Paul Gosselin
Dans un article paru il y a quelque temps dans la revue l'Homme (no.97-98 pp. 81-90) portant sur l'anthropologie de la maladie, Marc Augé a abordé une série de questions qui touchent les chercheurs intéressés par ce "domaine". Parmi ces questions, Augé fait ressortir que la compréhension des systèmes de soins non- occidentaux implique souvent des difficultés d'interprétation et qu'un ethnocentrisme plus ou moins conscient s'y glisse volontiers. L'imposition de typologies à l'intérieur de ce domaine, la tentative d'y introduire un dualisme simplificateur établissant "un secteur virtuellement empirico-rationnel et un secteur irréductiblement magique" constituent des exemples frappants de ce phénomène (Augé 1986:82-83). Au nombre des divers volets de la question, Augé note (1986:83-84).
"On peut encore, dans une perspective combinant l'intellectualisme et un certain relativisme, estimer que le passage à la magie ou à la religion correspond à un élargissement du contexte causal, comme dans la science moderne la théorie fournit un contexte causal plus large que celui du sens commun (Horton 1967). On peut enfin douter que la coupure nature/surnature soit une donnée explicite des systèmes nosologiques étudiés par l'anthropologue et estimer que celui-ci la projette sur une réalité qu'il traduit mal et dont il ignore le caractère unitaire."
Au cours de l'article qui suit nous nous pencherons plus particulièrement sur ce dernier volet abordé par Augé, soit la projection par les occidentaux de l'opposition naturelle - surnaturelle sur les systèmes idéologico-religieux des sociétés non-occidentales. Dans un premier temps nous établirons ce qu'implique au juste l'opposition naturelle - surnaturelle, ensuite nous examinerons un système métaphysique non-occidental afin d'établir quels peuvent être les principes qui "gèrent" le monde dans une cosmologie où notre opposition naturelle - surnaturelle n'existe pas. Plus loin dans l'article nous relèverons quelques données occidentales qui mettront en lumière les ambiguïtés de l'opposition naturelle - surnaturelle même chez nous.
I - Opposition naturelle - surnaturelle et les concepts sous-jacents
Notons dès le départ que le fait d'opposer le "naturel" au "surnaturel" implique l'adhésion à une conception métaphysique attribuant à la réalité deux niveaux. L'un, "naturel", dont le comportement est régi par des lois spécifiques et impersonelles fournit l'objet d'étude des recherches scientifiques. L'autre, "surnaturel", (au-'dessus' du naturel) dont le comportement n'est pas régi par des lois strictes et inflexibles et dont les causes sont des entités personnelles ou des forces inaccessibles à la science. Ce fait a d'ailleurs été relevé il y a un certain temps par Durkheim. Il note avec raison (1960:36):
"Pour qu'on pût dire de certains faits qu'ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu'il existe un ordre naturel des choses, c'est-à-dire que les phénomènes de l'univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison: car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu'exprimer la manière dont les choses s'enchaînent logiquement. Mais cette notion du déterminisme universel est d'origine récente; même les plus grands penseurs de l'antiquité classique n'avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience."
Durkheim rajoute (1960:38)
"Ainsi, pour que nous ayons l'idée du surnaturel, il ne suffit pas que nous soyons témoins d'événements inattendus; il faut encore que ceux-ci soient conçus comme impossibles, c'est-à-dire comme inconciliables avec un ordre qui, à tort ou à raison, nous paraît nécessairement impliqué dans la nature des choses. Or, cette notion d'un ordre nécessaire, ce sont les sciences positives qui l'ont peu à peu construite, et, par suite, la notion contraire ne saurait leur être antérieure."
Nous acceptons, avec Durkheim, volontiers l'origine récente de l'opposition[1] naturelle\surnaturelle en Occident. Par contre, en ce qui concerne les causes de cette opposition conceptuelle, nous sommes plutôt d'avis qu'il faut considérer à l'origine de cette opposition un contexte causal élargi, incluant non seulement les "sciences positives" comme le dit Durkheim mais aussi l'environnement idéologique et culturel dans lequel celles-là sont nées (voir Gosselin 1986:161-181 ou Jaki 1974). Comme tel, l'opposition nature - surnature et ses concepts métaphysiques sous-jacents constituent vraisemblablement un élément important de l'idéo-logique occidentale moderne. Cette idéo-logique, comme le dit bien Augé (1975:XX), qui "...ne constitue pas la somme des discours que pourrait tenir la société la mieux avertie, le mieux initié de ces membres" ...mais plutôt "le système non-formulé" de croyances (inconscientes - implicites) auquel tous réfèrent.
II - Cosmologie montagnaise - naskapi.
Les Montagnais - Naskapi habitent le nord-est de la péninsule du Québec-Labrador. Par ses traditions il s'agit d'un peuple de chasseurs-cueilleurs dont les principaux gibiers sont le caribou, le castor, l'ours et, par endroits, l'orignal. Les Montagnais-Naskapi parlent des langues faisant partie du groupe linguistique algonquin. Comme le note Frank Speck (1977:10-11) ils vivaient généralement en petits groupes isolés d'une ou deux familles chassant ensemble sur des territoires de chasse bien délimités, les seuls grands rassemblements ayant lieu sur la côte au cours du bref été. Au niveau de leur organisation politique les Montagnais - Naskapi n'eurent jamais de grandes institutions politiques centralisées ni d'associations chamaniques ou de sociétés de masques.
L'on peut évidemment exprimer une cosmologie non-occidentale de diverses manières mais ici nous nous contenterons d'une présentation[2] permettant le contraste avec les concepts occidentaux plus ou moins équivalents qui nous intéressent. Nous ne chercherons donc pas à reproduire ici un discours que pourrait tenir un chaman Montagnais - Naskapi mais plutôt établir une espèce de cartographie minimale du "world-view" Montagnais - Naskapi, une idéo-logique abrégée en quelque sorte.
