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Table des matières

- Goodenough: "salvation"

Un anthropologue américain, Ward Goodenough, est aussi d'avis qu'il faut s'éloigner des définitions traditionnelles de la religion, surtout des définitions associées avec la notion du surnaturel. D'après Goodenough, il faut plutôt chercher à définir la religion en rapport avec un certain nombre de problèmes de l'existence humaine, problèmes qui peuvent être exprimés au moyen de croyances ou d'attitudes très diverses où parfois la notion du surnaturel n'apparaîtra même pas. Voici le noyau de sa définition: (Goodenough 1974: 167)

For this discussion, I shall take salvation to mean the achievement of an idealized state of being - whether that achievement is associated with the human condition before or after death. Thus salvation involves goals for the self[1]."

Goodenough précise que parmi les objectifs du "salut", certains ne sont que des objectifs intermédiaires, tels que la santé, les bonnes actions, etc. Elles ne sont pas ultimes, mais sont tout de même nécessaires pour atteindre d'autres objectifs qui, eux, sont ultimes. Telle qu'il la conçoit, la notion de salut permet d'élargir considérablement le champ de la religion comme nous pouvons le voir dans les commentaires qui suivent: (Goodenough 1974: 168)

Goodenough, conscient que la notion du salut[2], telle qu'elle est formulée en Occident, risque de ne pas être adéquate hors de celui-ci, signale qu'il faut admettre qu'une grande diversité de contenus peuvent remplir cette notion, même s'ils ont peu en commun avec cette notion telle que nous pouvons la concevoir (remarquons qu'entre les conceptions marxistes et chrétiennes de cette notion, il y a déjà une assez grande distance). Il note: (Goodenough 1974: 169)

Bien que Goodenough admette l'importance du besoin d'orientation cognitive chez les humains, il est d'avis (1974: 182) que les préoccupations émotives majeures des gens, surtout celles qui touchent le développement et le maintien du "moi", sont le noyau du phénomène religieux. Une des conséquences intéressantes de cette perspective sur la religion, d'un point de vue anthropologique, remarque Goodenough, c'est qu'on peut considérer qu'il n'y a aucun homme sans vie religieuse, sans "problèmes religieux" et sans un certain nombre de moyens pour les exprimer et d'agir sur eux; tous ces éléments réunis formant un "quelque chose" que nous appelons la religion. Comme Luckmann que nous verrons plus loin, Goodenough oriente beaucoup sa définition de la religion vers l'individu et ses besoins, au risque peut-être de réduire le 'religieux' à un phénomène de psychologie individuelle[4]. Bien que ces deux auteurs formulent quelque peu différemment la question, ils sont tous deux d'accord sur l'universalité des processus religieux fondamentaux.



3. Sens
A partir d'ici, nous nous tournons vers le troisième, et dernier, groupe d'auteurs qui ont établi des définitions de la religion misant sur la question du sens.



- Geertz: la religion, un système culturel

Clifford Geertz, un anthropologue américain, a proposé une définition de la religion, qui depuis sa publication en 1966 a reçu beaucoup d'attention et a été acceptée par plusieurs. Elle est la suivante. (Geertz 1973: 90)

L'approche utilisée par Geertz, comme le remarque Parsons (1969), reprend, en l'introduisant dans un contexte anthropologique, un problème qui intéressa beaucoup Max Weber, le problème du sens[5]. L'intérêt d'une telle perspective c'est qu'elle met en évidence l'originalité des diverses idéologies ou religions en tant que systèmes cognitifs (bien que ce ne soit pas un terme employé par Geertz lui-même) et permet de saisir comment ces systèmes cognitifs servent à mettre de l'ordre dans le chaos du réel et rendent possible l'orientation de l'individu (ou d'un groupe) dans un monde imprévisible. La définition de Geertz a l'avantage assez évident d'éliminer la notion occidentale de surnaturel[6], ce qui facilite l'étude d'une religion ou idéologie de l'intérieur, à partir des catégories utilisées par les adhérents eux-mêmes. La définition de Geertz élimine aussi l'identification de la religion par une forme sociale particulière (genre église, culte, secte, etc...) ce qui n'est pas sans inquiéter certains.

