- aux origines de la science
Afin de rendre compte de cet état d'inachèvement nous allons brièvement toucher la question des origines culturelles de la science occidentale. Si l'on se rapporte à l'histoire des sciences, la science occidentale est née en Europe dans un contexte (16e et 17e siècles) où le christianisme était la vision du monde dominante, c'est-à-dire constituait un système idéologico-religieux réussi[1]. Non seulement l'antagonisme proverbial entre la 'science' et la religion n'existait pas[2], mais à cette époque la recherche scientifique était conçue (par les scientifiques eux-mêmes) comme un travail religieux, un moyen de comprendre la sagesse de Dieu incarnée dans la création et comme un moyen d'adorer Dieu. Concernant cette conception chez les Puritains, Merton note: (1973: 232)
"This is the motif that recurs in constant measure in the very writings which often contained considerable scientific contributions: these worldly activities and scientific achievements manifest the Glory of God and enhance the Good of Man. The juxtaposition of the spiritual and the material is characteristic and significant. This culture rested securely on a substratum of utilitarian norms which identified the useful and the true. Puritanism itself had imputed a threefold utility to science. Natural philosophy was instrumental first, in establishing practical proofs of the scientist's state of grace, second in enlarging (man's -P.G.) control of nature; and third, in glorifying God. Science was enlisted in the service of individual, society and deity. That these were adequate grounds could not be denied. They comprised not merely a claim to legitimacy, they afforded incentives which cannot be readily overestimated. One need only to look through the personal correspondance of seventeenth-century scientists to realize this."
Cette conception de la science n'est pas qu'une particuliarité protestante, mais elle était (avec quelques variations) courante aussi chez d'autres scientifiques et mathématiciens de l'époque tels que Galilée, Pascal, Descartes et le Père Mersenne. Merton souligne par ailleurs qu'un grand nombre de scientifiques et de mathématiciens de renom du dix-septième siècle étaient aussi du clergé. Chez les scientifiques laïcs il note. (Merton 1973: 249-250)
"Boyle (who did work in physics and chemistry-P.G.), though he never took orders, was deeply religious: not only did he devote large sums for the translation of the Bible and establish the Boyle lectures in theology, but he learned Greek, Hebrew, Syriac and Chaldee that he might read the Scriptures in the original ! For much the same reason, as he states in his Cosmologica Sacra, Nehemiah Grew, the estimable botanist, studied Hebrew. Napier and Newton assiduously pursued theological studies and for the latter part, science was in part highly valued because it revealed the divine power. Religion, then, was a prime consideration and as such its teachings were endowed with a power that emerges with striking emphasis. There is no need to enter into the motivations of individual scientists in order to trace this influence. It is only maintained that the religious ethic, considered as a social force, so consecrated science as to make it a highly respected and laudable focus of attention[3]."
A mon sens donc, il ne faut pas du tout se surprendre de l'état d'inachèvement de la science occidentale puisqu'à l'époque de sa naissance elle était parfaitement intégrée au système idéologico-religieux dominant de l'époque: le christianisme. Il y a tout lieu de croire que la science d'alors fonctionnait en quelque sorte comme une sous-cosmologie[4], sous-cosmologie orientée vers l'étude systématique du monde physique et dotée d'une certaine technologie méthodologique. Le christianisme fournissait le 'reste' du sens nécessaire aux hommes de l'époque, prescriptions et interdits moraux, éléments de cosmologie générale, d'eschatologie, etc...
Pour revenir en arrière quelque peu, il faut signaler que la prise de conscience des aspects métaphysiques ou cosmologiques de la science occidentale n'affecte pas que la philosophie de la science. Cette prise de conscience a d'importantes répercussions sur le débat sur la rationalité qui a repris maintenant depuis quelques années dans l'anthropologie anglophone où l'on tente d'explorer, entre autres, ce que signifie la distinction entre pensée scientifique et pensée pré- (ou non-) scientifique. Comme nous le verrons plus loin, les conceptions concernant l'origine de la science jouent un rôle assez important dans la formation d'attitudes et de prises de position dans le débat sur la rationalité vis-à-vis la distinction qui est faite (ou non) entre pensée scientifique et non-scientifique.
Etant donnée la dette de certains auteurs principaux participant au débat sur la rationalité envers divers aspects de la pensée de Popper, il faut rendre compte brièvement de sa contribution. Dans un article publié originalement en 1959, Back to the Presocratics (Popper 1965: 136-165), Popper, comme la grande majorité des épistémologues et historiens de la science[5], est d'avis que l'Occident doit la science aux philosophes de la Grèce antique. D'après celui-ci l'apport le plus important de ces Grecs fut d'établir une tradition de discussions critiques qui rendit possible la relativisation des conceptions religieuses du temps et de nombreuses innovations sur le plan cosmologique (Popper 1965: 148-151). Dans un intéressant article de Robin Horton (1967) on retrouve une première exploration des parallèles et discontinuités entre pensée scientifique et pensée non-scientifique (plus particulièrement la pensée traditionnelle africaine). Horton souligne le fait que les cosmologies africaines, tout comme les théories scientifiques, proposent un certain nombre de conceptions à l'aide desquelles il est possible de 'mettre de l'ordre' dans le monde et que ces deux systèmes font également usage d'analogies ou de métaphores[6]. Quant à la différence entre pensée scientifique et la pensée traditionnelle africaine, Horton est d'avis que celle-ci se rapporte à une situation 'd'ouverture' ou de 'fermeture' des sociétés en question (la notion d'ouverture ou de fermeture est empruntée à Popper). Horton remarque qu'une société caractérisée par la pensée scientifique (ou du moins partiellement) comporte une situation d'ouverture, c'est-à-dire que la population en général est consciente de diverses visions du monde tandis que les sociétés traditionnelles (ou sociétés fermées) sont en général caractérisées par une seule conception du monde et une ignorance d'alternatives. D'après Horton, la présence d'alternatives cosmologiques est d'importance cruciale pour la science, permettant à long terme le développement d'une attitude critique vis-à-vis les conceptions courantes. Dans une situation de 'fermeture', les gens sont portés à accepter la vision du monde dominante parce qu'ils ne disposent pas de cosmologies alternatives permettant de la critiquer. Le scientifique, quant à lui, peut dépasser les conceptions du sens commun dû au fait qu'il dispose de visions du monde alternatives.