A.1. Tce.´mantu[3] ou Grand Esprit est celui qui a créé le monde et il le contrôle. Il n'a pas de corps et il est immortel. On n'a pas à le prier ou à tenter de l'influencer car il est bon et ne fait pas de mal aux hommes (Speck 1977:28-29)[4].
A.2. Après la mort on va rencontrer Tce.´mantu (Speck 1977:74), d'où la mort n'est pas la fin de tout.
B.1. La terre a toujours existé, semble-t-il, sous sa forme présente (Speck 1977:10). Elle a la forme d'une butte et elle flotte sur les eaux (Speck 1977:52).
B.2. Les quatre vents sont, après Tce.´mantu, les êtres les plus puissants de la terre (Speck 1977:59).
B.3. L'ordre du monde présent, c'est-à-dire les principales caractéristiques du milieu physique et biologique (vie animale surtout), est apparu suite aux transformations d'hommes et d'animaux dûs à l'oeuvre de chamans des époques primitives (Speck 1977:10, 49) dont Tseka'bec est le plus important (Speck 1977: 10, 47-48).
B.4. Tous les lieux significatifs de l'environnement Naskapi ont des "maîtres", qu'il faut honorer lorsqu'on entre en interaction avec eux, ou si l'on a besoin, d'une chose relevant de leur autorité (sources, lacs, rivières, vents, montagnes, etc.).
B.5. Les étoiles, ce sont les morts et les aurore boréales, ce sont les morts qui dansent (Speck 1977:61).
B.6. Toutes les choses ont un aataacaakw (un esprit); animaux, vêtements, roches, tentes et même les portes de tente (Tanner 1979:114).
B.7 Le souffle des êtres puissants (comme Tseka'bec) peut faire revivre les morts, même à partir de quelques restes (Savard 1985: 196, 214) ou de faire pousser des arbres (Savard 1985: 91).
C.1. Un autre groupe important s'appelle les Mista'peo. Ils sont immortels et tous les hommes en ont un[5] (Speck 1977:34-35). Ils n'habitent pas un autre monde mais le nôtre, dans une région un peu à l'est, de l'autre côté de la mer (Vincent 1973:79-80). Ils ont un chef qui s'appelle Ucima.w Mista.pe.w et certains sont bons, d'autres méchants.
C.2. Le mista'peo d'une personne peut lui communiquer des informations au sujet de son avenir, comment et où chasser et ceci, au moyen de rêves ou de divination (Speck 1977:35-36).
C.3. L'on peut cultiver sa relation avec son mista'peo (en méditant sur ses rêves), ce qui le rendra une source plus intéressante d'informations et de forces "magiques" (Speck 1977: 35).
C.4. Le mista'peo d'une personne semble être la réincarnation d'un ancêtre (Speck 1977:39).
C.5. Le mista'peo d'une personne veille sur la conduite de son "propriétaire", récompensant la générosité et l'honnêté, punissant le mensonge et l'avarice (Speck 1977:36). Par contre, il arrive parfois que le mista'peo peut commander une action normalement interdite[6].
D.1. Les humains sont des êtres inférieurs en puissance et en intelligence (sagesse) aux mista'peo et supérieurs aux animaux (sauf quelques exceptions que nous verrons plus loin).
D.2. La chasse est une activité dont les résultats dépendent autant de la connaissance et l'habileté technique du chasseur que de son savoir et son habileté en magie. Ces deux aspects sont inséparables et également indispensables.
D.3. Tandis que le mista'peo peut entrer en contact avec son "propriétaire" au moyen de rêves, les hommes peuvent entrer en contact à leur tour avec leur mista'peo au moyen de techniques diverses dont la projection de l'âme, la concentration mentale et la déclaration de voeux (Speck 1977:40).
D.4. Au moyen de la divination (scapulimancie,) les hommes peuvent entrer en contact avec les esprits des animaux afin d'obtenir diverses informations sur la chasse, le temps qu'il fera, les maladies qui peuvent apparaître et autres questions d'intérêt personnel[7].
E.1. Les animaux majeurs (caribou, castor, ours) peuvent communiquer avec les "âmes" des animaux morts et vivants de leur espèce (Speck 1977:72, 74).
E.2. Tous les animaux significatifs (caribou, castor et poisson) de l'univers Montagnais - Naskapi (sauf l'ours: voir Speck 1977:95) ont des "chefs" qui les dirigent. Sans l'accord d'un des chefs des animaux, l'on ne pourra abattre un animal relevant de son autorité.
E.3. La chasse, comme activité de subsistance à long terme, implique l'apprentissage d'un ensemble de comportements démontrant le respect envers les "âmes" des animaux[8], dont des sacrifices de portions de chair, des traitements spécifiques à donner aux ossements ou aux restes d'animaux abattus.
E.4. Certains animaux, comme le castor, peuvent changer de forme à volonté et possèdent des pouvoirs extraordinaires[9].
Comme nous l'avons indiqué déjà ci-dessus, l'opposition des concepts de "naturel" et de "surnaturel" est totalement absente de l'épistémologie Montagnaise - Naskapi. Cette cosmologie postule plutôt l'existence d'un monde où divers êtres ayant des ressources physiques, "magiques" et intellectuelles différentes existent ensemble. Il importe de noter au sujet des conceptions métaphysiques[10] qui précèdent qu'il ne s'agit que d'énoncés explicites dans la mythologie Montagnaise - Naskapi. Nous allons maintenant porter notre attention sur d'autres conceptions qui nous apparaissent sous-jacentes à celles décrites ci-dessus.