Marvin Harris (1975: 546-547) est d'avis que la définition de Geertz va trop loin et que, d'après celle-ci, la science en général et l'anthropologie, pour prendre un cas précis, peuvent êtres considérées comme des religions, ce qui est complètement inacceptable selon Harris[7]. Malheureusement, Harris (et aussi Guthrie (1980: 183) qui reprend cette même critique de Geertz) ne semble pas avoir lu Geertz très attentivement puisque dans l'essai: Religion as a Cultural System, nous trouvons tout de même une tentative, pas très efficace il faut l'avouer, de distinguer entre la "perspective religieuse" et la "perspective scientifique". Geertz note (1973: 111,112) que la religion diffère de la science par le fait qu'elle regarde la réalité non à partir d'un scepticisme institutionnalisé qui dissout le réel en un tourbillonnement d'hypothèses probabilistes, mais plutôt à partir de ce qu'elle considère un ensemble de vérités plus larges et non-hypothétiques. Plutôt que le détachement, on recherche l'engagement; plutôt que l'analyse, une rencontre. En fait la position de Harris (voir la note no.29) sur cette question diffère assez peu de celle de Geertz, et, pour tout dire, les efforts de ces deux auteurs, sur ce point particulier, ne vont pas beaucoup au-delà des lieux communs des sciences sociales.



- Althusser: l'idéologie-ciment

Du côté des anthropologues marxistes, l'intérêt pour les phénomènes idéologico-religieux est plutôt récent. L'orientation traditionnelle du marxisme ayant surtout dirigé les recherches vers les questions économiques: rapports de production, les divers types de modes de production, la distribution de la production, etc., les phénomènes idéologies-religieux n'attirèrent généralement que peu d'attention ou parfois seulement un commentaire à l'effet qu'ils étaient 'déterminés en dernière instance par l'économie'. Parmi les premiers auteurs marxistes à tenter d'examiner l'idéologico-religieux à l'extérieur de la théorie du reflet, Louis Althusser, dans son article Idéologie et Appareils idéologiques d'État, a produit une critique de la métaphore de l'édifice social (infra et superstructure) et a introduit, ce qui aura eu un impact plus large, l'idée que "l'idéologie est éternelle, tout comme l'inconsient"[8]. Un autre point important avancé par Althusser est l'élargissement des fonctions de l'idéologie qui est impliqué dans la notion de l'idéologie-ciment. (Harnecker 1974: 85-80)

Comme telle, la notion de la religion n'a pas été travaillée par Althusser, celui-ci se contentant d'utiliser le terme idéologie religieuse dans son sens commun. Son influence est due surtout à son travail sur la notion plus générale de l'idéologie. Aujourd'hui, les notions de "l'éternité de l'idéologie" et de "idéologie-ciment" (bien que cette notion ait vallu à Althusser l'épithète de 'fonctionnaliste') ont été reprises par de nombreux anthropologues marxistes qui ont étudié les questions idéologico-religieuses, en particulier les structuralo-marxistes comme Vallée, Godelier et Augé que nous avons examinés plus haut.



- Yinger: des croyances ultimes

J.M. Yinger, un sociologue américain, est d'avis qu'il faut laisser tomber les définitions substantives qui identifient la religion par un contenu culturel spécifique (ex. le surnaturel) et se tourner vers des définitions de type fonctionnel ou fonctionnaliste. Yinger définit la religion de la façon suivante: (1970: 7)

D'après Yinger, même si les religions peuvent élaborer des systèmes intellectuels assez complexes pour traiter ces problèmes, il faut comprendre ceux-ci d'abord comme l'expression d'un besoin émotif sous-jascent et fondamental; la résolution de la souffrance sous ses diverses formes. Yinger précise (1970: 8-9) que parce que la religion est une tentative d'expliquer ce qui ne peut être expliqué autrement, on peut s'attendre à la retrouver à peu près dans toutes les sociétés humaines. Plus loin dans le même chapitre (1970: 10-13), Yinger aborde deux questions assez intéressantes. Premièrement il se demande "Peut-on désigner du terme religion des systèmes de croyances individuels ?" Il note qu'une des difficultés avec les définitions fonctionnelles, c'est qu'on ne dispose pas d'un critère permettant de tirer une ligne de démarcation précise entre la religion et la non-religion. Yinger remarque que bien que les systèmes de croyances individuels peuvent remplir certaines fonctions remplies habituellement par des religions, ils ne peuvent être désignés par le terme religion parce que la religion est un phénomène impliquant des croyances et pratiques partagées par une collectivité, ce qui n'est pas le cas pour les systèmes de croyances individuels. Yinger évite néanmoins une question subséquente et qui n'est pas sans importance, "Si ces systèmes individuels ne sont pas des religions, peut-on les considérer religieux, c'est-à-dire des religions incomplètes ou 'larvaires' ?" Nous discuterons plus amplement ce point dans le chapitre suivant. La deuxième question que pose Yinger est la suivante: "Peut-on désigner du terme religion des systèmes de croyances non-théistes ?" Reprenant la perspective fonctionnaliste sur cette question, il indique que ce qui intéresse le chercheur ici, ce n'est pas le contenu des croyances mais plutôt le fait de croire lui-même. Yinger note que la seule chose qui puisse justifier la grande variété de phénomènes humains que nous désignons déjà du terme religion, c'est la supposition que ces divers systèmes tentent de résoudre des problèmes similaires. Cela dit, il précise alors que si nous décelons, dans des systèmes de croyances non-théistes, une préoccupation avec des problèmes ultimes du même genre, nous serions tout justifiés de désigner ces systèmes du terme religion. D'après Yinger bon nombre des mouvements politiques contemporains, entre autres le communisme, peuvent être compris de cette manière. Quant aux intellectuels et scientifiques, Yinger fait les remarques suivantes. (1970: 11-12)


