2e partie : L'homme médiéval : “ La grande synthèse ”
3. La retraite monastique : L'idéal ascétique
Michael W. Kelley
Dans une étude sur les idéaux fondamentaux de la civilisation occidentale, l'unique facteur primordial de l'antiquité tardive digne d'observation est “ la montée du christianisme ”[1]. On pourrait rétorquer que, jusqu'à la victoire finale du christianisme sur ses rivaux païens, il n'y a pas eu émergence de la civilisation occidentale proprement dit. Ce chapitre examine la nature du christianisme qui s'est développé et qui en est venu, en un laps de temps remarquablement court, à dominer l'éthos de la société occidentale, de l'empereur à l'esclave. Ce n'est pas avant la Renaissance du XIVe siècle qu'un nouvel éthos humaniste a surgi et lutté pour usurper la domination du christianisme à titre de religion dominante de l'homme occidental.
Le christianisme est né dans une société et dans une culture profondément marquées par les idéaux de l'homme classique. Si nous examinons le récit rapporté dans Actes 1.15 du rassemblement des croyants avec les disciples peu après l'Ascension, nous sommes étonnés de voir, qu'à partir d'un noyau d'environ 120 personnes blotties ensemble par crainte des autorités juives, combien l'Église a grandi rapidement, non seulement en nombre, mais également en influence sociale, au point où au IVe siècle est apparu une succession d'empereurs romains (à l'exception de Julien l'Apostat, 361 à 363 après J.-C.) se déclarant, du moins de nom, être chrétiens. S'il importe de commencer avec le récit du Nouveau Testament pour comprendre l'origine de l'Église et la première expansion du christianisme, nous n'avons pas de tableau clair du type de christianisme qui en est venu à dominer l'Occident pendant plus de mille ans jusqu'à ce que l'évidence surgisse des annales historiques du second siècle de notre ère. Ce compte rendu peut être découvert et reconstitué principalement à partir des écrits subapostolique ainsi que des travaux de certains auteurs remarquables, notamment Polycarpe, Ignace, Justin, Irène et surtout deux Alexandrins, Clément et Origène. Leurs écrits visaient à défendre le christianisme contre les attaques des Juifs et des païens et de fournir au croyant les arguments nécessaires contre ce qui s'est avéré être une menace bien plus grande pour le christianisme que l'opposition persécutrice des Juifs et des Romain, à savoir les hérésies évidentes du gnosticisme.[2] À l'évidence, le christianisme n'a pas connu le succès sans combat contre les tentatives voulant l'éliminer de l'extérieur et le corrompre de l'intérieur. Le christianisme n'est pas apparu simplement comme une religion humaine dans un monde imbibé de mouvements religieux et imprégné d'affection pour divers cultes. Il est apparu comme une doctrine, une certitude de la vérité — une certitude ancrée dans la révélation divine et l'autorité des Écritures — concernant Dieu, l'être humain, le monde, le péché et la rédemption. Il s'opposait de fait à chaque croyance et au mode de vie s'y rattachant qui prenaient source dans les superstitions de l'homme ancien et que les païens de partout pratiquaient. Par définition, une religion de la vérité est inflexible. Elle ne tolère aucun point de vue religieux différent. La vérité est une et indivisible. Ceux qui en sont convaincus doivent convaincre également les autres. Le christianisme ne pouvait échapper aux conflits contre ce qu'il appelait les fausses religions et croyances.
Simultanément, il est de toute première importance de reconnaître que le triomphe éventuel du christianisme sur l'ancien monde païen fut tragiquement miné par le développement d'une opposition, l'incursion dans la vie du christianisme d'une conception païenne profondément enracinée qui s'est muée en monachisme. Loin d'être un mouvement marginal puisant au terreau du christianisme, le monachisme surgit en tant que la principale expression de la culture chrétienne et domina son trait de civilisation pendant toute la période de son emprise sur l'Occident. À cet égard, un faux christianisme est apparu parallèlement au vrai christianisme et les deux furent quasi impossibles à distinguer pendant des siècles. Ce n'est pas avant la Réforme du XVIe siècle qu'un christianisme biblique authentique a finalement commencé à émerger de l'influence sinistre de sa véritable nature aussi profondément corrompue.
Ce que le monachisme représentait, on peut le décrire. Pourquoi il a triomphé du christianisme au même moment où ce dernier sorti victorieux contre l'ancien paganisme, voilà qui est difficile, voire impossible à expliquer. Mais si nous souhaitons comprendre ce qui en est venu à avoir une portée décisive pour la civilisation occidentale, nous ne pouvons faire fi du christianisme monachiste ni faillir à fournir quelque explication sur son avancée. Nous commencerons par rappeler la vision fondamentale de l'héritage classique, car, comme nous l'avons mentionné, le christianisme est entré dans le monde au moment où cet héritage atteignait son apogée.
I. Le christianisme et l'Antiquité tardive
Edward Gibbon, ce connaisseur de proxilité et de style, s'enthousiasme :
Si un homme devait déterminer, dans l'Histoire du monde, une période où la condition de la race humaine fut la plus heureuse et la plus prospère, il désignerait, sans hésitation, celle qui s'étendait de la mort de Domitien (96 ap. J-C) à l'accession de Commode (180 ap. J-C). La vaste étendue de l'empire romain était gouverné par un pouvoir absolu guidé par la vertu et de la sagesse[3].
Il croyait que l'empire romain du moment, dans son histoire, avait atteint le sommet de sa grandeur, et qu'il est évident, du moins pour l'homme moderne éclairé par la raison que nous sommes, que l'on ne pouvait trouver, dans l'histoire de l'humanité, de meilleure condition de bonté et de bienveillance humaines qu'à l'époque de l'apogée de Rome. Si cela est vrai, nous devons réfléchir aux énormes transformations qu'a connues Rome et la logique sous-jacente à ses institutions à la suite de ce siècle d'apothéose, érigées sur l'héritage classique, pour que, deux siècles plus tard (fin de l'été de l'an 390), un évêque chrétien, Ambroise, puisse demande à l'empereur Theodose, de se repentir publiquement conformément à la morale chrétienne pour avoir ordonné, à titre de pouvoir absolu et d'autorité suprême, l'exécution de gestes malveillants. De toute évidence, un changement important survenu dans la société occidentale et dans la conception de Rome demeurait toujours au cœur de sa vision, pas tellement dans la nature extérieure des choses comme dans le domaine des idées et des valeurs. Comme le souligne Frend, “ Un principe vital de la société occidental avait... été établi. Un ordre moral chrétien planait au-dessus de la volonté du souverain ou de la raison d'État. ”[4] Désormais, une autorité au-dessus à la volonté de l'empereur exigeait soumission et obéissance. L'élévation d'une nouvelle autorité divine supérieure à tout pouvoir terrestre a balayé les derniers vestiges d'une divinité associée à César. L'idée Princeps legibus solutis est, à savoir que le souverain est au-dessus de la loi, était contestée, et ce n'était pas la dernière fois. Le christianisme n'a probablement pas apporté de plus grande contribution à la transformation de l'ancien monde classique.
Mais au IIe siècle de notre ère, on considérait toujours Rome comme l'espoir du monde, la majorité de ses sujet croyaient toujours y trouver le salut de l'homme contre le chaos et le désordre. Ses empereurs étaient vénérés à titre d'artisans de la paix sociale et de la prospérité économique, de protecteurs contre les barbares sous-humains aux plans féroces tapis juste au-delà de la frontière fortifiée. Rome la divine faisait la fierté et l'envie des multitudes de l'Espagne à la Syrie, de la Gaule à l'Afrique. Au second siècle, “ Il n'existait dans l'empire aucun mécontentement général d'où aurait pu surgir une remise en question des avantages découlant des dieux et des mode de vie traditionnels ”[5]. L'évaluation que fit Gibbon de ce siècle n'était pas, semble-t-il, entièrement fantaisiste. Mais des changements historiques allaient bientôt perturber la tranquillité de la Roma aeterna et évacuer l'idéal classique qui en était le fondement.
Le christianisme est entré dans le monde au moment même où Auguste avait fondé et fixé le principe du “ césarisme ”[6]. Le césarisme était l'accomplissement, dans la forme romaine, de l'héritage classique emprunté aux Grecs. Comme le mentionne Cochrane, “ pendant des siècles... des associations uniques ont adhéré au règne d'Auguste déclamant une nouvelle et meilleure époque pour l'humanité ”.[7] Auguste avait triomphé des forces du désordre social et civil; il avait de nouveau établit Rome selon le principe du pouvoir public au-dessus des pouvoirs privés des partis et des factions qui créent des divisions et qui ont été les principales sources des guerres civiles du 1er siècle avant J.-C. Le pouvoir des précédents gens (famille, clans) nobles dominants ouvrirent la voie à la monarchie. En vérité, le pouvoir d'un parti détruisait tous les partis concurrents pour diriger les auctoritas publiques. C'est le parti de César, ou le parti du peuple, qui a brisé le pouvoir des aristocrates.[8]
Chaque révolution exige d'être légitimée, elle demande un fondement justificateur. Puisque l'ordre, dans l'ancien monde, était défini par la religion, tout changement à cet ordre doit s'appuyer par un appel à la religion. Le nouveau césarisme cherchait à s'expliquer en tant que finalité nécessaire des principes religieux et philosophiques inhérents aux idéaux gréco-romains. Ce système de pensée considérait l'ordre comme une descente des dieux vers les humains et leur association avec eux par le biais d'un certain agent humain particulier. En effet, les anciens avaient toujours souhaité l'apparition d'un dieu sous forme humaine. “ Car ”, expliquait Stauffer, “ là où la déité s'incarne parmi les hommes, le rêve des âges s'accomplit, la douleur du monde s'évanouit et c'est le ciel sur la terre. ”[9] Il était naturel alors de voir dans le césarisme le principe divin au travail dans le monde en tant qu'espoir final de l'humanité.