D'après les données fournies par la mythologie Montagnaise - Naskapi, un des principes importants de leur idéo-logique est celui de la transmutation. La transmutation implique la perméabilité de la frontière des espèces, c'est-à-dire que des êtres dotés de certains pouvoirs peuvent, s'ils le désirent, se manifester sous la forme d'un être d'une espèce différente. Lié aux époques primitives décrites par les récits mythiques, le principe de la transmutation sert de principe explicatif, introduisant un contexte causal toujours actuel dans la vie quotidienne du Montagnais - Naskapi avant le contact avec les blancs. Speck note à ce sujet (1977:49):
"A survey of the available Montagnais - Naskapi tales betrays little indication that they serve any religious end beyond providing explanations of existing phenomena in the natural world. The explanatory motive averages fairly high in the stories. Existing conditions, the forms and behaviors of animals and the geography of the country, are largely the result of transformation. Consequently, transformation becomes an abstract principle in the system of thought of the nomads. We see how mammals, fish, birds and natural landmarks are produced in their present guise by metamorphosis under the power of a conjururor, a shaman of a mythical period."
Comme telle, la transmutation est beaucoup associée aux chamans, mais certains animaux, comme le castor (Speck 1977:113), ont aussi le pouvoir de se transformer. La mythologie Montagnaise - Naskapi nous fournie de nombreux exemples de transmutations mais il reste que celles-ci ont une orientation, un "pattern" particulier. La transmutation, semble-t-il, a une limite. Un être doté de certains pouvoirs peut très bien apparaître sous la forme d'un être de pouvoirs inférieurs, mais l'inverse semble impossible. On peut représenter cette orientation du processus de la transmutation de la manière suivante:
Notons que dans le diagramme illustrant (ci-dessus) le processus de transmutation Montagnais-Naskapi, tous les êtres impliqués font partie de la grande classe des êtres animés, même certaines roches et certains arbres. Il se peut que nous soyons ici en présence d'un cas démontrant l'influence de la religion sur les catégories linguistiques ? Ou ...l'inverse ? Encore une question de la priorité de la poule ou l'oeuf ??
La flèche qui revient sur le groupe "animaux" renvoie au cas du castor qui, d'après Speck (1977:113), a le pouvoir de se transformer en oie et en d'autres formes animales. Parfois aussi, la transmutation peut être le résultat de l'intervention d'un être supérieur en pouvoirs auprès d'un autre aux pouvoirs inférieurs. C'est le cas de Tseka'bec, le grand chaman des époques anciennes qui transforma d'autres êtres en belettes, en chauve-souris et en baleines blanches (Speck 1977:48). Pour ce qui est de la transmutation indiquée par la flèche: animaux --> arbres, cela est établi par le récit de Meshapush et l'origine du feu (McNulty 1980 D22) où Meshapush, le lièvre légendaire, se changea en mélèze (wa.tna.n). Ce n'est pas le seul cas de transmutation aboutissant à notre catégorie d'objets inanimés. (Chez les Montagnais - Naskapi le mélèze fait partie de la catégorie animé) Certains passent du groupe humain et aboutissent (sans intermédiaire) à ce dernier groupe. Dans le récit Tseka'bec attrape le Soleil (Speck 1977:53-55), Tseka'bec le chaman se voit transformé, malgré lui, en soleil. Dans un autre récit il se voit transformé en lune (Speck 1977:56)
Nous sommes en présence ici d'un contraste assez frappant entre le principe de transmutation postulé par la cosmologie Montagnaise - Naskapi qui implique la perméabilité de la frontière des espèces animales et le principe de la fixité des espèces postulé par la biologie moderne qui implique que les êtres vivants ne se reproduisent que selon leurs espèces. Pour une grande part, la taxonomie biologique occidentale repose sur le fait que les espèces sont des isolats génétiques, c'est-à-dire à l'intérieur de ses frontières, interfertiles, et à l'extérieur, interstériles, donc pas de passage entre espèces[11]. Par contre si l'on tient compte du transformisme impliqué par la théorie de l'évolution, qui tend à expliquer un processus en grande partie inobservable[12] de nos jours (l'origine et la diversité de la vie), paradoxalement le contraste entre cadres conceptuels montagnais - naskapi et occidental disparaît. Il reste évidemment que les mécanismes en question ne sont pas de même ordre: mécaniques - matérialistes dans le premier cas, magiques, dans l'autre (en fait chacun de ces processus se déroule dans un "monde" différent, sous une épistémologie différente). D'autre part le sens du transformisme Montagnais - Naskapi est l'inverse de celui postulé par la théorie de l'évolution. Speck remarque sur ce point (1977:49):
"Another important fact is that the trend of Montagais - Naskapi evolutionary theory is from man to animals. We have a declaration on this point from the old Mistassini ex-shaman, Ka'kwa: "The animals were once like the Indians and could talk as we do. But then some of them were overcome by others in some animal disguise and forced to remain as such. Others assumed animal shapes so much that involuntarily they became transformed permanently."
D'après les données disponibles dans la phase initiale aboutissant à cette recherche il m'a semblé que le transformisme montagnais-naskapi implique toujours une certaine déchéance, l'acceptation, en quelque sorte, d'un état ou de pouvoirs inférieurs. Soulignons que lorsque nous parlons ici d'états "supérieurs" ou "d'inférieurs" qu'il s'agit bien de distinctions faisant partie de l'idéo-logique occidentale. Vraisemblablement il n'aurait aucun intérêt à déterminer, à partir du point de vue montagnais-naskapi si Atchen est "supérieur" à Carcajou ou si les hommes, en tant que espèce, sont "supérieurs" aux animaux (voir l'annexe A).
D'autre part la seule exception à cette 'règle' du transformisme montagnais-naskapi qui me soit venu à mon attention est le cas de Kukukueshis l'oiseau (rapporté par Savard 1979: 34) qui se transforme en géant cannibale Atchen, un être apparemment supérieur en pouvoirs et en force à un oiseau. Il s'agit effectivement d'une contradiction à notre hypothèse mais à sa défense nous pouvons noter que le récit de Kukukueshis lui-même nous fourni des indications permettant de le discréditer. D'abord, la transformation est de courte durée. Kukukueshis n'apparaît sous la forme d'un Atchen que pendant un court laps de temps. Dans beaucoup d'autres cas de transformisme (d'hommes à animaux par exemple) la nouvelle forme devient permanente. D'autre part, la transformation de Kukukueshis en Atchen semble faible; il est vite repéré et démasqué. Il n'aurait réussi, en somme, qu'une pauvre imitation.