D'après Yinger (1970: 15-16), la religion correspond à la fois à des besoins individuels et sociaux. D'abord elle réinterprète l'échec et la frustration. L'échec n'est qu'apparent et la mort n'est pas ce qu'elle semble. Deuxièmement, la religion introduit l'individu dans une communauté qui fournit un soutien moral et aussi des valeurs universelles. Et troisièmement, au moins quelques-unes de ces valeurs sont d'un ordre "super-empirical", c'est-à-dire irréfutables.



- Luckmann: les univers symboliques

Thomas Luckmann, un autre sociologue, est d'avis, comme Yinger, qu'il faut se tourner vers des définitions fonctionalistes de la religion, celles-ci ayant l'avantage d'éviter des biais ethnocentriques ou idéologiques. Luckmann remarque (1970: 43) qu'à l'encontre de la présupposition de l'universalité des institutions religieuses, fréquemment rencontrée chez les fonctionalistes, il faut plutôt présupposer l'universalité des phénomènes qui sous-tendent ces institutions, non pas les institutions elles-mêmes. Un des phénomènes les plus importants sous-tendant les institutions religieuses, ce sont les univers symboliques qui sont des systèmes de sens, appropriés et transmis socialement, qui réfèrent à la fois à la vie quotidienne et à un monde qui est ressenti comme transcendant la vie quotidienne, et c'est ce monde transcendant qui explique (ou sert à expliquer) le monde quotidien. Les univers symboliques (Luckmann 1970: 44) sont construits à partir d'objectivations qui sont les produits d'activités subjectives qui deviennent disponibles comme éléments de sens à leurs producteurs et aux autres dans la même société. L'objectivation elle-même est constituée de schémas interprétatifs qui fournissent un sens aux expériences subjectives. Luckmann note que même s'il considère les schémas interprétatifs comme distincts de l'expérience subjective, il y a tout de même une certaine interaction entre les deux. Luckmann considère que ce montage de schémas interprétatifs, qui se produit seulement lors d'interactions sociales, permet un certain détachement, un recul de l'individu face à son environnement, détachement qui est en fait une caractéristique de l'espèce humaine et qui lui permet de transcender sa nature biologique, en opposition aux autres vivants. Tout ce processus, note Luckmann, est essentiel à la formation d'identités individuelles et est, par ailleurs, fondamentalement religieux. Il l'explique comme suit: (Luckmann 1970: 70)

Cette idée que l'identité individuelle est une forme religieuse fondamentale, bien que non-orthodoxe, est utilisée avantageusement par Luckmann dans le contexte de l'étude de la laïcisation[10] de l'Occident, ce processus étant, d'après Luckmann, non pas simplement une désintégration des religions traditionnelles (institutionnalisées) comme on l'entend généralement, mais coïncide avec l'expansion d'autres institutions (politiques, économiques, scientifiques, etc.), chacune produisant et transmettant un "système de sens ultime" entrant en compétition avec ceux des religions traditionnelles et qui tendent à établir des domaines de sens autonomes, mais restreints.

Bien qu'influencé par Durkheim, Luckmann coupe avec la définition classique durkheimienne de la religion qui identifie religion et église. Luckmann est d'avis plutôt que la religion est à la fois un phénomène social et individuel. Universelle d'après Luckmann, la religion se manifeste socialement dans l'univers symbolique (ou "world view") et dans l'individu elle se manifeste dans l'identité individuelle (Luckmann 1970: 70). L'approche de Luckmann a l'intérêt d'examiner divers aspects des phénomènes religieux en Occident, c'est-à-dire les formes de religions non-institutionnalisées, plutôt négligées jusqu'ici puisque la majorité des études sur ces questions vise habituellement des formes correspondant aux vieux stéréotypes institutionnels: secte, église, culte, mouvement messianique, etc.