Le césarisme a hérité des idées du monde classique la croyance en un salut politique, qu'un État correctement ordonné manifestait l'incarnation de la défaite des forces du chaos et la réalisation permanente de l'ordre et de la prospérité. C'était le salut parfait qu'entrevoyait l'homme ancien, car au-delà de cette vie, rien ne subsistait, sinon les éternelles ténèbres impénétrables. En outre, cette vie était également suffisamment menacée par la dissolution et les forces de l'anarchie. Le classicisme, en tant que produit de la distillation de siècles de pensée grecque transférée à Rome, s'avérait être un effort herculéen “ de secourir l'humanité de la vie, de la mentalité de la jungle et de lui garantir la possibilité d'une bonne vie... considéré comme une lutte pour la civilisation contre la barbarisme et la superstition. ”.[10] Pour les Grecs, cette conception était d'abord associée avec la polis, la cité-état. Cependant, le coup brutal porté par la crise de la guerre du Péloponèse et le déboulonnage final venant de la puissance du royaume de Macédoine qui assujettit les cités-états indépendantes à son pouvoir absolu, le concept sous cette forme périt. De même, la croyance au triomphe de la civilisation comme les Grecs l'avaient conçue périt et, avec le temps, fut transférée dans le concept émergeant de la respublica de Rome. Il y avait ici, enfin, l'espoir d'un salut politique.
Le césarisme cherchait alors la justification dans le vieux concept religieux de Roma aeterna, un concept de justice sociale, de paix et d'harmonie. Son idéal religieux était “ celui d'un ordre qui affirmait satisfaire aux exigences permanentes et essentielles de la nature humaine... ”.[11] Il supposait, évidemment, qu'une juste appréhension des “ exigences essentielles de la nature humaine ” était possible. Le césarisme ne représentait pas le pouvoir pur, mais un pouvoir assujetti au service de l'ordre, de la justice et d'une vie droite. Le césarisme était un pouvoir pour appliquer une sagesse divine supérieure à un projet de civilisation complet. César, pensait-on, possédait cette connaissance et cette capacité. Et comme Roma aeterna représentait la personnification divine de la loi et l'ordre, ainsi, en commençant avec Auguste, “ la loi allait être le don de César au monde. ”[12]
L'idée d'une Roma aeterna est profondément redevable à la “ vision d'Hellas ”, une croyance en “ l'excellence de l'homme en tant qu'homme ”.[13] Cette croyance énonçait la possibilité de réaliser une bonne vie par la vertu des capacités intrinsèques de la nature humaine. Cette dernière était considérée en harmonie totale avec un principe cosmique d'ordre et de bonté et il suffisait de l'intérioriser rationnellement pour permettre à l'homme de bien vivre. Découvrir la Raison ou l'Esprit de cette ordre constituait l'engagement essentiel de l'esprit de la quête grec. Platon, et dans une moindre mesure, Aristote, croyait fermement que l'application au plus haut degré de ce principe était possible grâce à l'association civique. L'homme était un animal politique qui ne pouvait espérer réaliser l'essence de ce que signifiait être humain que par la société politique. Seule la ville détenait l'espoir d'échapper aux forces obscures du chaos et à l'instabilité.
Le classicisme comportait, toutefois, une dimension gênante qui tendait à perturber sa confiance tranquille dans la capacité potentielle de la culture de la vertu chez l'homme. Il s'agissait du problème du sort ou du destin. Il y avait, dans le cosmos, une puissance à laquelle étaient même soumis les dieux. Cette puissance pouvait, et elle l'a fait souvent, rendre la vertu nulle et réduire l'ordre en chaos, en guerre, en révolution et en agitation sociale. Elle pouvait, parfois, favoriser la vertu, mais elle pouvait également la contrecarrer et la neutraliser. Quelques fois les hommes pouvaient se sentir impuissants et sans ressources en face des désastres insurmontables de la nature, et dans les affaires civiles, au lieu de trouver un homme assis sur un trône, qui soit proche des dieux, le sort et le destin pouvaient installer un homme ressemblant à un démon. Espérer en des sauveurs humains, comme le césarisme en est venu à se présenter, pouvait conduire facilement à la déception. Et les Césars eux-mêmes, même s'ils étaient relativement bienfaisants, pouvaient susciter chez le peuple des attentes qui, en raison du destin, s'avéraient irréalisables. Si l'on entretenait fermement la croyance en un césarisme capable de briser la puissance cachée du destin dans le cosmos, alors le remède pouvait à l'occasion être pire que la maladie. Le césarisme en est venu à représenter la tyrannie du politique sur la vie globale. Tout était directement soumis à César qui avait l'ultime pouvoir d'octroyer ou de retirer des bénéfices à son gré. À la fin, toute cela a conduit à ce que Cochrane décrit comme la “ tragédie des Césars ”. “ Il s'agissait, en un mot, de la tragédie de l'homme qui, devant jouer le rôle des dieux, s'est vu tomber au rôle des bêtes. ”[14] Lorsque la vertu échoue ou est neutralisée, il ne reste que le pouvoir brut. De grands nombres de personnes, tout en s'accrochant fermement à la Rome idéale, recherchaient de plus en plus un refuge contre les réalités sinistres des résultats de son travail dans l'histoire. Comme échappatoire, ces personnes se sont tournées vers les religions à mystère et l'orientalisme.
Les cultes à mystère n'étaient pas une nouveauté dans le contexte classique. Ils existaient depuis des siècles. Ils étaient pratiquement tous un dérivé d'une manière ou d'une autre de l'ancienne religion chthonienne, ou la religion du cycle de la vie et de la mort, et de la fertilité.[15] La religion olympienne, associée au concept de la polis et à l'organisation rationnelle de la vie par le nomos, n'a pas complètement éliminé le puissant attrait de ces premiers attachements mystiques. Leur influence connut une importante expansion à la suite des conquêtes d'Alexandre le Grand (334 à 323 av. J.-C.), ce qui a provoqué la fin des cités-états et la venu des royaumes helléniques. Le déplacement des Grecs vers l'est pendant cette période a suscité un rapprochement avec les influences orientales et de là un renouveau des cultes à mystères.
Les religions à mystères offraient une nouvelle forme de dévotion personnelle et un sentiment immédiat du divin qui étanchait la soif d'un but et d'une destinée dans un monde, pour beaucoup, que le salut politique seul ne pouvait réaliser. Ainsi, commençant à l'époque des royaumes helléniques, mais sans atteindre un sommet avant les grandes conquêtes de Rome, les religions à mystères en sont venus à signifier une rébellion étendue contre le salut par le pouvoir politique et l'ordre. L'Orient a apporté à cette contre-culture en croissance un dualisme anthropologique et cosmique qui permettait d'échapper à la réalité totale du monde matériel dans toutes ses associations et une imprégnation complète dans le monde spirituel constitua le seul moyen de fuir ce que l'on considérait comme une captivité dans un monde de mal et de misère.[16] Mais chaque contre-culture s'offre elle-même comme une culture présentée avec une justification philosophique. Le terme qui décrit le mieux ce développement est gnosis, ou ce que nous avons appris à nommer gnosticisme. Loin d'apparaître comme un autre idéalisme parmi d'autres, le gnosticisme s'est développé en tant que sous-culture, sur une étendue de temps suffisante pour défier, sinon éventuellement pour chasser, la culture politique gréco-romaine. Pour un vaste nombre de gens à l'Est, c'était l'air même qu'ils respiraient. Voilà la culture dans laquelle le christianisme a surgit au début. Et cette culture a imprégné le christianisme. Il faut garder cette influence à l'esprit à mesure que nous examinerons la nature du monachisme de l'Église primitive, car le monachisme a été profondément infecté par l'idéologie dualiste si omniprésente, sur le plan culturel, pendant les siècles de son émergence et de sa croissance. Le fondement du monachisme est issu d'un cancer culturel dans l'organe du monde classique.
2. Monachisme primitif
On a écrit des histoires sur le monachisme et les personnalités derrière ses avancées, mais il n'y a pas une cause ou un concepteur du monachisme. Il s'agit de l'un de ces développements obscurs qui surgissent soudainement après une longue période de gestation en sourdine. C'est une attitude qui existait déjà en attendant un personnage particulier pour lui donner sa notoriété. Ce personnage, c'est Antoine, un Égyptien qui fit du mot ermite un écusson d'honneur chrétien.