De manière générale la majorité des transformations (d'espèce en espèce) que nous citent les atnogan montagnais-naskapi sont irréversibles. En voici quelques exemples:
* l'homme qui est devenu un castor (Savard 1979: 24)
* le garçon plein de poux devient un pinson (Savard 1979: 43)
* l'homme qui devient un caribou (plus précisément le maître des caribou) (Speck 1977: 81)
* Tseka'bec qui se voit transformer en lune par son fils (Savard 1985: 243).
Un seul cas nous est donné où l'on pourrait supposer que la transformation aurait été temporaire, il s'agit du cas de Tseka'bec qui se transforme en oie et vole (Savard 1971: 41). On peut supposer en effet que la transformation fut temporaire car il n'est plus question plus tard dans le récit de Tseka'bec qui vole.
Spécifiquement, le transformisme montagnais-naskapi postule un monde où il y a des distinctions entre les espèces, le vivant et le non-vivant, mais, donné certaines circonstances où se manifeste la présence de certains êtres aux pouvoirs particuliers, ces distinctions ne sont plus tout à fait sûres, plus tout à fait hermétiques. Les apparences peuvent tromper. Ce principe de la transmutation implique effectivement une continuité potentielle entre toutes les êtres, même entre l'organique et l'inorganique[13]. Chez les Ojibwa A.I. Hallowell remarque (1981:35)
"The world of myth is not categorically distinct from the world as experienced by human beings in everyday life. In the latter, as well as in the former, no sharp lines can be drawn dividing living beings of the animate class as metamorphosis is possible. In outward manifestation neither animal nor human characteristics define categorical differences in the core of being. And, even aside from metamorphosis, we find that in everyday life interaction with nonhuman entities of the animate class are only intelligible on the assumption that they possess some of the attributes of "persons"." (souligné de moi-même)
Si l'on considère la science occidentale, ce lien entre les êtres est aussi reconnu, mais c'est la biologie moléculaire et la génétique qui nous en fournissent les bases. Réduit à sa plus simple expression ceci implique, en termes physico-chimiques, la reconnaissance que nous sommes tous fait des mêmes "matériaux de construction", les mêmes 103 atomes de base. Seules les combinaisons et l'architecture varie.
Un autre principe implicite dans notre cartographie minimale de la cosmologie montagnaise - naskapi est celle qui présuppose la communication intelligible entre êtres d'espèces différentes. Chez les Montagnais - Naskapi comme chez beaucoup d'autres groupes d'amérindiens l'on suppose, donné certains pouvoirs ou certaines techniques, que l'on peut communiquer de manière intelligible avec des êtres non-humains. Dans ce groupe d'êtres non-humains nous retrouvons les "âmes" des animaux majeurs (caribou, ours, castor), les mista'peo, les quatres vents, le chaman antique Tseka'bec, Wiskedjanape'o, les maîtres des animaux et d'autres individus et groupes d'individus de l'univers cosmologique montagnais - naskapi. Les techniques (ou les canaux) de communication utilisées par les Montagnais - Naskapi avec les êtres de ce groupe sont les rêves, la divination (au moyen d'ossements brûlés, tambours, etc. ), la cérémonie de la tente tremblante, ou encore le "gazing" (ou la concentration à l'aide d'objets usuels) décrit par Speck (1977:164-165). La communication, chez les Montagnais - Naskapi, avec le monde des êtres non-humains donne accès à de l'information de type personnel, concernant directement leur vie quotidienne. Du coté occidental, par contre, la "communication" (ou si l'on parle de la science, plutôt l'observation) avec le monde des êtres non-humains (c'est-à-dire si on lui substitut le monde naturel) ne donne accès qu'a de l'information de type impersonnel qui ne concerne directement que l'être (l'animal) ou la chose en question. Les attitudes des scientifiques occidentaux vis-à-vis le monde des êtres non-humains tels qu'ils sont conçus par les Montagnais - Naskapi semblent prendre deux directions. Ou bien on nie tout simplement leur existence ou bien l'on admet la possibilité de leur existence mais en soulignant qu'il n'est pas du ressort de la science de confirmer ou d'infirmer l'existence de tels êtres, étant donné que la science n'a pas d'emprise sur eux. Dès sa naissance, la science occidentale a érigé en axiome le principe métaphysique que pour tout effet matériel il y a une cause matérielle de même ordre et celle-ci doit être directement observable, ce qui élimine, dans ce cadre conceptuel, la prise en considération de l'intervention, comme agents causals, d'êtres non-humains comme ceux postulés par la cosmologie montagnaise - naskapi.
Un dernier principe, noté d'abord par A.I. Hallowell chez les Ojibwa, qui s'applique vraisemblablement chez les Montagnais - Naskapi aussi, est celui de la personnalisation. D'après ce principe, une causalité impersonnelle, comme celle présupposée par la science occidentale, ne peut être accepté. Dans le contexte causal personnalisé, les effets matériels (rareté ou abondance du gibier, orages, maladies, accidents, etc.) sont tous tenus pour être des conséquences d'interventions directes soit d'êtres non-humains, soit d'êtres humains aux pouvoirs hors de l'ordinaire. Hallowell remarque sur cette question (1981:44-45):
"With respect to the Ojibwa conception of causality, all my observations suggest that a culturally constituted psychological set operates which inevitably directs the reasoning of individuals towards an explanation of events in personalistic terms. Who did it, who is responsible, is always the crucial question to be answered. Personalistic explanation of past events is found in the myths. (...) Personalistic explanation is central in theories of disease causation. (...) The personalistic theory of causation even emerges today among accultured Ojibwa. In 1940, when a severe forest fire broke out at the mouth of the Berens River, no Indian would believe that lightning or any impersonal or accidental determinants were involved. Somebody must have been responsible. The German spy theory soon became popular. "Evidence", began to accumulate; strangers had been seen in the bush, and so on. The personalistic type of explanation satisfies the Ojibwa because it is rooted in a basic metaphysical assumption; its terms are ultimate and incapable of further analysis within the framework of their cognitive orientation and experience."