- Augé : l'idéo-logique

Un certain nombre d'anthropologues rejettent complètement la notion de religion comme outil analytique et tentent de résoudre le problème 'religieux' au moyen de concepts plus larges et moins empreints d'ethnocentrisme. Un des plus prolifiques de ceux-ci, un structuro-marxiste français, Marc Augé, a beaucoup écrit sur le sujet des idéologies de l'Afrique. Augé prend ses distances par rapport aux marxistes utilisant le langage des instances et la "verticalité métaphorique" (édifice=base+superstructure) que celui-ci implique. Il signale d'ailleurs que l'idée (imposée par la métaphore de l'édifice), qu'un niveau (la superstructure) est uniquement le reflet mystifié de l'autre, est complètement inadéquate pour rendre compte d'une question beaucoup plus complexe, liée aux phénomènes idéologico-religieux (travaillé d'abord par Weber et qui a été repris plus récemment dans les travaux de Geertz): l'exigence de sens qui existe à tous les niveaux d'une société (matériels ou abstraits). Augé note: (1974a: 5)

Un point relié à cette question, généralement négligé par les théoriciens du reflet mais développé par Augé, c'est celui de la cohérence des idéologies. Augé affirme qu'il faut postuler une certaine cohérence dans une idéologie entre les diverses croyances et aussi entre ordres "idéologiques et sociaux".

Par ce biais nous arrivons au nouveau concept analytique développé par Augé: l'idéo-logique. L'idéo-logique n'est pas un ensemble de discours explicites sur un sujet donné, mais elle constitue plutôt une syntaxe conceptuelle (variable d'une culture à une autre) à partir de laquelle peuvent se formuler diverses idéologies. Augé remarque: (1975: XX)

Augé précise que l'idéo-logique n'est pas un ensemble de discours unifiés et facilement accessibles, mais plutôt un genre d'épistémologie culturelle diffuse qui est mise en évidence (puisqu'on s'y réfère) lorsque l'ordre social ou idéologique est remis en cause par un événement quelconque[11].

Le concept d'idéo-logique peut possiblement s'expliciter plus clairement au moyen d'une métaphore empruntée à la biologie. L'idéo-logique constituerait en quelque sorte un "pool" génétique à partir duquel peuvent se composer divers types d'idéologies. Comme le "pool" génétique d'une espèce, qui est composé d'un ensemble fini de caractères (héréditaires) qui peuvent être recombinés, l'idéo-logique est composée de "bits" d'information ou de sens qui peuvent être recombinés et, comme le note Augé, certains choix de combinaisons éliminent ou en requièrent d'autres. Les idéologies, pour leur part, dans les travaux d'Augé, se rapprocheraient de la notion de phénotype, chaque idéologie représentant une combinaison spécifique de certaine traits disponibles dans l'idéo-logique.

Étant donné, comme le dit Augé, que "le sens est partout" l'idéo-logique se révèle un véritable "fait social total", sous-tendant pratiques et institutions. Augé tient tant à cette notion qu'il remet en cause l'idée avancée par Godelier que la parenté puisse représenter une "instance dominante" dans certaines sociétés africaines[12]. (Augé 1975: 121)

L'approche d'Augé a l'avantage de fouiller réellement 'dans les tripes' d'un système idéologique de manière à nous traduire en quelque sorte l'épistémologie fondamentale de cette société. Quant à l'importance accordée par Augé à la notion de l'idéo-logique (en tant que structure de sens/syntaxe inconsciente surtout) dans ces recherches, je voudrais émettre l'hypothèse que cette importance a beaucoup à voir avec une orientation idéologico-religieuse des sociétés africaines qu'il a étudiées, c'est-à-dire le syncrétisme. Par syncrétisme j'entends principalement et minimalement une attitude de base (généralement inconsciente aussi) sur le plan cognitif, ou doctrinal si l'on veut, impliquée dans un système idéologico-religieux qui regarde tous les autres systèmes idéologiques comme foncièrement équivalents au niveau de leur valeur de satisfaction épistémologique. Le syncrétisme minimal, tel que nous l'entendons ici, doit être opposé à la définition usuelle, plus technique, du syncrétisme utilisée généralement en anthropologie, qui désigne des systèmes religieux érigés avec des éléments cosmologiques et rituels épars[13]. Le syncrétisme minimal désigne donc le principe cognitif, tandis que la définition usuelle désigne l'actualisation (dans une culture particulière) du principe. Le syncrétisme minimal se décèle plus aisément en situation de confrontation idéologique; dans de tels cas on peut observer directement les conséquences de cette attitude[14], échanges et emprunts de doctrine, symboles, rites, etc. Dans les sociétés où le syncrétisme prévaut, l'idée d'enregistrer doctrines et rituels sous une forme canonique, c'est-à-dire absolue et immuable, sera à peu près inexistante; une telle idée, d'ailleurs, y apparaîtrait comme une futilité, voire une aberration. A l'état latent, le syncrétisme minimal se manifeste par l'attitude: "Nos croyances sont bonnes pour nous, les vôtres sont bonnes pour vous, vivons en paix". Étant donné la propension moindre des sociétés à tendance syncrétique à ériger des 'édifices' doctrinaux ou rituels formels, on y retrouvera vraisemblablement une plus grande fluidité aux niveaux doctrinaux et rituels[15], ce qui nous explique certains faits notés par Augé, comme celui-ci. (1974a: 12)