Antoine (251 à 356 ap. J-C), un chrétien copte né dans une riche famille de fermiers chrétiens en Haute-Égypte près de Memphis, a été appelé le premier des Pères du désert. Il semble que ses deux parents soient décédés vers l'an 270, laissant à Antoine, leur héritier, une propriété prospère. À la suite de l'écoute d'un sermon dominical sur Matthieu 19:21 — “ Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. ” — immédiatement, Antoine s'y est conformé. Il vendit le lot, plaça sa sœur dans une sorte de couvent et gagna le désert inhospitalier pour vivre, jusqu'à sa mort, l'ascétisme le plus abstinent imaginable. Nous pouvons difficilement avancer des conjectures sur les motifs pour lesquels Antoine croyait nécessaire, afin de suivre le Seigneur, de vivre confiné en solitaire et de priver son corps du moindre confort, à moins que nous comprenions que toute l'attitude concernant le domaine de la matière et de la chair aient été établie par l'Église depuis longtemps. Comme l'a observé Peter Brown, “ Antoine et les moines du IVe siècle ont hérité d'une révolution; ils n'en sont pas les instigateurs. ”[17]
L'église encourageait la notion que le corps et tout ce qui y était associé étaient mauvais et qu'une retenue était nécessaire pour atteindre la perfection (non seulement la parfaite position en Christianisme), sans laquelle le ciel était inaccessible. On comprend mieux ce fait lorsque nous considérons qu'Antoine fut simplement le premier de ce qui allait devenir pratiquement un torrent de disciples. Au cours des quelques siècles qui ont suivi, des milliers de personnes se sont tournées vers l'ascétisme rigoureux du monachisme afin de fuir chaque aspect de la vie en société et de se retirer dans une autoabsorption de privation et de reniement héroïque. La grande majorité de cette armée d'ermites et de moines provenant de couches sociales similaires à celle d'Antoine, il s'avère inexact d'y voir un mouvement de protestation du pauvre, de l'opprimé et de la lie de la société contre un système social qui les excluait ou les opprimait.[18] Il s'agissait d'un mode de vie choisi en toute liberté. La plupart d'entre eux venaient de milieux aisés et ont délibérément décidé de rejeter les affaires de la vie de ce monde. Ce qu'Antoine, et ceux qui ont adopté son mode de vie, ont amorcé peut être appelé le premier mouvement de libération de la chrétienté. “ Entrer dans le désert ”, comme l'affirme Robert Markus, “ consistait à assumer sa liberté pour s'extirper des liens suffocants de cette société, des relations aux droits à la propriété, du pouvoir et de la domination, du mariage et de la famille, et de recréer une vie de liberté primaire, soit en solitaire, soit en un groupe social choisi en toute liberté. ”[19] Loin d'être une attitude biblique, il s'agit d'un évangile de salut humaniste par accomplissement méritoire et de l'affirmation d'une religion de volonté propre en opposition à la grâce de Dieu et en même temps une ingratitude perverse évidente envers le Créateur et le Seigneur de toute vie, y compris la vie du corps.
La marque de l'ascétisme érmétique d'Antoine contredisait l'idée de l'Église en tant que communauté, que peuple assemblé pour former la base d'une nouvelle humanité. Cette contradiction n'a pas engendré de doutes quant au monachisme en soi, d'autres pensant tout simplement conçu comme groupes sociaux organisés. Un second type de monachisme égyptien, désigné cénobite, émergea sous l'influence d'un dénommé Pacôme (290 à 345 ap. J.-C.). Avec lui “ nous pouvons discerner le commencement d'un ascétisme communautaire plus ordonné qui devait étendre son influence jusqu'au monde grec et ultimement devenir un modèle pour les monastères en Occident. ”[20] Les monastères pacomiens ont proliféré dans toute l'Égypte et en Palestine en attirant des milliers de dévots. L'idéal était toujours celui d'un retrait de la vie en société, mais pour former désormais une société à part fondée sur une discipline de fer et une régimentation organisée. Il y eut au moins une certaine reconnaissance à l'effet que les chrétiens avaient une raison pour leur existence au-delà de la simple autoflagellation. Dans ces communautés, on exigeait certaine obligation sous forme de travail. Mais le monachisme, de par sa nature même, concevait le travail comme une distraction d'un appel supérieur. Ce n'était pas la dernière fois dans l'histoire que le labeur était considéré comme un obstacle à la piété et à l'accomplissement intérieur. Le seul travail que la majorité des moines chérissaient était les heures passé en prière, la mémorisation routinière des Écritures ainsi que les jours et les nuits de privation sévère de nourriture et de sommeil.
Entièrement indépendant du monachisme égyptien est apparu en Syrie et ses environs le plus virulent courant d'ascétisme monastique. C'est en Syrie, croisée des chemins entre l'Orient et l'Occident, que le caractère dualiste a atteint son expression ultime. C'est en Syrie également que l'on devait trouver les pires excès de rébellion anarchique contre les institutions terrestres et les formes de société où des individus se sont données beaucoup de mal pour afficher le plus grand mépris de la normalité. C'est de la Syrie que sont sortis les Siméon le Stylite, hommes ayant un penchant pour l'exhibitionnisme et les manières affectées. Mais c'est justement parce que le monachisme syrien avait atteint de telles proportions excentriques qu'un grand nombre dans la société l'ont accepté avec le plus grand sérieux. Comment de telles personnes possédant de tels pouvoirs sur elles-même ne pouvaient-elles pas en posséder pour le bien des hommes? Des hommes capables de tels exploits comme vivre assis en haut d'une colonne pendant des décennies doivent sûrement être en contact avec des puissances célestes. Ne consulterait-on pas, aux fins d'intercession, de telles forces au nom des humains de la terre? En Syrie, le monachisme a créé le concept de saint homme, un homme de bénédictions et de malédictions, capable d'apporter le bon et le mauvais sur les collectivités environnantes et sur les grandes cités. On a continué d'exercer la superstition et la divination au nom du christianisme. Brown le résume ainsi : “ La Syrie était la province des vedettes de l'ascétisme... l'Égypte était le berceau du monachisme... le saint homme qui imagina l'idéal du saint dans la société venait de la Syrie, et, plus tard, de l'Asie Mineure et de la Palestine — et non de l'Égypte... le saint homme en l'Égypte n'a pas influencer la société environnante de la même manière que dans les autres provinces ”.[21]
Une troisième forme de monachisme a été associée avec l'Asie Mineure et un nommé Basile le Grand (c. 330 à 379). On a souvent affirmé que c'est Basile, son frère Grégoire de Nysse et leur ami intime Grégoire de Nazianze — les pères cappadociens — qui furent responsables d'établir les fondements du christianisme orthodoxe oriental ou byzantin. Ce fut certainement eux qui, imprégnés de la culture classique (diplômés, pourrions-nous dire, de l'université d'Athènes), ont favorisé cette combinaison de formation classique et de christianisme, laquelle aurait associé piété et rigueur intellectuelle pour promouvoir cet idéal qui en vint à être connu sous l'appellation de vie contemplative. Ils ne furent pas les premiers, bien sûr, à encourager ce type de développement — les Alexandrins, Clément et Origène avaient déjà ouvert la voie. Mais sous l'influence de Basile, cette notion d'un christianisme philosophique fit son entrée dans les monastères. Car, comme le signale Frend, avec Basile, “ l'idéal de l'ermite fut remplacé par la fraternité spirituelle chrétienne-platoniste. ”[22] Son objectif, selon toute apparence, fut de combiner l'ascétisme avec la réflexion philosophique et d'ériger des communautés monastiques le long de ces voies. En outre, si Basile fut parmi les premiers à instaurer un ordre, une méthode et un but dans le monachisme; c'est surtout son héritage qui fut implanté en Occident. Un bénédictin bien avant Benoît, il organisa la vie monastique en tranches sociales conformément à une règle. Ceux qui y entraient devaient se soumettre aux règles et vivre selon leurs prescriptions. Les périodes de la journée étaient organisées en fonction des diverses activités, certaines réservées au travail, d'autres à la prière, d'autres à l'étude des Écritures, mais sans oublier les auteurs classiques. De plus, les moines basiliens ne devaient pas être contemplatifs ni retirés au point de ne pas s'engager dans des formes de services destinés à la communauté. En guise de prévention, Basile établit des monastères dans des villes, des cités et à la campagne. Ses moines ne devaient pas rejeter l'Église institutionnelle, mais la promouvoir et offrir un service dévoué à ceux devant vivre dans la société ordinaire.
Le système de Basile pourrait sembler présenter une nette amélioration par rapport aux contraintes morbides du monachisme associé à l'Égypte et à la Syrie. En fait, la combinaison de la culture classique avec le christianisme eut comme effet de soumettre le christianisme à la culture classique, d'en faire un simple ajout de foi à la raison des choses fixée par des hommes non chrétiens. En outre, l'establishment ou l'institutionalisation du monachisme selon des règles établies par des hommes et avec objectif de susciter la sainteté, combinés avec le cléricalisme et la hiérarchie ecclésiale, a fini par détruire l'autorité de l'Écriture seule et réduire la foi véritable en des coutumes et des commandements d'agents humains et des prescriptions institutionnelles.
Nous n'avons aucune idée de l'étendue de la pratique du monachisme; ce n'était sûrement pas l'ensemble du christianisme pendant les premiers siècles. Mais il fut inégalé en influence en tant que vie chrétienne idéale. Alors que d'autres traditions monastiques devaient évoluer au cours de l'histoire de l'Occident, le noyau de son concept et de sa pratique était déjà entièrement défini dès le quatrième siècle.
3. Traits et caractéristiques essentiels du monachisme
Au cours de la croissance du concept monastique, trois caractéristiques se sont démarquées avec une importance particulière : (a) le monachisme d'éthique martyre; (b) le culte de la virginité; et (c) le culte du saint homme avec le pouvoir d'accomplir des miracles.