Vraisemblablement, ce principe de causalité s'applique à un bon nombre de peuples non-occidentaux. Notons, en terminant cette section, qu'il n'y a pas, d'après les données dont je dispose présentement chez les Montagnais-Naskapi de champ de savoir qui se distinguerait des autres par le fait de se baser ou non sur des observations empiriques et qui serait comparable à celles qu'on retrouve chez nous. Ex. les sciences naturelles vs. les arts, philosophie, etc. Chez les Montagnais-Naskapi le "naturel" et le "surnaturel"[14] se retrouvent et se côtoient partout "naturellement" et sans apartheid métaphysique. Soulignons par ailleurs que le fait de constater l'inexistence d'une dichotomie naturelle - surnaturelle ou empirique - magique chez les Montagnais-Naskapi n'implique pas absence de lois gouvernant le monde et les êtres qui s'y trouvent mais plutôt que ces lois qui existent concernant la chasse, la communication avec les maîtres des animaux, etc. ne visent ni ne fondent de telles distinctions.
III - Le contexte occidental: ambiguïtés.
En Occident on aurait peut-être tendance à s'attendre à ce que l'opposition naturel - surnaturel soit très ancienne. En réalité ce n'est pas tout à fait le cas. Benson Saler (1977:38-49) dans un article particulièrement intéressant (Supernatural as a Western Category), met bien en évidence le fait que cette opposition n'apparaît pas ni chez les Grecs ou les Juifs de l'Antiquité, ni dans les écrits de l'église chrétienne primitive (Nouveau Testament et écrits des Pères de l'Église). D'après Saler, le développement de l'opposition naturel - surnaturel a eu lieu lors du rencontre, au moyen âge, de la théologie chrétienne et de certains éléments de la philosophie grecque antique. Il note (Saler 1977:44):
"The eventual development of a clear concept of the surpernatural in Christian theology was promoted both by the dialogues with the heretics and by the influence of Neoplatonic philosophy."
(1977:47) "Saint Thomas Aquinas (d. 1274) employed supernatural in its Neoplatonic acceptation of superior being or substance (de Lubac 1934:229, Kenny 1967:812, 1972:95). He also, however, applied supernatural to surpassing effects (Kennny 1967:812), and it was out of this usage that a technical theology of the supernatural emerged."
Même après son développement initial dans la pensée de Thomas d'Aquin, l'opposition naturel - surnaturel n'a eu droit qu'à un usage plutôt sporadique. R. Hooykaas note par exemple le peu d'intérêt du théologien protestant Calvin pour cette opposition (1970:332):
"Il ne fait pas de distinction essentielle entre les faits ordinaires, faisant partie de l'ordre de la nature (par exemple le lever et le coucher du soleil), et les événements extraordinaires (une sécheresse exceptionnelle) ou miraculeux. Il ne fait pas usage du terme "surnaturel"; il n'y a pour lui que des manifestations régulières, moins régulières, ou mêmes isolées de la volonté divine. Il reconnaît que Dieu a institué un certain ordre de la nature et investi les choses d'un certain pouvoir mais il refuse l'idée que seuls les événements "spéciaux" requièrent l'intervention du Créateur. La providence divine se manifeste jusque dans les faits les plus insignifiants; le moineau sur le toit, le lis des champs sont sous sa garde personnelle et même chacun des cheveux de la tête est dénombré (...)."
Chez les premiers géologues aussi (et ceci est vrai pour les savants des 18e et 19e siècles) Hooykaas note qu'un grand nombre admettaient l'idée que les lois de la nature et les miracles constituaient tous deux des manifestations de la puissance divine. C'est les cas, du moins, chez Bacon, Newton, Beekman, Cotes, Kingsley, Miller et Palissy (Hooykaas 1970:330-332, 339-340). Donc même chez ces savants qui concevaient déjà la nature en termes de matière régie par des lois, cette "nature", telle qu'ils la comprenaient, ne pouvait aisément s'insérer dans notre opposition naturel - surnaturel car il y subsiste un substrat de "surnaturel" dans le fait que les lois de la nature elles-mêmes sont conçues comme des édits divins. Cette ancienne unité cosmologique fondamentale, comme nous le savons tous, n'est plus. Elle éclata lors des grandes remises en question du judéo-christianisme qui apparurent aux 18e et 19e siècles. Nous nous retrouvons aujourd'hui avec les résultats de cet éclatement; une vie économique, une vie philosophique, une vie scientifique, une vie politique, une vie artistique, etc. Secteurs éclatés et qui fonctionnent chacun avec des fondements éthiques et épistémologiques qui leur sont propres. Hooykaas remarque à ce sujet (1970:346-347):
"La vision biblique du monde est "naïve"; le Dieu de la nature et le Dieu de l'histoire sont un seul Dieu; l'ordre et le miracle sont également divins. Depuis la seconde moitié du XVIIe siècle cette unité subit une rupture de plus en plus nette. Le mot "vérité" a pris une signification presque exclusivement mathématico-physique; la science naturelle s'est convertie en "scientisme", en une confiance presque religieuse en le pouvoir de la science de restaurer la droite raison et l'action adéquate. La poésie, cessant d'exprimer de plein droit sa vision particulière du monde, s'est réduite, dans l'opinion générale, à une simple fiction, plaisante mais essentiellement imaginaire. De même, la vie religieuse s'est desséchée jusqu'à n'être plus que l'assentiment rationnel à l'existence d'une grande cause première, d'un grand Mécanicien ou Mathématicien, assentiment accompagné souvent chez les orthodoxes de l'acceptation non moins rationnelle d'une révélation spéciale."