Diverses critiques ont été émises vis-à-vis les thèses de Horton, Gellner (1973) par exemple, remarque que le 'pauvre sauvage' vivant dans une culture monolithique et sans options cosmologiques, c'est-à-dire sans contacts avec d'autres peuples ayant des cosmologies différentes, est à peu près inexistant. Par ailleurs, l'existence d'options cosmologiques ne pousse pas nécessairement au développement d'une science de type occidental. Gellner note (1973: 166-167) que beaucoup de peuples traditionnels en situation de contact transcendent leurs conceptions du monde simplement par une addition syncrétique de croyances étrangères; rien n'est éliminé. Une situation de pluralisme cosmologique n'a, en soi, rien de moderne ou de scientifique et n'amènera pas nécessairement le développement d'une tradition critique, telle que requise par Popper et Horton. Feyerabend, pour sa part, est d'avis que Horton est 'un peu' trop optimiste vis-à-vis le 'sceptisme essentiel' qui est censé caractériser la science. Le scientifique moyen d'après Feyerabend (1979: 334-338) est beaucoup plus fermé dans ses attitudes qu'on ne le croit habituellement. Tout comme le 'primitif', le scientifique moyen réduit le scepticisme au minimum et (Feyerabend 1979: 335-336):
"..., il est dirigé contre les conceptions de l'opposition et contre les ramifications mineures des idées fondamentales, mais jamais contre les idées fondamentales elles-mêmes. Attaquer les idées fondamentales provoque des réactions de tabou qui ne sont pas plus faibles que celles des sociétés dites primitives."
Par ailleurs, le scientifique sur-spécialisé, consacré à la recherche normale (à la Kuhn) travaille à l'intérieur d'un seul paradigme (très souvent sans la conscience de théories alternatives), pourtant il fait de la science !
Dans un travail plus récent: The domestication of the savage mind, Jack Goody s'est penché sur les problèmes abordés initialement par Horton. Goody, comme Gellner, constate que la présence de cosmologies alternatives dans une société n'est pas une condition suffisante pour le développement de la science, encore moins une condition contraignante. Goody retient tout de même (comme Horton) la notion de la tradition critique comme condition nécessaire au développement de la science mais notant l'insuffisance explicative de l'hypothèse du pluralisme cosmologique, Goody émet l'hypothèse que c'est l'avènement de l'écriture qui facilitera l'accumulation de pensées critiques et de cosmologies alternatives et qui fournira les conditions nécessaires à étabissement d'une tradition critique permettant la science. Pourquoi accorder tant d'importance à l'écriture ? Il répond: (Goody 1977: 44)
"Because when an alternative is put in writing it can be inspected in much greater detail, in its parts as well as its whole, backwards as well as forwards, out of context as well as in its setting; in other words, it can be subjected to quite a different type of scrutiny and critique than is possible with purely verbal communication. Speech is no longer tied to an 'occasion'; it becomes timeless. Nor is it attached to a person; on paper, it becomes more abstact, more depersonalized."
Goody réalise néanmoins la difficulté d'établir une dichotomie radicale entre sociétés avec ou sans écriture, dichotomie qui à elle seule, rendrait compte du développement de la science (Goody 1977: 50-51), mais il reste d'avis que pour une grande part la science occidentale doit son développement à l'écriture[7]. Ironiquement, des données ethnographiques non seulement connues de Goody, mais publiées par lui, entrent en contradiction avec l'idée que l'écriture puisse constituer une condition déterminante pour le développement de la science. Dans Literacy in Traditional Societies, Goody (pp.11-16) et d'autres citent plus d'un exemple de société où l'écriture existe mais où rien ressemblant à la science n'a pu se développer. Le cas du Tibet est particulièrement frappant. (Goody 1968: 15-16
"The country had an alphabetic system of writing, knowledge of which varied greatly from district to district. Everywhere its main purpose seems to have been religious; literacy came with the Buddhist monks. 'The principal reason for learning to read', writes Ekvald, 'is a religious one - the desire to read the many prayers, charms, and sermons of the Buddhist scriptures and religious manuals' (1964: 125). (...) While possibly half the male population can read, their reading is largely religious and largely receptive (or rather, passive-P.G.). In this theocratic society literate techniques shared the fate of the wheel. Rotary motion was combined with the power of the printed or written word in the shape of a prayer wheel, a specifically Tibetan invention but one that may have originated in the 'revolving library' of China, which was invented 'to enable illiterates to gain the merit that comes from reading the scriptures.' (...) This is not entirely true of writing, which had adminstrative uses. But under Buddhism it was mainly an instrument of propaganda and worship; the three hallowed practices of reciting, writing (or printing),and reading the word (Chos) became ends in themselves. Books were carried unopened in procession and used to line the tomb of a grand lama. Throughout Tibet monks would sit along the banks of streams 'printing pages of charms and formulas on the surface of the water' (Ekvald 1964: 114), striving only to make as many impressions as possible as they slapped down the woodcut blocks. Tibet demonstrates the epitome of grapholatry."
A mon sens l'écriture constitue vraisemblablement une des conditions nécessaires pour le développement de la science mais, de même que Kathleen Gough[8], je dois insister sur le fait que diverses données ethnographiques infirment l'idée que l'écriture puisse à elle seule être considérée une condition suffisante. Ceci me pousse alors à affirmer que pour comprendre ce développement il faut chercher ailleurs,... du côté des effets d'inhibition ou d'impulsion que peuvent avoir les présupposés d'une cosmologie particulière vis-à-vis la compréhension du monde physique.