Parmi les contributions essentielles du monachisme au christianisme pendant sa croissance en Occident, et dans d'autres contextes où son influence se fait sentir encore aujourd'hui, il y a le postulat non biblique de deux types de foi et d'éthique chrétiennes : l'un pour les chrétiens excellents, l'autre pour les chrétiens moyens. Le monachisme, bien sûr, signifiait suivre la voie rigide de la sainteté supérieure, alors que les chrétiens ordinaires, ceux qui n'avaient pas la foi pour renoncer à toutes les associations terrestres comme la famille, le travail, la propriété, les relations et les affaires générales mondaines, devaient se contenter de vivre une sainteté inférieure. Tout ce concept s'est développé dans le sillage de la légitimisation du christianisme sous Constantin en 313 ap. J.-C. Une Église à qui l'on accordait une paix relative avec le monde païen persécuteur regrettait la belle époque des martyrs alors qu'une absorption forcées dans l'idéal de la milicia christi encourageait une dévotion plus pure pour la vie céleste et une volonté d'abandonner les biens de ce monde. “ Avec la fin de l'époque de la persécution ”, comme le souligne Markus, “ le monachisme en est venu à absorber l'idéal du martyr. Comme le martyr, le moine se libérait du monde pour Dieu et trouvait la plénitude de la liberté dans sa mort. ”[23] Ce n'était pas la dernière fois que l'Église s'orientait par la main mortelle du passé plutôt que d'avancer avec une vision biblique de l'avenir. Mais, alors, l'Église sous l'influence du monachisme fut incapable de se secouer des conceptions païennes qui la dominaient. Comme l'homme du classicisme, le monachisme rêvait d'un âge d'or de héros car, comme l'observe Markus, “ l'époque des martyrs avait retenu une certaine saveur d'un âge héroïque... ”[24] Le concept du héros soutenait facilement l'idéal de perfection que le monachisme tentait d'atteindre. Ainsi, “ le martyr était l'image humaine de la perfection, un modèle à suivre. Être persécuté pour l'amour du Seigneur était la marque du vrai chrétien. ”[25] Accomplir les grands exploits de l'auto-immolation était l'idéal fondamental de la sainteté. Aux yeux des chrétiens ultérieurs, les martyrs étaient idéalisés comme des athlètes et des combattants professionnels mêlés à un combat surnaturel. ”[26] Voilà de super saints, en effet! Quels champions d'une guerre spirituelle contre ce monde et toutes ses mauvaises associations! “ Les récompenses du martyrs, croyait-on, surpassaient celles de tout autre chrétien surdoué. Sa mort effaçait tout péché après le baptême; pure et sans tache, il allait directement au ciel. ”[27] Le problème du monachisme consistait à savoir comment émuler ce comportement et aboutir ainsi au même résultat. L'objectif serait atteint par un comportement similaire, mais sans verser le sang — par le martyr éthique. “ Les énergies émotives qu'absorbaient auparavant le devoir de s'élever au niveau des exigences demandées pour une Église persécutée étaient largement réorientées vers une vie ascétique disciplinée. ”[28] Le moine assumait la responsabilité du martyr — le héros, c'était le saint.
La pratique du martyr éthique exigeait un intense engagement à priver le corps de tout forme de gratification sensuelle et à lui refuser les désirs qu'il réclamait ardemment, qu'ils fussent considérés légitimes ou non. Naturellement, la passion du corps la plus persistante et véhémente se trouvait dans la sexualité. Une pulsion de la chair qu'il fallait surmonter à tout prix. C'est ici que la lutte entre l'esprit et la matière atteignait son paroxysme. Pour l'assoifé de la sainteté suprême, rien ne représentait mieux l'ennemi du corps, sans erreur possible, que la pulsion sexuelle. Le culte du martyr-héros trouvait sa vitalité dans le culte de la virginité.
La mentalité monastique pouvait concevoir un dessein de Dieu sans lieu pour le corps, sauf de considérer le corps comme forme de punition pour le péché de l'Homme. La vrais destinée de l'Homme était le ciel, de vivre là, comme des anges, une existence sans corps d'une perfection totale. Ici sur terre, son appel consistait à être sauvé du corps et des toutes ses associations. Être sauvé du péché signifiait être sauvé du corps. Si quelque chose donnait de l'importance au corps, si quelque partie de l'être humain détournait son attention de sa véritable destinée, rien ne le faisait mieux que la pulsion sexuelle. L'idéal monastique invoquait la résistance au désir sexuel, un désir vulgaire et ignoble, et à la suppression de cette fonction normale de la nature humaine.
Le sexe, évidemment, est un désir humain qui, comme tout autre, risque d'être victime de perversion et d'abus moraux. Le point de vue biblique était, et est, que Dieu a créé l'être humain masculin et féminin (Gen. 1:27), que l'être humain a reçu une nature sexuée dès le début. De plus, afin de satisfaire correctement le désir qui accompagne cette nature, Dieu a institué le mariage (Gen. 2:20 à 25), l'attachement de l'homme et de la femme. Les Écritures racontent que cela s'est fait avant que l'homme ne pèche. Ce n'est qu'avec l'arrivée du péché dans le monde que la pulsion sexuelle s'est entachée de luxure que l'être humain pouvait satisfaire à son gré et en tout circonstance pertinente. Au lieu de promouvoir et de défendre la perspective biblique, le monachisme s'est laissé saisir par une conception profondément païenne centrée sur une dualité aiguë de la matière et de l'esprit; et comme la matière était une source de mal, la fuite dans le monde spirituel devenait le véritable salut.
Il n'est pas facile de retracer l'histoire du concept de virginité en tant qu'idéal éthique et spirituel supérieur. Tôt dans la période post-apostolique, on ne percevait pas le mariage comme étranger à la vie chrétienne; il était convenable, honorable et acceptable. L'objectif de l'Église primitive était d'insister sur la bienséance et la discipline dans la conduite de la vie de l'être humain sur terre, de freiner les passions et les désirs en vue de la sainteté. L'état du mariage revêtit une autre dimension, soit d'amener cette passion la plus déréglée parmi toutes sous la domination de la volonté de Dieu. En effet, le mariage offrait le seul exutoire légitime pour la pulsion sexuelle sans être réservé seulement à la procréation ou à la production d'enfants. Cependant, très rapidement, s'est développé l'idée que le sexe, même dans le cadre du mariage, arrivait bon deuxième après l'abstinence.[29] On en vint à voir le mariage comme un état de sainteté de deuxième classe. On pressait les couples, et nombre d'épouses s'en sont accaparé, à pratiquer l'abstinence sexuelle à l'intérieur du mariage. Au deuxième siècle se répandit un consensus qui s'opposa violemment au mariage tout en glorifiant la virginité. On suggéra même que les couples mariés, en s'abstenant de sexe dans le mariage, pouvaient retrouver la pureté de la virginité. En même temps, l'Église commença également à enseigner que les seconds mariages, après le décès de l'un des époux, ne devaient pas avoir lieu. Ils étaient strictement interdits au clergé (et rapidement les premiers mariages également). Ce qui eut pour effet de créer un grand nombre de veuves qui, à moins d'être fortunées, furent à la charge de l'Église. Si elles étaient fortunées, elles étaient l'objet de sollicitation de la part des évêques et du clergé qui espéraient s'approprier leur fortune pour l'Église. “ En idéalisant la virginité et en désaprouvant un second mariage, l'Église allait devenir une force sans pareil dans la course pour obtenir un héritage. ”[30] La famille, semblerait-t-il, à titre d'institution de l'alliance dans l'objectif de Dieu, occupait peu de place dans la pensée de beaucoup au sein de l'Église, de même que la promotion de cette institution conformément aux directives bibliques vues comme signe d'une sainteté authentique.
À la fin du deuxième siècle, on se préoccupait peu de distinguer entre la promiscuité sexuelle et la sexualité conjugale saine. Pour ceux qui adoptèrent le monachisme, l'un ne valait pas mieux que l'autre. Origène (186 à 253/4 ap. J.-C.), le plus grand esprit spéculatif dont la théologie devait dominer la pensée de l'Église pendant les deux siècles suivants, considérait simplement la nature sexuée de l'homme et de la femme comme si elle n'avait aucune incidence sur la personnalité humaine, comme si dans le présent elle n'avait aucune importance et que, par conséquent, on pouvait s'en passer. L'idée de concept même de genre chez l'être humain le répugnait. Cependant, pour Orignène, le rejet de la sexualité signifiait davantage que la simple suppression de la nature sexuelle. Il signifiait la réaffirmation d'une liberté première fondamentale au point de dissoudre toutes les distinctions d'une existence sexuée. Apparemment, il n'existait rien de normal en quoi que ce soit dans la sexualité, même pas la procréation. Le genre sexué représentait une intrusion venant d'une sphère étrangère. Les expériences sensuelles de ce type, ou de tout type à ce sujet, détruisaient la véritable personnalité humaine, dont les délices et les plaisirs trouvaient leur existence dans un autre monde. Seule la virginité pouvait reconnecter l'être humain à sa vrai personnalité; c'était le lien originel entre le ciel et la terre.[31] Origène a laissé un héritage profond au monachisme.
Le moine, en tant que homme saint, est la troisième caractéristique essentielle de la culture monachiste à avoir laissé une profonde cicatrice dans le christianisme occidental. Même si nous avons déjà abordé le sujet, il est nécessaire d'ajouter quelques commentaires pour compléter les principales caractéristiques de cet aspect de l'idéal monachiste.