A mon avis, l'ubiquité du syncrétisme, comme trait idéologico-religieux dans les sociétés étudiées par Augé, rendrait compte pour une bonne part de l'importance accordée par Augé à l'idéo-logique en tant que syntaxe implicite de la culture. Il m'apparaît probable que dans de nombreuses sociétés où la notion de vérité ou d'absolu épistémologique existe et où elle sert à fonder une quelconque orthodoxie soit judaïque, soit chrétienne, soit musulmane ou marxiste, la situation risque d'être fort différente. L'idéo-logique comme structure inconsciente de sens y sera probablement beaucoup moins importante (mais jamais inexistante je suppose) étant donné l'intérêt qu'on aura à tenir un discours unifié, cohérent et explicite sur la réalité[16]. Dans une communication personnelle M. Augé m'a fait les commentaires suivants sur ces questions. (1984)

Suite à ces remarques j'ai ajouté les précisions qui précédent concernant la distinction entre la notion de syncrétisme minimal et sa définition usuelle, qui, j'espère, clarifient suffisamment les divers aspects du développement d'un système syncrétique. Quant à la notion de l'idéologie, Augé ne l'a pas, jusqu'ici, beaucoup travaillée sauf pour insister qu'elle est la reprise consciente de l'idéo-logique; mais où commence et où s'arrête l'idéologie, on ne le sait pas trop encore[17]. J.P. Dozon, qui travaille à partir de l'approche d'Augé, semble être de l'avis que la définition de l'idéologie sera à refaire pour chaque société et qu'on ne peut fournir de définition a priori de l'idéologie avant le travail de terrain[18]. Il faut noter qu'Augé ne critique pas que les marxistes sur des questions d'ordre théorique, les fonctionalistes y passent aussi. Augé se démarque surtout (Augé 1974b: 11-13) des 'vieux' fonctionalistes qui tiennent à réduire la religion ou l'idéologie à soit un reflet de la structure sociale, (comme Durkheim) soit à une fonction de coordination socio-économique, (à la Malinowski) soit encore à un instrument de coercition sociale justifiant l'ordre social et exigeant l'adhésion à celui-ci (l'école hyperfonctionaliste).



- Black : des systèmes de croyances

Mary Black, dans un article assez long paru en 1973 intitulé Belief Systems, a comme préoccupation première la volonté de produire une approche permettant l'étude d'une "culture totale". L'approche préconisée par Black impliquerait la réunion d'études faites au niveau micro-culturel (proche des catégories linguistiques de base) au moyen de techniques développées par les tenants de l'approche ethnoscientifique et d'autres études, visant ce que Black appelle les "macro belief systems", touchant des systèmes cognitifs plus larges tels que les diverses ethnophilosophies ou religions autochtones mises en valeur, généralement par le travail ethnographique traditionnel. Comme Augé, Black n'utilise pas la notion de religion comme outil analytique mais préfère pour sa part la notion de "belief systems" ou système de croyances. Telle qu'elle l'utilise, cette notion comprend aussi bien les "macro belief systems" et les "micro belief systems"[19]. Bien que travaillant à partir d'une perspective ethnoscientifique, à certains égards l'approche proposée par Black s'apparente à la notion d'idéo-logique avancée par Augé, du moins en ce qui concerne l'existence des structures de sens implicites. (Black 1973: 512)

Il faut cependant noter que, dans cet essai, Black ne produit pas une théorie unifiée des phénomènes cognitifs et idéologiques; on y trouve plutôt un inventaire des moyens disponibles présentement, qui seraient susceptibles de contribuer à des "total-culture studies", qui plus tard pourront, hypothétiquement, être reformulées et synthétisées dans une "grande" théorie. Y figurent d'abord les efforts de plusieurs tenants de la méthode ethnoscientifique, mais on y retrouve aussi ceux de chercheurs utilisant la théorie de la communication, de sociologues, de philosophes, de quelques linguistes et aussi de certains structuralistes. Black signale d'ailleurs un certain nombre de problèmes que pose la mise en marche de l'approche "total culture". (Black 1973: 562-563)

Certains de ces problèmes seront abordés dans les chapitres subséquents.