En anthropologie, de manière générale, on s'intéresse assez peu à l'origine de la science et des effets que peuvent avoir certains présupposés cosmologiques sur son développement. Cependant il faut souligner le fait que certains ont au moins le mérite d'avoir effleuré la question. (Beals, Beals et Hoijer 1977: 492)
"The idea of natural order, a basic assumption of the scientific method, is probably essential to most[9] religious interpretations of the nature of things, but it is weakened by the hypothesized existence of malicious spirits or dieties capable of souring milk, ruining crops, or sending pestilence for no particular reason whatsoever. Individuals who believe that they may at any time be objects of unprovoked and unavoidable misfortune almost certainly lack the confidence and security afforded to those who live in a safe world guarded by benevolent and predictable deities. "
Plus haut nous avons noté un certain lien entre les origines de la science et le christianisme. S'agit-il simplement d'un élément anecdotique, d'un détail trivial parmi tant d'autres dans l'histoire de la science ou se peut-il que ce point soit révélateur d'un rapport plus profond ? Venant de part et d'autres, divers travaux de recherche donnent maintenant à penser que le rapport est autre que superficiel.
Dans un essai publié initialement en 1925, le mathématicien anglais Alfred North Whitehead fit les remarques suivantes sur les origines de la science. (1967: 12-13)
"I do not think, however, that I have even yet brought out the greatest contribution of medievalism to the formation of the scientific movement. I mean the inexpugnable belief that every detailed occurence can be correlated with its antecedents in a perfectly definite manner, exemplifying general principles. Without this belief the incredible labours of scientists would be without hope. It is this instinctive conviction, vividly poised before the imagination, which is the motive power of research: that there is a secret which can be unveiled. How has this conviction been so vividly implanted on the European mind ?
When we compare this tone of thought in Europe with the attitude of other civilizations when left to themselves, there seems but one source for its origin. It must have come from the medieval insistence on the rationality of God, concieved as with the personal energy of Jehovah and the rationality of a Greek philosopher. Every detail was supervised and ordered: the search into nature could only result in the vindication of the faith in rationality (voir l'annexe C -P.G.). Remember that I am not talking of the explicit beliefs of a few individuals. What I mean is the impress on the European mind arising from the unquestioned faith of centuries. By this I mean the instinctive tone of thought and not mere creed of words.
In Asia, the conceptions of God were of a being who was either too arbitrary or too impersonal for such ideas to have much effect on instinctive habits of mind. Any definite occurence might be due to the fiat of an irrational despot, or might issue from some impersonal inscrutable origin of things. There was not the same confidence as in the intelligible rationality of a personal being[10]."
Aussi curieux que cela puisse sembler, le rapport 'plus profond' entre les origines de la science et le christianisme s'établit par l'intermédiaire d'éléments métaphysiques empruntés à la cosmologie judéo-chrétienne et qui constituèrent avec le temps le 'noyau dur' de la science, son idéo-logique (implicite) en quelque sorte. Pour être plus précis, il s'agit de l'ensemble de croyances désigné maintenant par le terme réalisme scientifique. Comme le souligne ici Leatherdale, ce réalisme peut être relié à un certain nombre d'éléments métaphysiques centraux de la cosmologie judéo-chrétienne. (Leatherdale 1974: 231-232)
"A belief in the certainty of science was no doubt supported by the belief in a God-ordered universe. We see this in Descarte's belief that God would be no deciever, in relation to empirical knowledge, and the belief of Newton, for example, and indeed the whole Deistic bias of Enlightenment thought, in a God-designed orderly universe capable of being understood by man's reason. It was to knowledge of a God-given and therefore real existent order of real things that man's reason was to win through. The order of things could be known with certainty, and reason leads to certainty, and therefore to the literally true. This conviction is only slightly eroded by the advent of hypotheticalism, and, in some quarters, an awareness of the analogical or metaphorical nature of the new philosophy. "
Thuiller, par exemple, expose comment l'œuvre de Newton s'érigea sur ces présupposés. (1972: 46-47)
"Avec le temps, la physique de Newton est apparue comme le modèle d'une oeuvre vraiment scientifique, détachée des spéculations métaphysiques ou religieuses. Mais en fait Newton s'appuyait sur des convictions chrétiennes; il rattachait l'ordre du monde à l'intelligence du Créateur. La deuxième édition des Principes mathématiques de la philosophie naturelle est explicite: " Cet admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes ne peut être que l'ouvrage d'un Etre tout-puissant et intelligent. (...) Cet être infini gouverne tout, non pas comme l'âme du monde, mais comme le Seigneur de toutes choses. (...) Il est présent partout, non seulement virtuellement, mais substantiellement "."
Discutant de la pensée de Galilée, Stanley Jaki met en évidence le fait que historiquement l'élaboration de certains présupposés de la cosmologie judéo-chrétienne rendirent possible le réalisme scientifique. (Jaki 1974: 278)
"Nature, here, stood for God, not of course in a naturalistic sense, but in the sense made possible by the belief that nature was the work and faithful symbol of a most reasonable Supreme Being. Therefore nature, in analogy to her Maker, could only be steady and permeated by the same law and reason everywhere. From the permanence and universality of the world order followed, for instance, that the same laws of motion were postulated for the earth and the celestial bodies (against Aristotalian metaphysics - P.G.). It also followed that regularly occuring phenomena, such as the tides, baffling as they might appear, should not be assigned a miraculous cause. The most importance consequence of the permanence and universality of the world order anchored in the Christian notion of the Creator was the ability of the human mind to investigate that order. Such was an inevitable consequence that if both nature and the human mind were products of one and the same Creator. As to the human mind Gallileo most emphatically stated it was a "work of God's and one of the most excellent". The rapid survey of man's various intellectual achievements, which closed the First Day, served indeed for Gallileo as proof of precisely such a theologically oriented conclusion[11]."