IV - Conclusion
Depuis l'éclatement de la cosmologie judéo-chrétienne, l'opposition naturel - surnaturel a pris une importance en Occident qu'elle n'avait pas auparavant et sert, pour une bonne part, à distinguer le "religieux" du "reste"... de la vie. Ainsi, bien qu'il apparaît que l'opposition naturel - surnaturel soit assez ancienne, elle ne peut être rattachée aux grands courants culturels qui influencèrent la pensée occidentale, soit ceux des Grecs ou du judéo-christianisme et n'a pas joui, même chez nous, d'un usage universel ou uniforme. Curieusement, il apparaît que c'est la naissance des sciences sociales qui a le plus consacré son usage, et ce, afin d'établir un contraste frappant entre savoirs basés sur l'observation empirique et savoirs plutôt métaphysiques et spéculatifs. Naissance accompagné d'une attitude visant à non seulement étendre, tant que possible, l'usage de la méthode scientifique à l'étude de l'espèce humaine sous toutes ses manifestations mais aussi l'évaluation et la catégorisation de savoirs autres par rapport au savoir scientifique. Bidney, discutant de l'absence de l'opposition naturel - surnaturel chez les non-occidentaux et de son usage en sciences sociales, note (1968:165-166):
"This, however, does not mean that they (natives - P.G.) distinguish clearly between the sphere of the natural and that of the supernatural, since gods and spirits are just as much part of "nature" as are men and animals. The dichotomy of the natural and the supernatural implies a scientific epistemology and critical, metaphysical sophistication which must not be assumed without reliable evidence. (...) Strictly speaking, natives, like other peoples at a prescientific stage of thought, do not regard themselves as believing in myths, since the distinction between scientific logic and myth, which the scientific ethnologist has constructed in his analysis of native cultures, is unknown to the natives themselves."
Comme l'indique Saler (1977:33), il y a deux grands problèmes qui se posent quant à l'utilisation du terme surnaturel: doit-il nous servir dans nos descriptions de systèmes idéologico- religieux non-occidentaux ? Doit-il en être question dans le contexte d'une définition générale de la religion ? Pour ce qui est du premier point, avec Saler (1977:32) il m'apparaît évident qu'on ne peut, dans le cadre d'une analyse de données non- occidentales, éviter d'utiliser les catégories de notre culture. L'effort de comprendre des données d'une culture autre implique inévitablement une première étape où l'on situe cette culture autre en termes familiers (c'est-à-dire occidentaux) afin de permettre sa compréhension. Cela correspond à un phénomène commun à presque tout processus d'apprentissage: utiliser le connu pour comprendre l'inconnu. L'analogie, à un certain moment, devient inévitable[15]. Pour court-circuiter l'ethnocentrisme il suffit vraisemblablement d'être conscient de ces transferts de sens et, ultérieurement, tenter de rendre compte des données culturelles de la société non-occidentale selon ses termes propres, c'est-à-dire bien spécifier l'originalité de l'autre culture. En ce qui concerne le deuxième problème touchant l'usage du terme surnaturel, soit son introduction dans le contexte d'une définition générale de la religion, un nombre croissant de chercheurs ainsi que l'auteur de cet article sont d'avis qu'il faut soit lui accorder un rôle négligeable dans cette question ou bien ils remettent directement en cause son usage dans la description de données non-occidentales étant donné son caractère ethnocentrique.
A mon sens donc, nos concepts anthropologiques d'économique, de politique, de parenté et de religion ne peuvent servir qu'à ériger un échafaudage temporaire qui doit être démantelé dès que la structure interne des données culturelles non-occidentales devient accessible. Sachons éviter d'ériger en monuments nos béquilles intellectuelles. En terminant je voudrais formuler le souhait que les lecteurs de cette revue intéressés par la culture montagnaise - naskapi puissent apporter de plus amples données touchant le schéma du transformisme impliqué par les récits montagnais - naskapi donné à la page 10. Données qui permettront d'infirmer ou de confirmer cette hypothèse.
En contradiction apparente avec l'affirmation fait plus haut à l'effet que l'on ne peut considérer que les Montagnais-Naskapi classent les êtres selon une hiérarchie ("supérieure" à "inférieure") du genre occidental nous devons tout de même noter, qu'a travers la mythologie montagnaise - naskapi certains indices laissant transparaître un classement des êtres. Parmi les "atnogans" (ou récits sacrés) des Montagnais-Naskapi celles concernant Tseka'bec (ou Tsakapesh selon l'épellation de R. Savard) mettent, plus que d'autres, en évidence des indices d'un système de catégorisation des êtres. Dans ces récits on note par divers endroits Tseka'bec qui appelle d'autres êtres "petit frère" ou, inversement, Tseka'bec qui se fait appeler "grand frère". Voici la liste de ces êtres et les références pertinentes:
Oiseau aquatique (Savard 1971:28)
Castor (Savard 1971:74)
Pic-bois (Savard 1971:76)
Aigle-pêcheur (Savard 1971:78)
Caribou (Savard 1971:81)
Mouffette (Savard 1971:82)
Ours (dans le récit de Mesh) (Savard 1979:27)
Tonnerre et Éclair (Savard 1971:64) et (Savard 1979:31)
Ceux que Tseka'bec appel "petit fils":
Jeune oie et la fourmi (Savard 1971:26)
D'autre part ceux que Tseka'bec appel "frères":
Tonnerre et Éclair (Savard 1971:67)
Etre non-identifié (Savard 1971:104)
Le seul être à lequel Tseka'bec adresse la parole (en fait, qui se voit forcé de parler) et qui ne se fait appeler ni "frère", "jeune frère" ou "petit fils" c'est Pierre (Savard 1971:65-70). Il semblerait donc que la Pierre ne puisse être classé parmi les frères de Tseka'bec. De quoi cela dépend-il?