Comme nous l'avons mentionné, l'idée du moine en tant qu'homme saint provient surtout du contexte syrien qui s'est par la suite étendu au-delà des manifestations locales. À la base, l'idée a surgi simultanément comme quoi le moine, en plus d'avoir acquis une liberté remarquable par rapport à la contamination du royaume de la matière et possédant les caractéristiques d'un surdoué ascétique, fut du même coup détenteur de pouvoirs mystérieux. Ces pouvoirs signifiaient davantage qu'une force intérieur infatigable pour supprimer ses appétits physiques et mépriser tout intérêt de ce monde; ils furent considérés comme la capacité d'accomplir des miracles et des merveilles. L'homme saint devint plus qu'un modèle de piété rigoureuse et de résolution déterminée; il fut véritablement l'agent d'un grand pouvoir capable d'accomplir des merveilles au profit de la communauté. Nous avions l'ancien monde païen des “ oracles et de la divination ” reformulé pour la consommation chrétienne. “ L'ascension de l'homme saint en tant que porteur de l'objectivité dans la société est ”, comme le commente encore Brown, “ une joute finale issue de la longue histoire des oracles et de la divination dans l'ancien monde. L'ermite “ porteur de dieu ” a usurpé la position de l'oracle et était reconnu pour ce geste. ”[32]
La vision du monde ancienne considérait que ce qui affectait la vie, pour le bien ou pour le mal, prenait source dans ce qui prenait place dans le monde invisible, où une pléthore d'esprits et de démons était responsables de tout ce qui arrivait. Surtout dans une société agricole où la prospérité ou l'adversité de la vie était une affaire si incertaine, où la vie souvent chancelait vers la ruine, la pauvreté ou la maladie et la famine, les gens étaient impatients de se consolider une aide contre les puissances démoniaques dont la maîtrise sur les éléments de la nature était indiscutable. Qui pouvait le mieux les aider sinon l'homme saint local dont on ne doutait pas de la capacité à intervenir sur les puissances du ciel. Par conséquent, “ L'idée d'un homme saint capable de tenir les démons à distance et de faire plier la volonté de Dieu par ses prières en est venue à dominer la société de l'Antiquité tardive... à placer un homme, un “ homme de pouvoir ” au centre de l'imaginaire populaire... ”[33] L'homme saint perché en haut de sa colonne dans le désert devint l'objet de visites d'une procession régulière de foules, des paysans aux officiers de la court en passant par les représentants impériaux, anxieux de solliciter son soutien pour chaque exigence concevable, que ce soit au sujet des récoltes ou des affaires de l'État. L'homme saint en vint à acquérir le statut d'un arbitre ou d'un médiateur entre le ciel et la terre. Ce faisant, il ajoutait une nouvelle signification à l'idée romaine de patronus, un homme important dans la collectivité dont dépendait un grand nombre pour tout, de la guérison à un conseil pour des questions juridiques. De l'homme saint vint l'arrière-plan historique duquel surgit la notion de saint patron, un rôle qui sapa quasiment la position du Christ à titre d'unique médiateur entre Dieu et l'homme.
4. L'influence des sources païennes
Comme nous l'avons déjà mentionné, le monachisme est issu d'abord de sources et d'attitudes non chrétiennes. Quelles furent donc les particularités distinctives et fondamentales de ces influences importantes?
Nous avons vu que l'influence la plus déterminante provient d'une vision du monde que nous appelons aujourd'hui le gnosticisme. Dans l'Antiquité tardive, le gnosticisme était davantage une vision des choses religio-culturelle qu'une école de pensée ou un mouvement. Découvrir son origine fut, pour les chercheurs, une tâche quasi impossible. L'affirmation la plus certaine est qu'il s'agissait d'un dérivé de cette concoction spéciale appelé synchrétisme hellénique, un mélange de spéculation greque, iranienne et juive. Et comme la plupart des combinaisons d'entreprises téméraires, il s'est présenté sous diverses formes avec des inflexions particulières. Il n'y avait rien qui portait le nom de gnosticisme, pas plus qu'il existe aujourd'hui quelque chose qui s'appelle rationalisme. Et pourtant nous pouvons tracer un cadre mental commun à partir de chaque forme précise. C'est cette perspective partagée qui lui confère sa couleur culturelle unique, à l'instar du sécularisme d'aujourd'hui, et quoique fabriquée de trait infinis, elle affiche néanmoins des croyances aux caractéristiques générales. Ce sont celles-ci qui nous intéressent.
Avant tout, le gnosticisme s'accroche à une vision du monde profondément dualiste. “ (À) la base de la gnose ”, explique Kurt Rudolph, “ on trouve une vision dualiste du monde qui détermine tout ses affirmations au niveau cosmologique et anthropologique... ”[34] La réalité comporte deux dimensions, à savoir une dimension matière et une dimension esprit. En outre, ces deux dimensions des choses sont profondément et complètement étrangères l'une à l'autre. Elles s'opposent l'une à l'autre comme le bien s'oppose au mal. Au fond, le royaume de l'esprit est bon, alors que celui de la matière est mauvais. La matière n'est pas devenue mauvaise; elle est mauvaise en soi, et son existence même provient d'un être mauvais qui l'a créé. La signification de cette doctrine est importante en ce qui concerne l'être humain, car l'être humain est un être spirituel qui vit dans un corps matériel étranger. Ce fait seul explique la cause du mal chez l'être humain et dans le monde et aboutit à la conclusion que tant que l'être humain vivra dans ce corps, il est inévitablement contaminé par un mal qui est l'antithèse de sa véritable nature spirituelle. La grande difficulté, alors, consiste à découvrir une voie qui délivrera l'être humain de la matière et le libérera pour son existence spirituelle authentique.
La grande préoccupation du gnosticisme, alors, fut de présenter un évangile qui sauverait du royaume de la matière. Pour ce faire, il devait expliquer l'origine de la matière et de l'esprit comme découlant de deux sources divines distinctes, soit un bon dieu et un mauvais dieu. Ainsi, non seulement l'être humain est-il un être spirituel en conflit contre son existence matérielle, mais le bon et mauvais dieu est également en conflit contre elle. En fait, dans la plupart des systèmes gnostiques, l'esprit en soi est Dieu, et, puisque l'être humain lui-même est esprit enchassé dans la matière, il partage donc la substance divine. S'il semble ignorer cela, c'est à cause d'une ignorance originelle qui l'a conduit bien loin de sa véritable nature divine. C'est par la gnôse, ou la connaissance, que l'être humain peut retrouver son vrai moi et retourner à sa vrai demeure dans le monde de la lumière et de l'harmonie. Conséquemment, écrit Hans Jonas, “ Fort de cette connaissance, l'âme après la mort voyage vers les hauteurs, laissant derrière chaque sphère, “l habit de cérémonie” psychique auquel elle a contribué : ainsi, l'esprit se dénude de toute accumulation étrangère, atteint le dieu au-delà du monde et s'unit à la substance divine. ”[35]
Le gnosticisme représentait une révolte contre la création. Il détestait l'idée que l'être humain était fini et mortel. Il ne souhaitait pas reconnaître que l'être humain était responsable du mal qui enveloppait sa vie dans ce monde. Son dieu était impersonnel; il existait simplement pour la possibilité d'une libération de la finitude et de l'état de créature. Le concept gnostique de la rédemption consistait en une libération de la matière et du temps, non de la restauration de tout l'existence libérée du péché et de la culpabilité. Sous l'influence du gnosticisme, Christ en est venu à jouer le rôle de celui qui libère l'être humain en lui montrant la voie. Christ était un modèle à suivre pour y arriver, l'exemple parfait du triomphe sur ce monde. La mort, et non la résurrection, était le moyen prééminent de libération pour échapper aux limites du corps. Voilà ce qui explique en grande partie pourquoi le monachisme soutenait une christologie docétique. Un Christ qui était apparu uniquement sous une forme corporelle convenait mieux à une vision profondément antipathique au corps qu'un Christ qui devint réellement un être humain dans une véritable chair.
L'impact direct du gnosticisme vint par le judaïsme, car, sans en douter, “ la majorité des systèmes gnostiques sont nés en marge du judaïsme ”.[36] Voilà ce qui explique pourquoi les écrits gnostiques sont parsemés de thèmes et d'idées bibliques. Et si nous gardons à l'esprit que l'Église primitive, l'Église du temps des apôtres, se composait surtout de Juifs, alors nous pouvons beaucoup mieux comprendre la pensée des rédacteurs du Nouveau Testament lorsqu'ils parlaient avec tant d'opposition contre les hérésies qui même à l'époque bouleversaient les diverses Églises. Ainsi, en 1 Corinthiens 15:12, Paul écrit : “ Or, si l'on prêche que Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de résurrection des morts? C'est cette question qui ressort. Pour beaucoup, cela ne signifie pas de résurrection au sens littéral, car Christ est ressuscité seulement en esprit, puisqu'il n'a jamais eu de véritable existence corporelle, sûrement l'influence d'une idée gnostique. Paul devait combattre cette fausse doctrine de la résurrection que des Juifs chrétiens détenaient de sources non juives. Encore une fois, Paul devait combattre une “ philosophie trompeuse ” qui semblait séduire les chrétiens de Colosse, avec la puissante affirmation qu'en “ lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité. ” (2 :9) et qu'ils ne devaient pas se laisser décevoir par des “ discours séduisants ” (2 :4). En outre, Paul a réprimandé ceux qui faisait grand cas de la piété et qui l'affichait avec leur “ humilité et le mépris du corps ”, qui était “ sans aucun mérite et contribuent à la satisfaction de la chair ” (2:23). Paul demande à Timothée “ ...de recommander à certaines personnes de ne pas enseigner d'autres doctrines et de ne pas s'attacher à des fables et à des généalogies sans fin... ” (1 Tim 1:3,4). Le gnosticisme regorgeait de choses de ce genre. Quant aux fausses doctrines, produit d'esprits trompeurs, Paul déclare qu'elles “ prescrivent de ne pas se marier, et de s'abstenir d'aliments... ” (1 Tim 4:3). Cela concordait avec l'enseignement du gnosticisme et, comme nous l'avons vu, devint le point central de la vie monastique. On pourrait citer d'autres exemples, mais ceux-ci suffisent au moins pour discerner une influence de la présence du gnosticisme-judaïque sur l'Église du premier siècle. Sans aucun doute, dès le deuxième siècle, avec les débuts du monachisme, cette religion païenne commençait à s'enfoncer profondément dans la conscience de l'Église.
