professeurs d'histoire, car la discipline de l'histoire est explicitement validée par l'amour de la VÉRITÉ, qui est un des noms de Christ.
NOTES:
[1]- "In Praise of History." paru dans (CSSHQ, Vol. IV, No. 4, pp. 6-10; Summer 1982)
[2]- L'excellence d'instruction n'est jamais plus essentielle que dans l'histoire. Un professeur ennuyant peut détourner les étudiants de l'histoire pour longtemps ou même pour toujours. J'ai une dette de reconnaissance vis-à-vis Dieu pour mon excellent professeur de l'histoire russe au Wichita State University, le Dr. William H. Richardson [maintenant à l'Université de Washington à Seattle--2000). Son instruction et son expertise fixaient mon intérêt dans sa spécialité et m'ont encouragé à poursuivre un degré avec honneurs et puis le degré de maître es arts en histoire. L'excellent choix de livres à étudier du Dr. Richardson est digne d'attention spéciale. Pour ceux qui s'intéressent à l'histoire russe, je recommande cordialement: Nicholas V. Riasanovsky: A History of Russia (histoire générale), et surtout la merveilleuse histoire de la pensée russe par James H. Billington: The Icon and the Axe (New York: Random House, First Vintage Books Edition, September 1970) (et ré-édité, 2000).
[3]- Voyez ma répudiation de la philosophie (définie comme pensée humaine autonome) dans Ellen Myers, "The Futility of Autonomous Speculative Thought," Creation Research Society Quarterly III, 4 (Summer 1981), 3-7.
[4]- L'œuvre de Solzhenitsyne est aussi confirmée indépendamment par l'historien anglais Robert Conquest, dont le livre "The Great Terror" confirme "L'Archipel du Goulag" sur tous les points importants.
[5]- Cette encyclopédie est en voie d'être publiée en ordre alphabétique par Academic Press, Inc., Gulf Breeze, FL. Le volume le plus récent (M) parut en 1981. (Il est probable que l'encyclopédie soit complété maintenant--2000.)
[6]- Alexandr Solzhenitsyne, L'Archipel du Goulag, Vol. I (New York: Harper & Row, 1973, 1974), 327-333, surtout p. 333.
[7]- Josephine Tey, The Daughter of Time (New York: First Pocketbooks Printing, 1977)
[8]- NdT La "Amercain way of Life".
[9]- Dorothy L. Sayers, Christian Letters to a Post-Christian World, selected and introduced by Roderick Jellema (Grand Rapids, MI: William B. Eerdmans Publishing Co., 1969), 50.
[10]- Idem.
[11]- Ibid., 49-50.
[12]- Ibid., 50. Tout l'essai dont ces citations sont prises, "A Vote of Thanks to Cyrus" (ibid., 49-54) est une réfutation pleine d'humour et très tranchante de la "critique supérieure" théologique. Un lecteur chrétien intéressé aux sciences sociales, la littérature et le drame profiterait beaucoup de tout ce livre.