Lynn White, un historien, signale que certains aspects de la cosmologie judéo-chrétienne eurent un effet important sur le développement rapide de la technologie en Occident. (White 1978: 237)
"In 1956 Robert Forbes of Leyden and Samuel Sambursky of Jerusalem simultaneously pointed out that Christianity, by destroying classical animism, brought about a basic change in the attitude toward natural objects and opened the way for their rational and unabashed use for human ends. Saints, angels and demons were very real to the Christian, but the genius loci, the spirit inherent in a place or object, was no longer present to be placated if disturbed. "
Un autre chercheur apportant un support, quelque peu inattendu il faut l'avouer, à l'idée du lien entre la cosmologie judéo-chrétienne et le réalisme scientifique est Joseph Needham, un historien marxiste qui s'est particulièrement intéressé au développement de la science et de la technologie en Chine (ancienne et contemporaine). Needham, bien qu'il soit d'avis que les facteurs environnementaux et socio-économiques eurent un rôle prédominant (voir Needham 1969: 150) dans le non-développement d'une science théorique en Chine (l'inévitable 'détermination en dernière instance de ...'), les faits semblent le forcer hors du cadre théorique (marxiste) orthodoxe pour envisager les effets de certains présupposés métaphysiques sur les origines de la science. Il note: (Needham 1969: 35-36)
"My colleagues and I have engaged in a rather thorough investigation of the concepts of laws of Nature in East Asia and West European culture. In Western civilization the ideas of natural law in the juristic sense and of the laws of Nature in the sense of the natural sciences can easily be shown to go back to a common root. Without doubt one of the oldest notions of Western civilization was that just as earthly imperial law-givers enacted codes of positive law to be obeyed by men, so also the celestial and supreme rational Creator Deity had laid down a series of laws which must be obeyed by minerals, crystals, plants, animals and the stars in their courses. There can be little doubt that this idea was intimately bound up with the developpement of modern science at the Renaissance in the West. If it was absent elsewhere, could that not have been one of the reasons why modern science arose only in Europe; in other words, were medievally conceived laws of Nature in their naïve form necessary for the birth of science?"
Needham, dans la discussion qui suit sur la notion de Dieu dans la cosmologie chinoise, rend compte d'au moins un obstacle important au développement du réalisme scientifique: (Needham 1969: 327)
"But in any case three things are clear: (a) that the highest spiritual being known and worshipped in ancient China was not a Creator in the sense of the Hebrews and the Greeks; (b) that the idea of the supreme god as a person in ancient Chinese thought, however far it went, did not include the conception of a divine celestial law-giver imposing ordinances on non-human Nature; (c) that the concept of the supreme being very early became quite impersonal. It was not that there was no order in Nature for the Chinese, but rather that it was not an order ordained by a rational personal being, and hence there was no guarantee that other rational personal beings would be able to spell out in their own earthly languages the pre-existing divine code of laws which had been previously formulated. There was no confidence that the code of Nature's laws could be unveiled and read, because there was no assurance that a divine being, even more rational than ourselves, had ever formulated such a code capable of being read. One feels indeed, that the Taoists, for example, would have scorned such an idea as being too naïve to be adequate to the subtlety and complexity of the universe as they intuited it[12]."
Je n'ai pas la prétention de pouvoir apporter ici toutes les données historiques nécessaires pour établir de manière irréfutable l'hypothèse de l'origine judéo-chrétienne du réalisme scientifique, mais je crois que les citations produites ci-dessus démontrent au moins qu'il s'agit d'une explication plausible qui mérite d'être prise au sérieux. Le meilleur travail de recherche touchant à cette question qui me soit venu à l'attention jusqu'ici est un volume de Stanley L. Jaki: Creation and Science (1974). Dans cet ouvrage, l'auteur explore plusieurs grandes civilisations antiques, entre autres les Grecs, les Egyptiens, les Babylonniens, les Indiens, les Chinois et les trois grandes civilisations du nouveau monde (en plus d'étudier la science occidentale contemporaine) rendant compte des divers effets qu'eurent leurs cosmologies respectives sur la science de ces peuples. Jaki constate que ce n'est qu'en Occident, là où la notion d'un Dieu créateur transcendant (c'est-à-dire non pas pris dans la nature, mais au-dessus d'elle) et omniscient était devenue une partie intégrante de l'idéo-logique de la culture, qu'une science théorique et expérimentale a pu se développer. (Jaki 1974: VIII)
"The scientific quest found fertile soil only when this faith in a personal, rational Creator had truly permeated a whole culture, beginning with the centuries of the High Middle Ages. It was that faith which provided, in sufficient measure, confidence in the rationality of the universe, trust in progress, and appreciation of the quantative method, all indispensable ingredients of the scientific quest. "
N'ayant pas l'intention de submerger le lecteur sous un déluge de citations de la part de Jaki, je ne peux que recommander aux curieux et aux sceptiques intéressés par la question des origines de la science occidentale d'y fouiller eux-mêmes. On y trouvera par ailleurs un travail de recherche historique d'une échelle parfaitement monumentale. A mon avis le débat fondamental engagé par Jaki (et par d'autres à venir ? ) touche le coeur d'un problème capital, bien qu'épineux; les divers systèmes idéologiques religieux du monde sont-ils d'une valeur épistémologique indifférente ou se peut-il que certains se prêtent mieux au développement d'une science empirique que d'autres ? Il est possible d'admettre, grosso modo, qu'une grande variété de systèmes idéologiques-religieux peuvent donner lieu à des sociétés raisonnablement équilibrées, mais les données offertes ci-dessus poussent à croire qu'ils ne peuvent pas tous donner lieu à une science rigoureuse. Feyerabend se plaint (1978:106-107) qu'on proclame trop vite la supériorité de la science occidentale, qu'on devrait laisser développer librement, côte à côte, toutes les traditions (ou cosmologies) de manière à voir si d'autres traditions ne pourraient pas faire beaucoup mieux[13]. 'Malheureusement' l'expérience que réclame Feyerabend a déjà (en termes historiques et anthropologiques) eut lieu. Parmi les différents systèmes idéologiques-religieux du monde qui eurent parfois des milliers d'années pour se développer, un seul donna naissance à une science théorique et expérimentale capable d'un développement autonome prolongé.