L'ascétisme, qui découle pour l'essentiel de la culture orientale du dualisme gnostique, s'oppose fermement au concept classique de la vertu en tant qu'affirmation de l'excellence de l'être humain dans et par le monde. Pour l'homme classique, le monde n'était pas un endroit tout étranger, mais il était le produit d'un ordre rationnel dans lequel l'être humain était doté de la capacité de découvrir la raison de cet ordre et ainsi de vivre en harmonie avec la nature. Cela était vrai surtout chez la pensée stoïcienne, le dénouement de la culture classique. Bien sûr, l'homme classique, à commencer par Platon, faisait une nette distinction entre la matière et l'esprit. Mais l'homme classique ne croyait pas cette dernière, quoique récalcitrant, était nécessairement étrangère à l'idéal spirituel suprême de la vie. L'être humain pouvait soumettre la matière au pouvoir de l'esprit ou de la pensée. Il était possible d'assujettir les passions à la domination de la raison et de les rendre obéissantes à l'homme intérieur dans la poursuite de la Paideia ou de la culture ordonnée. Il n'en était pas ainsi du gnosticisme. On considérait le monde de la matière avec une totale hostilité. La seule option offerte consistait à être sauvé de la matière par une conviction acharnée résolue à supprimer toute présence revendicatrice. Cette nette contradiction entre idéaux culturels radicalement opposés semblerait exclure la possibilité d'une synthèse entre eux. Nous pourrions être surpris d'apprendre, alors, qu'il s'est développé un type de christianisme monastique qui, en fait, cherchant à combiner les aspects des deux idéaux et dont l'héritage sur le développement de la culture chrétienne en Occident, surtout au Moyen-Âge, fut la phase finale du monachisme. Avec l'émergence, à la fin du IIe siècle et au début du IIIe siècle, de l'école de théologie d'Alexandrie, nous rencontrons, pour la première fois, l'ascension d'un classicisme ascétique sous la forme d'un christianisme qui serait l'essence de son idéal jusqu'à l'époque moderne. Assurément, il s'agissait d'une alliance qui n'était pas facile, ni toujours soutenue, mais, en général, elle continuait de s'affirmer contre toutes les tentatives de la dissoudre complètement. Elle s'est effondrée avec l'arrivée de la Renaissance et de la Réforme en tant qu'idéal culturel dominant.
L'idéal classique concevait la vie de l'esprit, de l'intellect et de la raison comme la plus haute forme d'activité humaine. Contempler la forme des choses, saisir la logique des rapports, transcender les sens et les émotions pour le royaume supérieur de la vérité, de la bonté et de la beauté ne constituaient pas simplement la plus grande réalisation de ce que signifiait d'être un être humain; il s'agissait de s'élever au niveau du comportement divin. Reliée à cette activité se trouvait l'idée de la maîtrise de soi et de la formation intérieure de l'âme ou de la personnalité comme essence de ce que signifiait être humain et de vivre une vie heureuse. La personne qui y parvenait était considérée sage et était désignée philosophe. Atteindre ce but exigeait de se retirer du monde des préoccupations courantes et de fuir les affaires mondaines. Toute préoccupation touchant les affaires pratiques et les choses relatives aux besoins du corps devait être réduite au minimum. Combien il était naturel alors, pour le monachisme, d'apprécier cet aspect du mode de pensée classique. En premier lieu, il adopta du gnosticisme la négation essentiel du corps et du monde de la matière en général. Mais la simple négation s'avérait insuffisante; il fallait instaurer une certaine activité, un certain mode de vie dans le monde. Quelle qualité fallait-il voir, et spécialement, dans la vie chrétienne? C'est Clément (c. 150 à c. 215) et Origène, le théologien alexandrin, qui, en second, ajouta le concept classique de la vie contemplative de l'esprit à l'idéal monastique. Ce fut les débuts de Christianae vitae otium, le concept de la vie chrétienne en tant que loisir intellectuel et contemplation tranquille.
Clément, le plus âgé des deux, ayant été de plus le professeur d'Origène, peut avoir favorisé ce développement au départ. Il fut le premier à combiner l'insistance portée à la gnose des écoles gnostiques avec l'idée stoïque de la contemplation et l'éducation de l'esprit. Il aimait l'idée de compréhension plus profonde, mais avait dédain de l'idée qu'elle fut non intellectuelle. Il n'a pas hésité à percevoir le christianisme dans le langage de l'illumination supérieure. Pour lui, le christianisme était la vrai gnose. L'objectif du vrai croyant était de s'élever au-dessus de la simple foi vers les régions plus pures de la connaissance et de la contemplation directe de Dieu. La foi n'était qu'une étape sur le chemin vers une certitude et une compréhension supérieures du mystères des choses. Toutefois, comme l'homme classique, Clément voyait cette tâche en termes élitistes. Seulement certaines personnes spéciales pouvaient espérer atteindre un tel état d'exaltation en cette vie. C'est ici que fut nourri le concept du théologien expert à qui le simple croyant ou le croyant ordinaire devait s'en remettre pour résoudre les énigmes et les arcanes de Dieu, de l'être humain et du monde. Il en était ainsi surtout lorsqu'il s'agissait de comprendre la signification des Écritures. Les Écritures étaient sensées contenir des vérités éthiques et métaphysiques que le croyant ordinaire ne pouvait espérer comprendre. Seuls ceux ayant acquis la gnose, ayant pénétré son message ésotérique pouvaient être éclairés de sa véritable signification.
Si Clément amorça cette tendance, c'est Origène qui la développa à son niveau artistique. Selon ce dernier, le christianisme signifiait se convertir “ de l'ignorance... à l'illumination ”.[37] La véritable signification des Écritures était une source de significations plus profondes et cachées accessibles au moyen d'une démarche d'interprétation surpassant la litéralité et la moralité pour atteindre la signification spirituelle qui était d'un ordre différent et supérieur de connaissance. Origène commença avec l'idée que “ chaque mot des Écritures signifiait quelque chose, autrement il n'aurait pas été écrit... ”[38] Mais sa signification n'était pas le sens rédempto-historique , ni le rétablissement de l'autorité de Dieu sur l'homme, ni un message au sujet du péché et de la rédemption et le renouvellement de l'alliance. Sa signification se situait sous la surface de son langage dans la recherche d'une arcane sur la démarche de purification de l'âme de l'ignorance et de l'irrationnel. Son message concernait un Christ dont la principale responsabilité consistait à éduquer l'humanité dans la bonne voie pour s'élever au-dessus du monde et d'entrer dans l'unité sublime avec Dieu. L'être humain était libre de suivre la trace de Christ, l'incorporation du Logos, et de s'élever au-dessus de son existence primitive vers une culture supérieure de l'esprit où il méditerait sur Dieu dans un extase spirituel sans obstacle. Le christianisme platonicien avait remplacé le christianisme biblique. Le résultat fut la dévastation incalculable d'une culture biblique authentique dans l'évolution de l'Occident.
5. Quid sit Christianum ess? — Le presque réformateur
Aurelius Augustinus (l'an 354 à 430), ou mieux connu dans l'histoire sous le nom St-Augustin, évêque d'Hippone en Afrique du Nord, est sans aucun doute le plus grand théologien chrétien et homme d'Église de l'Antiquité tardive. Toutefois, sa grandeur ne tient pas tant à son intellect imposant, démontré avec une telle compétence dans ses écrits volumineux, mais, beaucoup plus important, à la reconnaissance biblique limpide de la fausseté de l'idéal monastique et de là de la vérité concernant Dieu, l'être humain et le monde. Avec Augustin s'entame une tradition théologique, nommée en tout pertinence, la tradition augustinienne, qui s'implanta en Occident et procura un puissant contre-courant contre un faux christianisme fort qui absorba pratiquement l'Église et menaça de l'entraîner dans les abîmes de la vision païenne erronée. Nous ne pouvons que deviner ce qu'aurait pu être le résultat pour le christianisme occidental sans l'influence de cette tradition rendue possible grâce à la dévotion vigilante de cet homme envers les Écritures en tant que source de la foi et de la vie chrétienne. Les grandes différences qui ont séparé l'Église catholique du christianisme byzantin ne sont qu'un exemple de l'énorme héritage que légua l'augustinianisme. Un autre est le fait que la Réforme, qui s'est détachée une fois tant de la culture monastique dominante que de la hiérarchisation humaniste fatale qui en découla, fut possible grâce au fondement d'un augustinianisme revivifié et purifié. La pensée de cette homme a nettement laissé une marque capitale sur l'Occident.