En ce qui concerne le fait de parler avec, ou de forcer à la parole, des choses qui ne parlent pas généralement cela semble effectivement la marque ou la démonstration de pouvoirs supérieurs. Un autre exemple nous est donné par Savard (1985:291) où Tseka'bec parle à sa flèche afin de bien la diriger. Dans chacun de ces exemples le pouvoir de Tseka'bec est démontré non-seulement en ce que la pierre et la flèche lui répondent, mais ils lui comprennent et obéissent, bien que parfois ces démonstrations de pouvoir semblent avoir des résultats inattendus, même de Tseka'bec lui-même (Savard 1971:65-67).
Tseka'bec montre démontre son pouvoir de bien d'autres manières. D'abord par le pouvoir de son souffle il peut transformer ou fait croître (ou vivre) anormalement les choses: les cheveux de ses parents (Savard 1985: 122-123), une épinette blanche (Savard 1971:10-11), ou une motte de terre (Savard 1979: 32). Par ses souhaits et ses chants Tseka'bec et les autres shamans (Vincent 1973: 80) démontrent aussi leur puissance. Il leur suffit de souhaiter quelque chose pour qu'elle se réalise. Tseka'bec n'a qu'a souhaiter que le "super-ours" lui pousse dans une direction avec son museau et c'est ce qui se produit (Savard 1979: 5). Tseka'bec (avalé par un poisson, tout comme Jonas) souhaite que le poisson gobe un hameçon afin qu'il s'en sorte (Savard 1985: 183-184), Renard souhait que le Grand Duc vienne à son secours (Savard 1979: 16), le patron de Mestokosho souhait avoir de la nourriture (Savard 1979: 54) et c'est ce qui se produit. Il faut dire néanmoins que tous n'ont pas le même succès, comme Kukukueshis qui, par jalousie, tente (au moyen de souhaits) de tuer un homme (Savard 1979: 36) mais il ne réussi pas.
D'après ces quelques données nous pouvons, vraisemblablement, tirer au moins une conclusion. S'il existe un système de catégorisation des êtres chez les Montagnais-Naskapi établissant une quelconque hiérarchie les distinctions qu'elle implique ne semblent pas trancher tellement au niveau de l'espèce mais visent plutôt l'individu. En termes concrets s'il apparaît que les membres du groupe oiseau sont généralement inférieurs en pouvoir et en intelligence à l'homme cela ne signifie pas que certains individus de ce groupe, comme Kukukueshis, puissent l'égaler. Tenant compte des pouvoirs et talents que détient l'individu il pourra définir lui-même sa place dans la hiérarchie montagnaise-naskapi des êtres. Son appartenance à une espèce particulière n'a qu'une importance relative. Si cette hypothèse s'avère appuyé, l'on ne saurait prétendre alors, dans le cadre conceptuel montagnais-naskapi, que les hommes, en tant que espèce, sont supérieurs aux animaux. Tout doit, dans ce contexte, être pris cas par cas, car tous les hommes n'ont les mêmes pouvoirs et la même chose serait vrai chez les animaux d'où des possibilités de chevauchements dans l'hiérarchie entre êtres d'espèces différents. Je laisse bien aux soins des spécialistes de l'aire culturelle montagnaise-naskapi la tâche de trancher la question.
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Résumé Paul Gosselin: Epistémologies culturelles et projection
de catégories de pensée.
Cet article se penche sur l'opposition naturelle - surnaturelle et son utilisation en anthropologie dans l'interprétation de données non-occidentaux. D'abord on examine ce qu'est au juste cette dichotomie naturelle - surnaturelle que nous utilisons. Ensuite un système métaphysique non-occidentale sera traité, celui des Montagnais-Naskapi, afin d'établir quelles peuvent être les principes qui "gèrent" le monde dans une cosmologie où notre opposition naturelle - surnaturelle n'existe pas. En terminant nous relèverons quelques données occidentales qui mettront en lumière les ambiguïtés de cette opposition même chez nous.
Abstact Paul Gosselin: Cultural Epistemologies and the
Projection of Categories of Thought.
In this article we will direct our attention to the natural - supernatural opposition and it's use in anthropology in the interpretation of non-Western data. First of all we will analyse the natural - supernatural dichotomy itself. Further on we shall examine a non-Western metaphysical system, that of the Montagnais-Naskapi, in order to establish the principles "managing" the world in a cosmology where our natural - supernatural opposition does not exist. Ending the article we will discuss Western data that shed some light on ambiguities inherent in this opposition even in the West.
* Publié dans les Cahiers Ethnologiques pp. 45-62 N. S. Vol. 17 no. 10 1989
[1]- D'après Saler (1977:36-38), il y a lieu de douter de l'affirmation de Durkheim de l'origine récente de la conception d'ordres naturel et surnaturel. Les données fournies par Saler sont convaincantes et mettent bien en évidence l'ancienneté de ces conceptions mais l'affirmation de Durkheim demeure récupérable à un niveau car les données fournies par Saler ne mettent pas en doute le fait que l'opposition de manière systématique et cohérente des ordres naturel et surnaturel constitue effectivement un développement récent qui a accompagné (ou précédé de peu) la naissance de la science occidentale.
[2]- Qui s'inspire, en bonne partie, de celle de Bunge (1976: 195-198) appliquée à la science.
[3]- L'épellation de ce terme Naskapi et celle des autres qui suivent est de Speck (1977).
[4]- Cette conception n'est pas acceptée universellement comme une croyance montagnaise-naskapi authentique. Speck lui-même est d'avis qu'elle est dûe aux influences missionnaires (Speck 1977: 28), mais malgré cela il présente lui-même des données favorisant l'hypothèse de ses racines autochtones (deux recensions anciennes de cette croyance datant de 1626 et 1808) et note sa généralité parmi la population montagnaise-naskapi.