Les faits qui précèdent mettent quelque peu en doute la version 'standard' de l'origine de la science occidentale véhiculée de manière générale par l'histoire des sciences, attribuant cette origine à divers éléments de la philosophie naturelle des Grecs; de plus un certain nombre de faits (historiques) font problèmes à cette version. Jaki remarque que la version 'standard' des origines de la science manque généralement de signaler que les Grecs eux-mêmes portèrent leur science jusqu'à un certain point seulement, à partir duquel elle fut condamnée à stagner[14], et qu'ils ne furent jamais de grands expérimentateurs, cette propension est née et s'est popularisée seulement en Europe au 17e siècle. Jaki constate également qu'à l'extérieur de l'Occident, par exemple à Byzance, aux Indes, chez les Arabes médiévaux et même chez les Chinois[15], l'arrivée de la science grecque ne provoqua pas la naissance d'une institution sociale indépendante et vigoureuse dont les apports éclipsèrent rapidement ceux des Grecs comme ce fut le cas en Europe aux 17e et 18e siècles. L'hypothèse des origines grecques de la science semble donc un cul-de-sac.
Par ailleurs si l'on tient compte des origines judéo-chrétiennes de la cosmologie scientifique, curieusement cela éclaire considérablement le fait que Popper ait attribué le réalisme scientifique comme tel non pas à la 'tradition critique' grecque, mais au 'common sense' (Popper 1973b: 32-44). Ce qu'il ne souligne pas c'est qu'il s'agit bien du 'common sense' occidental qui s'est imprégné pendant des siècles de la métaphysique judéo-chrétienne. Ailleurs qu'en Occident les attitudes vis-à-vis le monde (et les idéo-logiques qui les sous-tendent) ne peuvent soutenir cette confiance en un ordre-dans-le-monde.
Il se peut que certains se plaindront de la version des origines de la science occidentale offerte ci-dessus, qu'elle ira appuyer les préjugés occidentaux à l'égard de l'infériorité des 'autres', encourageant le paternalisme, voire même le racisme. Je n'en sais rien. De toute manière l'étroitesse d'esprit fera toujours feu de tout bois. Pour ma part, avec un peu d'ouverture d'esprit, je crois qu'elle peut donner lieu à une réflexion d'un autre type. Par exemple, dans mes premières lectures des travaux de Joseph Needham (je dois admettre n'avoir à peu près rien connu de la culture ou de la science chinoises auparavant), je me souviens d'avoir été particulièrement impressionné par le degré de développement technologique en Chine au moyen âge, dépassant celui de l'Europe en bien des dommaines. D'autre part, le contraste assez frappant entre la description donnée par Needham des Européens de l'époque, comme des barbares quelque peu arriérés[16], pas tellement innovateurs eux-mêmes (au moyen âge du moins) mais empruntant des améliorations technologiques et diverses inventions d'un peu partout, et celle qu'il donne de l'ingéniosité des Chinois médiévaux, est telle qu'elle me pousse à la réflexion suivante: Comment se fait-il alors que ces Chinois si ingénieux n'inventèrent pas la science et que les Occidentaux, eux l'inventèrent (ou du moins elle prit naissance chez eux) ?? Il me semble assez évident que cet événement n'est pas dû à une quelconque supériorité intrinsèque des Européens, mais que par un heureux 'hasard' ils se trouvèrent héritiers d'une cosmologie fondant une attitude confiante vis-à-vis l'exploration rationnelle du monde, cosmologie, il faut le souligner, qui ne leur était pas native non plus, mais qui leur avait été colportée du Moyen Orient. Jusqu'ici, les hypothèses établissant un rapport déterminant entre facteurs socio-économiques ou géographiques et le développement de la science ne me semblent pas très convaincantes. Bien sûr ces facteurs jouèrent un certain rôle dans le scénario mais rien ne me semble justifier leur accorder un rôle déterminant ... sauf l'orthodoxie bien sûr.
Pour ce qui est de la pensée scientifique elle-même, soulignons à nouveau qu'elle ne se distingue pas de la pensée religieuse par le fait d'utiliser une logique particulière. La pensée scientifique, comme nous l'avons vu au chapitre I, est tout aussi analogique que la pensée religieuse. La particularité qui semble distinguer la pensée scientifique c'est que les analogies et les métaphores y servent surtout d'outils pour l'extension de la connaissance du monde physique qui nous entoure. En termes métaphoriques on pourrait dire que l'activité scientifique consiste en un tâtonnement dans le noir à l'aide d'analogies, mais ce tâtonnement, il faut le spécifier, se déroule à l'intérieur d'un paradigme (ou cosmologie) bien précis; le réalisme postulant un ordre-dans-le-monde[17]. Dans ce processus le réalisme joue un rôle crucial en ce qu'il fournit un étalon qui peut déterminer la validité des modèles et métaphores qui sont censés décrire cette réalité postulée. Les modèles fournissant le plus d'informations sur le monde réel auront le plus de chances d'être acceptés tandis que les modèles en contradiction avec le monde réel seront, au minimum, modifiés, parfois rejetés. Le postulat du réalisme nous donne ainsi la possibilité de faire un tri entre les divers modèles possibles proposés pour décrire la réalité. Le tâtonnement, mentionné plus haut, joue aussi un rôle important puisqu'il est impossible de prévoir à l'avance (et dans les détails) quels aspects d'une analogie 'colleront' à la réalité et lesquels ne 'colleront' pas. Ce tâtonnement sert en quelque sorte, de moyen pour déterminer les limites utiles d'un modèle (voir Kuhn 1979: 414-415). Rappelons aussi que la pensée scientifique, tout comme les systèmes idéologico-religieux, requiert un certain nombre de présupposés métaphysiques et que ces présupposés jouent un rôle comparable dans ces deux systèmes. (Horton 1967: 57)
"To say of the traditional African thinker that he is interested in supernatural rather than natural causes makes little more sense, therefore, than to say of the physicist that he is interested in nuclear rather than natural causes. In fact, both are making the same use of theory to transcend the limited vision of natural causes provided by common sense. "
- la science autonome/incomplète
Nous avons discuté brièvement déjà de la situation de dépendance vis-à-vis le christianisme dans laquelle s'est développée la science au 17e siècle. Cette situation a, depuis, changé considérablement. Au cours du siècle des 'Lumières[18]' surtout, mais aussi par la suite, la science s'est acquise une grande autonomie la 'libérant' de l'ancienne tutelle idéologique du christianisme. Mais comme le constate Lakatos (1978: 2) en dépit de sa nouvelle autonomie certains 'tics' théologiques y survivent tout de même.