Notre intérêt ne concerne pas les détails de sa vie et de sa pensée, mais le nouveau regard rigoureux d'Augustin sur ce que signifie être chrétien. Cette nouvelle évaluation était loin du monachisme et elle s'orientait vers une compréhension plus fidèle aux Écritures. Cette nouvelle direction de pensée, qui n'avait rien de moins que l'envergure d'un séisme, ne doit pas être sous-estimée. Et pourtant, nous devons émettre un avertissement. Même si Augustin redéfinit la nature du christianisme, il est dommage de voir qu'il n'a pas rompu complètement avec l'idéal monachiste dans sa vie et par ses actions. Finalement, il a simplement signalé ses excès, sans l'attaquer au cœur et ainsi le monachisme a continué d'affliger l'Église tout au long du Moyen-Âge. Ainsi en a-t-il été. Mais il est simplement possible aussi que s'il avait radicalement rompu avec le monachisme et y avait renoncé, il aurait pu amorcer une réforme dès le Ve siècle. Mais, voilà! Augustin s'est retenu devant cette étape capitale. En conséquence, il nous a laissé l'héritage d'un homme dont la position dans l'Église était celle d'un presque réformateur.
La majorité de ceux qui ont étudié l'histoire de l'Église et la doctrine connaissent le pèlerinage personnel d'Augustin vers la foi. L'histoire est bien connue. Il fut élevé par une mère pieuse dont le vif intérêt pour le salut de son fils se buta à un jeune à l'esprit indépendant et captif d'une mondanité charnelle. Après une longue digression dans l'héritage classique en espérant trouver une réponse pour son âme tourmentée, il céda finalement au désir de sa mère et se joignit à l'Église et devint chrétien. Bien sûr, en rétrospective, Augustin pouvait bien affirmer que sa mère n'était pas en cause, quoique ses prières et ses pleurs ont certainement été des instruments de sa conversion. Mais c'était à cause du mystérieux travail de la grâce que Dieu pris plaisir aux interventions de sa mère pour opérer en lui la transformation du cœur. Une fois son choix fixé à cet égard, il ne revint jamais en arrière. Sa vie et sa pensée sont le témoignage d'un homme qui travaillait continuellement à soumettre chaque pensée au Seigneur et à sa Parole.
Cependant, au départ, il est bien de nous rappeler que les affirmations 'dAugustin étaient profondément teintées de notions centrales sur le type de christianisme qui était universellement accepté de son temps. L'influence de la pensée platonicienne et des concepts gnostiques qu'a connu Augustin parmi les manichéens présents partout, surtout en Afrique du Nord, auraient forgé sa pensée et son comportement pour des années à venir. En effet, malgré son cheminement jusqu'aux notions bibliques pures, l'idée générale du monachisme en tant qu'essence de ce que signifie être chrétien, du moins pour ceux appelés vers une perfection supérieure, ne l'a jamais quitté. Voilà le christianisme qu'il a connu en premier lieu et rien d'autre, ailleurs, n'offrait une solution de rechange. Alors, comment eût-il pu le concevoir autrement? Et pourtant, en temps opportun, par un contact plus étroit avec les Écritures, sa compréhension mûrit au point où il rejeta clairement et complètement ses fausses affirmations. Le catalyseur de ce changement de pensée prend son origine chez un moine Pelagius, un homme dont le nom en vient à être associé à la plus grande doctrine hérétique chrétienne, jusqu'à son remplacement par celle d'Arminius. Au temps où Augustin s'est converti, il était déjà persuadé que c'était la synthèse ascétique classique qui exprimait le mieux la vérité à ce jour quant au bien chez l'être humain.
Il était fait à l'idée que le meilleur pour l'homme était une vie alignée sur la libération de l'esprit ou de la raison de l'esclavage de la sensualité et de la sujétion aux appétits du corps et aux intérêts matériels. Influencé par les idées platonistes, Augustin croyait possible de pratiquer une moralité de détachement de vivre une liberté intérieure détachée du corps et de ses désirs par une puissance rationnelle innée. Lorsqu'il devint chrétien, il commença à reconnaître l'erreur de cette position, car une telle puissance rationnelle, guide de la vérité et d'une bonne conduite, n'existait pas chez l'être humain. Augustin connut la vérité sur le péché. L'accomplissement humain pour le bien au simple moyen de ressources rationnelles ne constituait plus la base de sa foi. Au contraire, Augustin en vint à comprendre que l'être humain avait besoin de la grâce de Dieu et de son initiative de salut pour l'être humain entier, car l'ampleur de la puissance du péché surpassait la capacité de l'être humain à surmonter ses ravages sur la vie globale. Il considérait le péché, un perversion enracinée au plus profond de l'être humain, comme le fons et origo de la corruption dans la vie de l'homme contre laquelle n'existait aucun remède, sinon celui venant de Dieu, à savoir Christ. Seule la foi en Dieu et en ce qu'il fit le délivra de la puissance corrosive du péché.
Pelagius est probablement responsable d'avoir incité Augustin à redéfinir le christianisme davantage selon l'enseignement biblique central de la priorité de la grâce de Dieu pour la restauration de la santé morale de l'être humain. Le principal intérêt de Pelagius fut d'enseigner la réforme de la morale dans le but de réformer la société. Mais Pelagius n'a pas tenu compte du problème de la société dans sa liaison avec une certaine corruption humaine partagée appelé péché; le problème de l'être humain réside dans ses mauvaises habitudes pouvant être corrigées par un moyen intérieur pour devenir vertueux. Une fois résolu à poursuivre cette voie, Dieu lui viendrait en aide avec grâce et approbation. Pelagius croyait que le corps humain entravait l'esprit intérieur, fondamentalement bon. Mais il croyait également que l'esprit en l'être humain était capable — il en avait la puissance — de dompter le corps à être moralement droit, parfait, en fait. Pelagius, et avec lui tout le monde de la pensée monachiste-classique, croyait Augustin, faisait erreur quant à l'optimisme au sujet de l'être humain. Il fut appelé à réévaluer cette perspective à la lumière des Écritures. Ce qu'il y trouva fut une voie supérieure différente de ce qui, jusqu'alors, avait fermement maintenu le christianisme dans l'erreur.
La grande contribution d'Augustin au christianisme occidental repose sur une meilleure compréhension de la création, y compris tout le monde physique, la place du corps, la cause du mal dans le monde et le moyen d'en être sauvé. Il a renié le dualisme dominant du corps et de l'esprit où le corps était mauvais en soi et la solution au problème humain qui consistait à s'en échapper. Il remit également en question la notion ascétique de la poursuite de la perfection au moyen de traitements corporels rigoureux comme essence d'une vie sainte.
Augustin vit dans les Écritures que le monde entier, y compris la matière et le corps, était le produit de la création de Dieu. La matière et le corps n'étaient pas mauvais en eux-mêmes, ni n'étaient à la source du mal chez l'être humain. Dieu avait un but pour l'être humain dans sa manière de le créer et de traiter ainsi le corps en étranger s'avérait faux. Comme l'a écrit Augustin dans La cité de Dieu, “ Le corps humain n'est pas qu'un simple vêtement, ni une commodité externe; il appartient à la nature même de l'être humain. ”[39] Même plus, le corps sexué était également plutôt normal. “ Pour Augustin, il n'y avait aucun doute que la sexualité faisait partie de la nature créée de l'être humain. Elle était une partie de ce que signifiait être humain. ”[40] La perspective biblique à l'effet que le masculin et le féminin provenait de l'intention de Dieu et d'autant plus que le lien du mariage constituait le fondement de son dessein pour l'être humain dès le commencement resurgit comme fondement de la culture chrétienne.
Il y a, bien entendu, un trouble au centre de la vie et du monde, mais la cause n'est pas les désirs du corps comme tels. Les apétis corporels sont plutôt affectés par ce trouble qu'Augustin reconnu comme résultat d'une perversion de l'âme humaine hérité d'une désobéissance d'Adam au paradis. Le péché est entré dans l'expérience humaine et l'être humain seul en est responsable. Par un acte de volonté, il s'est attiré la malédiction de la désobéissance. Le corps est souillé de la pollution de l'âme et soumis au pouvoir de la convoitise. Augustin aurait affirmé que “ la corruption du corps, qui pèse sur l'âme, n'est pas la cause du premier péché, mais sa punition. Et ce n'est pas la chair corruptible qui a rendu l'âme pécheresse; c'est l'âme pécheresse qui a corrompu la chair ” (Bk XIV, chap. 3, p. 551). L'esprit, comme on l'a longtemps affirmé, n'était pas corrompu par le corps; c'est l'esprit lui-même qui est la cause de la contamination de l'être humain entier, du corps et de l'âme. Les tentatives de nier la place du corps au sein de la création de Dieu n'apportèrent aucune solution.