4. Tendances générales

En terminant, résumons de manière générale quelles sont les tendances actuelles en anthropologie et en sciences sociales sur la question de la définition du phénomène religieux. Tout d'abord nous pouvons noter l'abandon et le rejet par de plus en plus de chercheurs de l'idée que la religion a quelque chose à voir avec des puissances ou êtres surnaturels ou encore avec la dichotomie naturel/surnaturel. Ceci est, à mon sens, le résultat d'un désenchantement général avec les catégories analytiques étiques, ces diverses catégories (référant au 'sacré' ou au surnaturel) qui "fonctionnent" à merveille dans le contexte occidental, mais qui, lorsqu'appliquées hors de ce contexte, tronquent très souvent la réalité qu'elles sont censé décrire. Cette conscientisation des limites des catégories traditionnelles se traduit plus loin par une recherche d'une approche autre qui aboutit dans la majorité des cas à l'étude des aspects cognitifs de la religion, c'est-à-dire à son analyse en termes de croyances et d'informations diverses.

Il y a, de part et d'autre, une recherche de plus en plus évidente d'approches qui permettent l'étude de la culture, et en particulier du phénomène religieux, qui sont capables 'd'extraire' des données culturelles et, ensuite, de les re-présenter de manière à rendre compte des multiples niveaux culturels avec lesquels elles sont en rapport et les déterminations qui les affectent. Vis-à-vis les nouveaux fonctionalistes (Yinger, Geertz, Luckmann) et l'ethnoscientifique Goodenough, l'approche développée par Augé (voir en particulier le Génie du Paganisme) semble diverger surtout au niveau de l'orientation de la problématique plutôt qu'au niveau de la problématique elle-même, c'est-à-dire que les différences se situent maintenant davantage au niveau des 'portes d'entrée' qu'on utilise pour aborder l'objet d'étude (les systèmes idéologico-religieux) plutôt qu'au niveau des questions qu'on pose à l'objet. Augé, par exemple, s'intéresse d'abord au pouvoir, et la compréhension de l'idéo-logique locale lui est un élément indispensable pour l'analyse subséquente des rapports de force agissant dans une société particulière. Luckmann et Goodenough, pour leur part, arrivent aux systèmes idéologico-religieux par le biais de l'individu et ses besoins d'orientation cognitive, ces systèmes fournissant une 'vision du monde' facilitant cette orientation. Ces cinq auteurs, en fait, sont tous intéressés par la question du sens et insistent sur l'autonomie des systèmes idéologico-religieux, récusant la théorie du reflet. Chez Geertz, d'ailleurs, la question du sens et son actualisation dans la vie quotidienne occupe une place centrale (Geertz 1973: 125). Il y a aussi un certain nombre de convergences entre les nouveaux fonctionalistes et les tenants de l'approche d'Augé. Par exemple, Augé s'intéresse à la notion de la personne puisqu'elle lui apparaît comme un élément crucial dans la compréhension des idéo-logiques africaines. C'est d'ailleurs un intérêt qu'il a poursuivit du coté des idéo-logiques occidentaux dans son livre récent Génie du Paganisme (voir L'individu, construction religieuse pp. 50-63 in Augé 1982). A l'inverse, nous voyons Luckmann s'intéresser à la praxis sociale puisque celle-ci est le lieu où se constitue l'identité individuelle. Je crois d'ailleurs que de plus en plus de convergences apparaîtront entre les divers chercheurs travaillant les questions idéologico-religieuses tandis que les approches substantives seront abandonnées et que la question du sens sera approfondie.

Chez certains chercheurs, comme Godelier, Vallée et même Lévi-Strauss, la coupure avec les catégories analytiques anciennes (misant sur un contenu culturel particulier) n'est que partielle et à mon sens leur tentative de ressusciter la distinction "eux/nous" (impliquée par la dichotomie pensée analogique/pensée homologique) ne peut qu'aboutir à un cul-de-sac théorique. A l'autre extrême, d'autres chercheurs comme Black et Augé vont même jusqu'à rejeter l'étiquette religion elle-même, ceci étant dû, je suppose, à sa trop forte association avec la dichotomie, maintenant répudiée, du naturel/surnaturel, maintenant que ses origines occidentales sont bien connues.