"Scientists want to make their theories respectable, deserving of the title 'science', that is genuine knowledge. Now the most relevant knowledge in the seventeenth century, when science was born, concerned God, the Devil, Heaven and Hell. If one got one's conjectures about matters of divinity wrong, the consequences of one's mistake was eternal damnation. Theological knowledge cannot be fallible: it must be beyond doubt. Now the Enlightenment thought that we were fallible and ignorant about matters theological. There is no scientific theology and, therefore, no theological knowledge. Knowledge can only be about nature, but this new type of knowledge had to be judged by the standards they took over straight from theology: it had to be proven beyond doubt. Science had to achieve the very certainty which had escaped theology. A scientist, worthy of the name, was not allowed to guess: he had to prove each sentence he uttered from facts. This was the criterion of scientific honesty. Theories unproven from facts were regarded as sinful pseudoscience, heresy in the scientific community[19]."
Regardant en arrière sur le contexte idéologico-religieux lors de la naissance de la science (que nous venons d'aborder dans les quelques pages précédentes) nous pouvons alors éclairer l'affirmation faite plus tôt dans ce chapitre à l'effet que la science peut être considérée comme un système idéologico-religieux incomplet et d'autres faits encore. Etant donné la situation de dépendance vis-à-vis le christianisme dans laquelle s'est développée initialement la science il n'est nullement nécessaire d'insister sur le fait qu'à sa naissance elle n'était pas un système idéologico-religieux complet. Une fois que l'autonomie idéologique de la science fut acquise, les scientifiques se virent non seulement affranchis des exigences et attitudes impliquées par le christianisme, mais furent aussi confrontés à un 'manque de sens' qu'on tente de combler depuis[20]. Certains scientifiques reconnaissent volontiers l'incomplétude de la science moderne. (Schlegel 1967: 252)
"We must accept, I think, that there is an inherent limitation in the structure of science that prevents a scientific theory from ever giving us an adequate total explanation of the universe. Always, there is a base in nature (or, correspondingly, a set of assumptions in theory) which cannot be explained by reference to some yet more fundamental property. This feature of science has been commented on by many writers in the philosophy of science; and, certainly the limitation is a point of difference between science and those religious or metaphysical systems in which there is an attempt to present a doctrine that gives answers for all ultimate questions."
Léon Eisenburg remarque que la science a désappointé nombre d'individus qui y étaient venu chercher un SENS plus large (englobant l'éthique). (1974: 324)
"Les hommes de science en viennent à admettre qu'il existe une crise éthique de la science. Nombreux sont ceux qui ont cru naïvement que les canons de la méthode scientifique créaient chez les chercheurs un engagement éthique en faveur de la vérité, de la justice et de l'àmélioration de l'homme. Nous n'avons qu'a lire l'histoire de notre temps pour découvrir que les hommes de science peuvent se mettre au service des pires intérêts d'un pouvoir et même faire office de bourreaux."
La science n'étant plus 'raccordée' à un grand système idéologico-religieux, les idéologues ont, depuis, la voie libre pour la 'compléter' aux niveaux de la moralité, de la politique, l'eschatologie, le rapport à l'autre, à l'environnement, etc...., niveaux généralement 'complets' dans une religion réussie. Dans certains cas on ne fit pas preuve de beaucoup de créativité. Discutant de l'historicisme, Popper remarque: (1965: 364)
"The earlier, naturalistic, revolution against God replaced the name 'God' by the name 'Nature'. Almost everything else was left unchanged. Theology, the Science of God, was replaced by the Science of Nature; God's laws by the laws of Nature; God's will and power by the will and power of Nature (the natural forces); and later God's design and God's judgement by Natural Selection. Theological determinism was replaced by naturalistic determinism; that is, God's omnipotence and omniscience were replaced by the omnipotence of Nature and the omniscience of Science."
Il importe de souligner que le prestige de la science en Occident, son acquisition du statut de discours épistémologique par excellence (due à la destitution de la théologie), lui attira beaucoup d'attention. Au sujet de ce statut épistémologique remarquons qu'initialement même la majorité des scientifiques chrétiens du 17e siècle (entre autres Newton) s'accordaient à admettre que la science constituait un moyen à l'aide duquel on pouvait arriver à la vérité sur le monde matériel, mais avec le temps ce statut de vérité complémentaire ou parallèle à la théologie chrétienne prit la forme d'une vérité rivale, en compétition, de manière générale, avec cette théologie[21]. En retour de ce prestige accru, la science se vit de plus en plus prendre un rôle social de cosmologie 'tout usage', c'est-à-dire appropriable par la multitude de systèmes idéologico-religieux nés en Occident depuis le 18e siècle, ayant une vision du monde matérialiste, pour qui même une apparence de 'scientificité' était indispensable[22]. Par exemple, en discutant de certains problèmes avec lesquels sont pris les vulgarisateurs de l'information scientifique, Pierre Thuiller met en lumière quelques faits qui soulignent le rôle cosmologique de la science en Occident. (Thuiller 1972: 296-297)
"L'information scientifique pluridisciplinaire, par exemple, peut être axée sur la création d'"une culture universelle" - d'"une nouvelle image du monde qui ne serait tributaire ni des particularismes religieux, ni des particularismes nationaux et historiques". Sous cette forme radicale, cet énoncé est difficile à accepter. Car cette "culture unifiée" ne serait-elle pas une construction suspecte, finalement très éloignée de ce qu'est la science des scientifiques ? Mieux, ne risque-t-elle pas de se transformer en une nouvelle mythologie ? Le danger n'est pas imaginaire (...). A cet égard, une des études du Conseil de l'Europe formule des idées un peu simplificatrices mais suggestives. A partir d'une analyse de textes de vulgarisation, elle met en évidence que les lecteurs sont attirés par trois grandes catégories de sujets: ceux qui concernent les origines de l'homme (la formation du monde, la naissance...), ceux qui concernent son environnement naturel et culturel (la santé, les rapports humains, les transformations dues à la technique,...), ceux qui concernent les "fins dernières" (la mort, la fin du monde, les dangers qui menacent l'humanité,...). Ce qui coïncide remarquablement, constate l'auteur, avec "une classification définissant les champs d'investigation théologique": cosmologie, anthropologie, eschatologie... "
Un autre épistémologue sans illusions, Stephen Toulmin, remarque: (1957: 81)
"The Creation, the Apocalypse, the Foundations of Morality, the Justification of Virtue: these are problems of perennial interest, and our contemporary scientific myths are only one more installment in the series of attempted solutions. So next time we go into an eighteenth century library and notice these rows upon rows of sermons and doctrinal treatices lining the shelves, we need not be puzzled by them. Now we are in a position to recognize them for what they are: the forerunners, in more ways than one might first suspect, of the popular science books that have displaced them[23]."