Augustin vit que le problème résidait dans la volonté de la créature. Ce qu'il entendait par la volonté est ce que nous appellerions aujourd'hui le cœur. Une rébellion intérieure contre Dieu, un désobéissance dans le cœur, voilà la raison de la perversion morale de l'être humain. Qui plus est, l'être humain ne possède aucune ressource en lui-même pour corriger la situation. Sa volonté est assujettie aux convoitises de la chair, et toutes les tentatives de se libérer par des pratiques ascétiques ou par une maîtrise de soi rationnelle sont vouées à l'échec. Augustin reconnu l'absolue nécessité d'une puissance extérieure inaccessible par l'expérience humaine. La puissance de la grâce de Dieu seule pouvait restaurer la santé morale de l'être humain. Nous recevons cette grâce par la foi et non par nos mérites. En outre, nous en avons besoin non seulement comme aide, mais également comme un nécessité complète. La foi n'est pas non plus simplement pour les novices qui la délaissent pour une gnose supérieure. Aucun chrétien, de toute époque, ne peut se passer de la nécessité de marcher par la foi et de s'appuyer sur la grâce et la puissance de Dieu seules pour demeurer dans la bonne voie.
Les conséquences du monachismes furent importantes. Les fondements pour distinguer entre une vie de renonciation pour les super saints et une piété ordinaire pour le chrétien moyen devinrent intenables. “ En dernier recours, Augustin pu admettre une seule division, celle entre ceux destinés à être sauvés et les réprouvés... La médiocrité et la perfection ne constituaient plus les faces opposées d'une grande division qui séparait la communauté chrétienne, créant ainsi une Église bipartite. ”[41] Étant donné que tous étaient sauvés par grâce, il n'existait plus aucune raison d'affirmer la valeur supérieure des pratiques ascétiques de ceux qui recherchaient la perfection comme marque distinctive du chrétien. Pour Augustin, la perfection de la foi était un objectif que tous les chrétiens devaient poursuivre sans toutefois espérer l'atteindre en cette vie. Puisque personne ne peut atteindre la perfection en cette vie, il n'y a rien à déclarer de spécial sur les moines, non plus qu'il faille se croire capable de choses inatteignables pour les laïcs. Aucun groupe particulier n'avait le monopole de la foi ou la grâce de Dieu. L'objectif de la rédemption est d'amener l'être humain à une juste obéissance dans la vie, et non de se libérer de cette vie. Quelque fut la tranche de vie d'un être humain dans la création, il en restait une bonne part dans la rédemption. Renier au corps sa juste place dans les desseins de Dieu, tant dans la création que dans la rédemption, ne rendait pas un être humain saint. Mais plutôt, la sainteté consistait en quelque chose qu'une personne recevait d'abord comme un don de grâce immérité. Ce n'est que par ce seul moyen qu'un être humain pouvait recommencer à progresser dans la foi et dans l'obéissance à la volonté de Dieu dans tous les aspects de sa vie. Augustin s'établit sur un sol différent de celui dans lequel s'enracina fermement l'idéal monastique.
L'augustinianisme, par opposition à l'ascétisme morose, encourageait une affirmation claire de la vie. Cependant, Augustin refusa de soumettre complètement l'idée du monachisme à une vision du Royaume plus riche pour le christianisme. Il ne pouvait imaginer que les Écritures offraient, encourageaient en fait, un programme de civilisation complet, un projet culturel exhaustif pour l'être humain. Il ne pouvait concevoir qu'une telle perspective constituait le fondement de l'Évangile. Pour Augustin, cette vie était bonne et elle devait être reçue avec action de grâce. Mais il continuait de croire que ceux qui l'avait laissée pour la vie monastique et pour l'Église en général avait répondu à une meilleure vocation que ceux qui étaient demeurés dans le monde. Le mariage était légitime, mais il était réservé aux frères plus faibles. La vie dans le monde en général, comme le commerce, le travail, les responsabilités civiques, et ainsi de suite, étaient acceptables, mais fondamentalement des maux nécessaires. Si quelqu'un pouvait, c'est-à-dire, si quelqu'un possédait la foi, il était possible de les délaisser pour le cloître à la poursuite de la “ communauté de la Cité Céleste ”[42]. Augustin reconnu que tous n'avaient pas une telle foi et qu'ils devaient donc vivre une vie ordinaire dans ce monde.
Augustin, alors, continua d'adhérer à l'idéal monastique en le dépouillant de ses excès ascétiques. C'était une vie qui exigeait quand même de renoncer à la propriété, de pratiquer un célibat strict et d'accepter certains jeûnes obligatoires mais non au point de se rendre malade. Il le concevait dans le contexte du Christianae vitae otium — le vie communautaire à la poursuite de la sagesse. Le monachisme a existé pour encourager la fraternité et la communion de ceux qui recherchent Dieu. Il est difficile de savoir pourquoi Augustin considérait le monachisme comme seul moyen de vie communautaire. Il ne pouvait concevoir une société chrétienne sur une autre base possible. Il ne pouvait trouver la clé de la formation et de la structure sociales dans les Écritures. Tout comme ses contemporains qui puisaient l'idéal social dans la philosophie païenne, Augustin accepta fondamentalement l'idéal stoïque de l'amitié comme la forme sociale la plus propice à vivre pour les chrétiens fervents[43]. Sa conception s'alignait sur une renonciation au monde des intérêts matériels afin de vivre, avec des compagnons de même pensée, une vie de détachement oisif, de simplicité dévotionnelle à apprendre et à se former en sagesse et en vertu. Parce que Augustin répugna à renoncer totalement au monachisme, il échoua à faire une percée dans le concept d'une Église dans l'Église. Il ne pouvait entrevoir une Église à l'intérieur du Royaume de Dieu.
Traduit avec permission. Article publié d'abord sous le titre The Impulse of Power. by Michael W. Kelley pp. 4-14 dans la revue Christianity and Society vol. 18 no1 Summer 2008. Kelly est l'auteur d'un livre du même nom. Traduction par Pierre Boucher.
[1] On trouvera le compte rendu le plus complet en langue anglaise chez W. H. C. Frend, The Rise of Christianity (Philadelphia : Fortress Press, 1984). Une version succinte, mais aussi valable, est son ouvrage The Early Church (Phil. : Fortress Press, 1982)
[2] Au cours du IIe siècle de notre ère, le gnosticisme, comme l'a mentionné Kurt Rudolph, offrait déjà une vaste documentation et gagnait des disciples sur une grande partie de l'empire romain oriental. Gnosis : The Nature & History of Gnosticism, Kurt Rudolph, trad. et publié par Robert MmLachlan Wilson (Harper: San Francisco, 1987), p. 25
[3] Edward Gibbon, The History of The Decline and Fall of The Roman Empire, ed. J. B. Bury (New York : The Heritage Press, 1946), vol. 1, p. 61
[4] W. H. C. Frend, The Rise of Christianity, p. 625
[5] Frend, op. cit., p. 167
[6] Christianity and Classical Culture, Charles Norris Cochrane (New York : Oxford University Press, 1957) constitue la meilleure discussion sur le sujet. Le “ césarisme ” y est traité dans les trois premiers chapitres.
[7] Cochrane, op. cit., p. 27
[8] Le meilleur compte rendu se trouve chez Ronald Syme, The Roman Revolution (Oxford : Oxford University Press, 1960). Consulter également Lily Ross Taylor, Party Politics in the Age of Caesar (Berkeley: University of California Press, 1961).
[9] Ethelbert Stauffer, Christ and the Caesars, traduction de K. et R. Gregor Smith, (Philadelphia : Westminster Press, 1995), p. 36.
[10] Cochrane, Christianity and Classical culture, p. 160.
[11] Ibid., p. 74
[12] Ibid., p. 23
[13] Ibid., p. 75
[14] Ibid., p. 129
[15] Voir p. ex., Walter Burket, Anciant Mystery Cults, (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987)
[16] Kurt Rodolf, Gnosis, p. 283
[17] Peter Brown, The Body and Society : Men, Women, and Sexual Renunciation in Early Christianity (New York: Columbia University Press, 1988), p. 208.
[18] “ ... les fondateurs du mouvement monastique et leurs recrues n'étaient pas des paysans opprimés. ” Peter Brown, The world of Late Antiquity (New York, W. W. Norton & Co., 1977), p. 101
[19] Robert Markus, The End of Ancient Christianity (Cambridge: Cambridge University Press, 1991), p. 165
[20] Frend, The Early Church, p. 192
[21] Peter Brown, Society and the Holy in Late Antiquity (Berkeley: University of California Press, 1989), p.109
[22] Frend, The Rise of Christianity, p. 631
[23] Markus, The End of Ancient Christianity, p. 71
[24] Ibid. p. 24
[25] Ibid. p. 92
[26] Robin Lane Fox, Pagans and Christians (New York: Alfred A. Knopf Inc., 1986), p. 436
[27] Ibid. p. 435
[28] Markus, op. cit., p. 70
[29] Fox, op. cit., p. 355
[30] Ibid., p. 310
[31] Brown, The Body and Society, p. 171 à 175
[32] Society and the Holy in Late Antiquity, p. 134.
[33] Brown, The world of Late Antiquity, p. 145
[34] Rudolph, Gnosis, p. 57
[35] Hans Jonas, The Gnostic Religion(Boston: Beacon Press, édition révisée, 1963), p. 45
[36] Rudolph, Gnosis, p. 277
[37] Frend, The Early Church, p. 90
[38] Ibid., p. 92
[39] Henry Bettenson, trad. Augustine, Concerning the City of God Against the Pagans (New York: Penguin Books, 1972), Bk 1, chap. 13, p. 22
[40] Markus, op. cit., p. 60
[41] Ibid., p. 65
[42] Ibid., p. 79
[43] Ibid., p. 80