[5]- Il semble y avoir une certaine ambiguïté ici entre les concepts d'aataacaakw et de mista'peo. Speck affirme que tous en ont un (1977:35), tandis que Tanner note plutôt que tous ont un aataacaakw (1979:114) et que le fait d'avoir un mista'peo n'est pas automatique et qu'il faut parfois en chercher un ou en hériter (Vincent 1973:80). Cooper, pour sa part, affirme la croyance chez les Montagnais-Naskapi à l'existence de deux entités distincts du corps, équivalent approximativement l'âme et l'esprit (1935: 359).
[6]- Ce qui contredit en quelque sorte l'affirmation de la phrase précédante mais Speck est bien explicite là-dessus (1977:43):
"The rational moralist may see how there may easily arise circumstances under which the mandates of the Great Man (mista'peo -P.G.) might induce the individual to perform acts quite the contrary of righteous. We do indeed encounter this very situation. For no matter how arbitrary, or even eccentric, the imaginary commands of the inner element might be, they would have to be performed by the man who is "good" in the native sense. The law of conscience, as some would call it, could lead to injuries to others considered as reprisals for some imaginary offenses."
[7]- Speck précise sur ce point (1977:141):
"Divination is the sequel in action to dream revelations and promptings coming from the soul or Great Man of the individual. Dreaming, wishing, intention and exercise of will form the theory of religion; the consultation of animal oracles forms the practice."
[8]- Speck explique de la manière suivante ce qu'implique ces actes d'hommage envers les animaux (1977:73):
"Requirements of conduct towards animals exist, however, which have to be known and carried out by the hunter. His success, depends upon this knowledge, and they argue, since no one can know everything and act to perfection, the subject of the magico-relgious science becomes, even from the native point of view, an inexhaustible one. Therefore, failure in the chase, the disappearance of the game from the hunter's districts, with ensuing famine, starvation, weakness, sickness, and death, are all attributed to the hunter's ignorance of some hidden principles of behavior towards the animals, or his willful disregard of them. The former is ignorance. The latter is sin."
[9]- Speck remarque sur ce point (1977:113):
"The beaver, it is believed, embodies extraordinarily high spiritual endowments. It can transform itself into other animal forms, that of geese and other birds being specifically mentioned. The beaver can disappear by penetrating the ground, by arising aloft into the air, or by diving into the depths of a lake or stream and remaining any length of time desired. In short, "he can escape or hide himself if he so wishes to, so that he can never be taken"."
[10]- Ici nous nous contenterons de la définition de la métaphysique courante en épistémologie de la science, c'est-à- dire sera tenu pour métaphysique tout énoncé qui ne saurait être réfuté au moyen d'observations empiriques.
[11]- Concernant la notion de la fixité des espèces en Occident C.U.M. Smith note (1976: 236-237):
"Certainly in the eighteenth and the beginning of the nineteenth centuries the idea that species were fixed and immutable was widely accepted. Indeed, without the vast duration of time which we nowadays accept this is but the commonsense of everyman. Organisms, in general, do breed true to type. We should be most sceptical of the nuseryman who sold us seeds purporting to be one plant when in spring a totally different plant germinated ! And, probably, without this belief in the fixity of species it would have been difficult for systematists, and one immediately thinks of Linnaeus, to bring order into the great congeries of organic forms brought to light by the European diaspora."
[12]- Vrai pour la macro-évolution et l'abiogénèse. Pour ce qui est des origines premières de la vie, l'on s'accorde, de manière générale, à admettre qu'elle implique des processus inobservables de nos jours. Le scientifique George Wald indique (1954:46):
"What the controversy reviewed above (concerning the research of Redi, Spallanzani and Pasteur and the fall of the spontaneous generation hypothesis - P.G.) showed to be untenable is only the belief that living organisms arise spontaneously under present conditions. We have now to face a somewhat different problem: how organisms may have arisen spontaneously under different conditions in some former period, granted that they do so no longer."
[13]- Par exemple, dans un récit Montagnais - Naskapi noté par Speck (1977:53-55), Tseka'bec, le grand chaman, est transformé en soleil. Chez les Ojibwa, Hallowell note (1981:24-26) que l'on classe certaines pierres dans la catégorie: objets animés.
[14]- Il s'agit ici évidemment de nos concepts et de ce que nous appellerions "naturel" ou "surnaturel".
[15]- Ces dernières années en philosophie de la science, on devient de plus en plus conscient du rôle important joué par l'analogie (comprendre l'inconnu au moyen de comparaison avec le connu) dans le développement des théories en sciences naturelles. Par exemple Mary Hesse note (1972:194):
"..., there are analogies which are implied in the whole way in which phenomena are observed and the language in which theories are expressed. The particle theory has provided such an analogy ever since Democritus developed his philosophy of atomism. These analogies are sometimes generalized into interpretations of the whole universe, and there is often influence in the other direction too, for contemporary categories of thought and social conditions may take a hand in moulding the scientific analogies. For instance, Wiener suggests that there have been three stages in the scientific description of human beings according to what was the most typical machine in use during the period - first, in the seventeenth and eighteenth centuries, clockwork mechanisms described by analogies from dynamics; then in the nineteenth century, heat engines described by analogies from thermodynamics; and now communication devices described by analogies from electronics. Analogies like these determine the phenomena to be taken into account, and therefore the direction of research, and the whole framework of a theory. they have enormous vested interests in a theory, therefore they can never easily be abandoned when new facts do not appear to fit in with the system of explanation which the analogies presuppose. There is always the temptation to explain awkward facts away in order to save the basic analogies of a science more than once, most notably with the analogy of mechanism. Perhaps it is still happening in other and more subtle ways."