Dès le 19e siècle on s'affaira à boucher les 'trous' dans la culture occidentale. En 1852 Auguste Comte fit paraître le Catéchisme positiviste où l'on annonçait explicitement (aujourd'hui on est un peu plus subtil) une nouvelle religion scientifique. En 1859 parut un mythe d'origines 'scientifique' susceptible de remplacer la Genèse et assurant la stabilité et le sens d'un monde désormais sans créateur. En 1925 Julian Huxley fit paraître un essai, Religion without Revelation, où il tenta non seulement de fonder une éthique sur les 'lois' de l'évolution mais aussi d'y ériger un système idéologico-religieux réussi[24].
Langdon Gilkey, discutant de l'usage du mythe dans une culture scientifique remarque que les mythes[25] qui y sont véhiculés prennent généralement une forme gnostique, c'est-à-dire qu'on considère que le salut se trouve dans l'assimilation d'un type particulier de connaissance. Les commentaires forts intéressants de Gilkey à ce sujet touchent non seulement à des éléments idéologico-religieux très importants de la culture scientifique, mais aussi, dans quelques cas, à ceux des sciences sociales. (Gilkey 1970: 77)
"Each form of modern anthropocentric myth - asserting that man becomes man and can control his life and destiny if he is educated, liberal, analysed, scientific, an "expert", etc., - assumes that for man to have a sacral gnosis - is for him to be able in quite a new way to control that object of knowledge, to direct it, and to use it teleologically; that knowledge and awareness can turn whatever has been a blind determining force on and in man, and so a fate over man, into a new instrument of man. (...) Correspondingly, such myths also share the confidence that the actualization of human freedom, however the latter be defined, will mean freedom from evil rather than freedom for evil, and thus that in freeing man - from whatever is determining him against his will - awareness or knowledge (gnosis) at the same time resolves the problem of evil in his behavior and so the ambiguity of his history. In these myths, therefore, evil is located outside of knowledge and freedom; insofar as man is really free to be his mature self - entirely educated, critical, authentic, unrepressed, liberal, or what have you - to that extent is he free from the evil that has haunted him."
(Gilkey 1970: 78) " Surely one of the most important characteristics of a scientific, introverted, specialized, hence infinitely intellectual culture is its drive toward, and faith in, total "awareness". Awareness of almost every conceivable factor influencing almost every conceivable situation is our characteristic panacea or cure-all. In this sense, gnosis, the total consciousness, and self-consciousness are the major goals of our secular culture. We really believe that if we know or are aware of everything, if we can understand all relevant causes and factors, we can control everything. And the range of the "problems" to be so dealt with is infinite: traffic problems, air pollution, international war, causes of social alienation and crime, unrest and revolution, poverty and maldistribution, mass violence, our psychic disorders, even how to raise our children."
Dans le scientisme (ou le positivisme) le plus grossier, le 'savoir sacré' est tout simplement la science elle-même, c'est-à-dire que 'l'espoir de l'homme' se trouve être investi dans la science en son ensemble; ses méthodes, ses théories, ses outils, etc... Remarquons qu'au plus fort de la période positiviste en Occident (approximativement 1930-1960) les scientifiques, voir même les anthropologues et les sociologues, pouvaient, en quelque sorte, se passer de se 'salir' de questions éthiques, politiques, etc. pour ne faire que de la science 'pure' et 'objective', d'ailleurs quel rapport établir entre l'empirique et l'éthique ? (revoilà le vieux problème philosophique du rapport entre ce qui est et ce qu'on doit ... faire, penser, aimer, interdire, etc...) Sans trop d'illusions Thuiller note: (1980: 116)
"En revanche, les effets à court et à moyen terme de l'intoxication scientiste ne sont que trop claires: en tant que telle, par son succès social, elle conduit les gens à une sorte de démission philosophique, éthique et politique."
... que pouvait-elle faire d'autre d'ailleurs ? Sur le sujet général du scientisme on retrouve un excellent article (court, mais assez percutant) dans un recueil de Lévy-Leblond et Jaubert intitulé La nouvelle église universelle (pp. 40-50)[26]. Pour ce qui est des systèmes idéologico-religieux à caractère gnostique plus sophistiqué (plus récents généralement), pour régler les problèmes du monde ils font appel habituellement à un aspect particulier de la connaissance scientifique, surtout à un développement nouveau dont on connait encore mal les limites, tel que l'insistence sur une approche systémique (approche dont le développement est lié de près à la cybernétique, notions de 'feedback' positif ou négatif, etc.) qu'on retrouve chez de Rosnay (Le Macroscope) ou chez Gregory Bateson (Steps to an Ecology of Mind)[27]. En sociobiologie apparemment on tend à extrapoler les données de la génétique et de la biologie moléculaire pour les ériger en absolus sociaux, éthiques, etc[28].