Si nous tentons de démarquer les différentes écoles de pensée en anthropologie vis-à-vis la question de la définition du phénomène religieux, la tâche n'est pas facile. A vrai dire, il n'existe pas de véritables écoles de pensée sur ce sujet. D'abord, outre l'intérêt croissant chez tous les auteurs contemporains pour les aspects cognitifs du phénomène religieux, le progrès théorique se fait par petits bonds; emprunts ou innovations théoriques divers par-ci et abandon ou rejet d'éléments périmés par-là. Il n'y a pas de 'grands' rassemblements d'auteurs autour d'idées maîtresses, ni y a-t-il souvent de 'grands' écarts entre auteurs, même d'auteurs ayant des points de vue fort divergents sur d'autres questions. Si nous examinons l'évolution théorique des écoles de pensée fonctionalistes et marxistes (j'inclus ici les structuro-marxistes) par exemple, sur la question de la définition du phénomène religieux, nous constatons d'importants parallèles. Chez les premiers théoriciens de ces deux écoles, tous s'accordent (sauf Durkheim) sur le fait que la religion a quelque chose à voir avec les croyances dans des êtres ou puissances surnaturels, croyances et pratiques qu'ils considèrent, d'une manière ou d'une autre, comme des reflets de l'infrastructure sociale de la société en question. Avec les années on constate un intérêt de plus en plus visible pour la question du sens en tant que caractéristique des phénomènes religieux. Chez les fonctionalistes cette évolution se démontre particulièrement dans les travaux de Geertz (s'inspirant de Weber) et chez les marxistes dans les travaux d'Augé et Veron. Comme on le verra dans le chapitre qui suit, la question du sens joue aussi un rôle prédominant dans ma propre réflexion sur la définition du phénomène religieux.

Si l'on considère les auteurs abordés ici en rapport avec leurs prises de position sur l'opposition contenu/sens et sur l'opposition religion/science nous constatons effectivement qu'en général ceux qui établissent de définitions de la religion liées à un contenu culturel particulier se prononcent aussi en faveur de l'opposition religion/science. C'est le cas de Tylor, Spiro, Guthrie, Van Baal, Althusser, Vallée, Godelier et Lévi-Strauss. D'autre part, la majorité des auteurs accordant, dans leurs définitions de la religion, une place de choix à la question du sens mettent de côté l'opposition religion/science. C'est le cas de Yinger, Luckmann, Augé et Black. D'autres auteurs, on le remarquera, se situent à peu près entre ces deux tendances. Geertz par exemple, regarde les religions comme des systèmes culturels et ne les identifie pas grâce à un contenu particulier (croyance en des êtres surnaturels, le sacré, etc.). Par contre, en ce qui concerne le rapport religion/science il le voit toujours en termes d'oppositions. Chez Durkheim déjà, il y avait une certaine contradiction ou indécision à l'égard de la manière d'envisager ce rapport. D'une part il a souligné l'origine religieuse de la science et de nombre d'autres institutions sociales (1969: 598) et d'autre part il a noté qu'il fallait tout de même reconnaître l'antinomie religion/science, sans toutefois préciser en quoi consiste cette antinomie (1960: 635). Chez O'Dea nous ne trouvons pas de prise de position portant directement sur l'opposition religion/science mais étant donné que celui-ci a été beaucoup influencé par la position durkheimienne nous pouvons vraisemblablement supposer qu'il s'inscrit dans la ligne durkheimienne sur cette question aussi.



Tableau I

Regroupements




- Tylor et Durkheim

- Spiro

- Rousseau

- Van Baal

Contenu

- O'Dea

- Firth

- Vallée

- Guthrie

- Goodenough

Contenu

et

Forme


- Geertz

- Althusser

- Yinger

- Luckmann

- Augé

- Black

Forme

Au tableau 1: Regroupements, nous retrouvons classés les auteurs étudiés dans ce chapitre en fonction de leurs prises de position dans leurs définitions de la religion vis-à-vis un contenu culturel ou une forme culturelle (incluant la question du sens). Les critères de classification employés ici ne sont évidemment pas les seuls possibles, mais il nous ont néanmoins semblé pouvoir représenter au moins quelques tendances majeures en anthropologie des religions.


Tableau II
Éléments de définition.



Au tableau 2 sont présentés les divers traits utilisés par les auteurs étudiés dans ce chapitre pour définir la religion. "Rel." est évidemment l'abréviation de religion et de même "Sc." pour science. Le signe = signifie: caractérisé par et le signe ≠ signifie: n'est pas.


suite


Notes

[1]- Goodenough précise: (1974: 167-168)

[2]- Développée, il faut le noter, dans le contexte de la théologie chrétienne.

[3]- Ce qui correspond en gros à la conception bouddhiste du nirvana.

[4]- Luckmann, pour sa part, prend la précaution de spécifier que le développement de l'identité individuelle est le résultat de divers processus sociaux, ce développement ne se produisant jamais 'sous vide'.

[5]- D'après Geertz, une des principales caractéristiques de l'espèce homo sapiens c'est sa grande dépendance sur les systèmes de sens fournis et créés par la culture. (1973: 99)

[6]- Au regret de Van Baal (1971: 3) qui préfère retenir cette notion comme un moyen toujours utile pour l'identification du phénomène religieux. Il est d'avis que la définition de Geertz fait perdre toute spécificité à l'objet dit: religion.

[7]- Harris distingue les deux savoirs de la manière suivante.(1975: 247)

[8]- Une des conséquences de cette idée quelque peu difficile à 'digérer', c'est qu'elle implique qu'on ne pourra jamais sortir de l'idéologie, même après la prise du pouvoir par le prolétariat, l'abolition de la propriété privée et de l'Etat.

[9]- Bien que cette attitude envers la science puisse paraître quelque peu nébuleuse Yinger spécifie ce qui suit sur la foi dans la science. (1970: 12)

[10]- Le terme précis employé par Luckmann est "secularization". Il remarque sur cette question. (1970: 91)

[11]- Augé note sur ce point. (1975: 120-121)

Il m'apparaît en ce moment qu'il y aura d'importants parallèles à explorer entre l'idéo-logique et ce qu'on appelle en philosophie de la science ou en sociologie de la connaissance le 'common sense', également un savoir implicite, pas tellement organisé. A ce sujet voir Popper(1973b: 32-105) et Elkana(1981: 38-41).

[12]- La notion de l'idéo-logique ne pose pas des problèmes que vis-à-vis les thèses de Godelier; d'après Marc Abélès elle dissout toute causalité ou détermination marxiste traditionelle dans un 'bain de sens' indifférencié, ce qui pose alors un problème fondamental pour l'application de la théorie marxiste hors de l'Occident. (Abélès 1976: 120)

[13]- Concernant cette définition usuelle du syncrétisme, Dozon note: (1974: 83-84)

[14]- Que les situations de confrontation ou d'exploration idéologiques soient utiles pour mettre en évidence une métaphysique inconsciente est non seulement vrai dans le domaine idéologico-religieux mais aussi dans le domaine scientifique. (Feyerabend 1979: 248-249)

[15]- Ces mêmes sociétés ressentiront vraisemblablement moins le besoin d'enregistrer doctrines et rites puisque de toute manière on ne les tient pas pour absolus, d'où le changement, la modification et surtout l'addition d'éléments ne seront pas ressentis comme une menace sérieuse,... en autant qu'un 'fond' subsiste. Augé note: (1974b: 35)

[16]- A mon avis (et seul de plus amples recherches sur le terrain confirmeront ou infirmeront cette hypothèse) il se peut que la notion de vérité (ou d'absolu) puisse être un important agent de 'coagulation' idéologique (peut-être pas le seul) favorisant la formation explicite et plus élargie de l'idéo-logique, ou, au moins, un certain nombre de ses structures. Il ne faut pas non plus nier la possibilité que se développent des systèmes de croyances parallèles dans des sociétés où existe la notion de vérité, mais pour qu'ils puissent prendre forme, ils devront se constituer explicitement en tant qu'anti-systèmes (ou 'nouvelles' vérités). Par ailleurs ceux-ci auront toujours la possibilité de continuer à s'identifier à l'idéologie-mère mais ils courront alors le risque d'être plus tard rejetés en tant qu'hérésies. Quant aux rencontres de systèmes idéologiques syncrétiques et d'autres comportant une notion de vérité, nous aurons plus à dire à ce sujet au prochain chapitre.

[17]- Nous retrouvons quand même quelques éclaircissements à ce sujet dans un article d'Eliseo Veron: Remarques sur l'idéologie comme production de sens 1974. (en particulier pp. 51-58)

[18]- Plus précisément, Dozon note à ce sujet: (1974: 107)

(Certains commentaires faits plus tôt dans ce chapitre au sujet de l'utilisation de définitions implicites - en particulier la citation de Spiro - s'appliquent ici à Dozon.)

[19]- Black précise ce qu'impliquent les deux usages de cette notion. (1973: 509-510)