Mais tout de même, il n'y a pas qu'une manière de 'compléter' la science, le type gnostique n'est qu'une possibilité parmi tant d'autres. Etant donné que tous n'ont pas l'imagination d'un Monod, d'un de Rosnay ou d'un Bateson, l'invention d'un nouveau système idéologico-religieux exige quand même un certain effort, un grand nombre de scientifiques se contentent, pour 'compléter' leur vision du monde, de s'engager vis-à-vis un système idéologico-religieux 'tout fait'. Dans un article fort instructif (et parfois humoristique) d'Eileen Barker: Thus spake the scientist: A Comparative Account of the New Priesthood and its Organizational Bases on explore justement cette implication des scientifiques dans des mouvements idéologico-religieux de cinq types différents. L'étude de Barker a été réalisée en Angleterre et elle situe ses cinq types sur un continuum avec les "fundamentalists"[29] et les athées aux extrêmes. Barker catégorise ces types de mouvements en rapport avec leurs attitudes vis-à-vis la Bible, la théorie de l'évolution, la relation science - religion, et leurs orientations principales. Barker constate que la population non-scientifique de l'Occident cherche à s'assurer, auprès des scientifiques, que leurs croyances et leurs systèmes idéologico-religieux sont légitimes, c'est-à-dire qu'ils n'entrent pas en conflit avec les 'données' de la science[30]. Nous voyons clairement dans cet essai le rôle de cosmologie amovible et de discours 'légitimant' qui est pris par la science en Occident. D'autre part, que la population recherche une assurance auprès des scientifiques, cela met en évidence le fait que la science a encore aux yeux de la population, un statut épistémologique supérieur à tout autre. Le mythe positiviste voulant qu'une fois une théorie scientifique est prouvée nous détenons la vérité semble très vivace. A mon sens, bien qu'elle met le doigt sur des problèmes fort intéressants, Barker néglige une question plus importante encore que la recherche de légitimation de la part de la population 'laïque', c'est-à-dire que l'implication des scientifiques dans ces mouvements remplit un 'besoin de sens' qui est probablement plus pressant pour le scientifique que le prétendu 'besoin de légitimation' ressenti par la population !
Que la science constitue en quelque sorte une cosmologie 'amovible' signifie en somme qu'elle n'est rattachée à un système idéologico-religieux plus large ni par un lien logique évident, ni par un consensus culturel et par ce fait peut être 'raccordée', en tant que discours légitimant, à presque n'importe quel système idéologico-religieux. En termes 'augéiens' le discours scientifique peut être conçu comme une partie très importante de l'idéo-logique occidentale contemporaine. Dans le même ordre d'idée, la théorie de l'évolution qui à sa naissance n'a pas été rattachée (du moins pas de manière très explicite) à un système idéologico-religieux se trouve dans une situation analogue et semble servir en Occident de mythe d'origine 'tout usage' comme l'atteste ici Barbour. (1966: 413)
"Spencer saw in it a justification for laissez-faire capitalism, Nietzche for political absolutism, and Kropotkin for cooperative anarchism; Marx wanted to dedicate Das Kapital to Darwin for lending support to dialectical materialism. To Huxley (Julian-P.G.), evolution and the UNESCO charter convey the same message. These conclusions seem to depend largely on the prior ethical commitments that lead an author to select particular aspects of evolution as definitive."
Avant de passer à autre chose, je voudrais ajouter une dernière note sur la philosophie des sciences. A ce stade-ci de ma réflexion sur les questions épistémologiques, j'ai distinctement l'impression que, pour une grande part, le désarroi qui régne en philosophie des sciences depuis le rejet du justificationnisme (qui considère que la science est consitituée de propositions établies ou démontrées); mis en évidence de plus en plus par la recherche d'un 'terrain solide', une recherche d'absolus (épistémologiques) sur lesquels pourraient s'ériger la science, serait dû justement à l'autonomie idéologique des sciences en Occident et au manque de sens que ceci entraine. Après un long forage dans le sous-sol empirique de la science on s'aperçoit maintenant que ça ne 'flotte' sur rien... d'absolu. Il suffit d'évoquer Popper[31] qui affirme que la base empirique absolue de la science n'existe pas, que la science repose sur une sorte de 'structure à pilotis' enfoncée dans un marécage de données sans fond, ou encore Lakatos (1978: 19) qui affirme que les théories scientifiques sont non seulement également indémontrables (de manière positive), mais qu'elles sont également irréfutables (de manière négative)... et ce sont là les représentants les plus 'optimistes' de la philosophie de la science d'aujourd'hui ! Chose certaine, en ce moment en philosophie de la science on est loin d'un consensus quant à la manière d'envisager la science, son statut vis-à-vis d'autres formes de savoir et ses caractéristiques 'véritables'. En termes kuhniennes on pourrait dire que la philosophie de la science est dans une 'phase révolutionnaire'. Les efforts pour renouveler la philosophie de la science fusent dans à peu près toutes les directions. Feyerabend, par exemple, prône un anarchisme épistémologique (pas 'trop' risqué... tant que subsiste un résidu de réalisme). Lakatos, pour sa part, est partisan d'un falsificationisme méthodologique qui emploie ce qu'il appelle (1978: 29) "a daring and risky conventionalist policy, with no dogmas."... mais, sans vouloir douter de son courage, il me semble que ces 'conventions' ne sont rien d'autre que des dogmes 'temporaires'. Se peut-il que le 'remède' au manque de sens de la science contemporaine se trouve dans le rétablissement d'une ontologie plus large qui permettrait par la suite une caractérisation plus sûre de son statut vis-à-vis d'autres savoirs, de ses possibilités et de ses limites. Il suffit de se rappeler l'affirmation de Lakatos (voir ci-dessus) à l'effet qu'une proposition ne peut être tirée que d'une autre proposition, en d'autres mots l'empirique ne peut jamais fournir le sens, le sens ne peut provenir que d'un sens plus large.
Evidemment les fondements fournis jadis par la cosmologie judéo-chrétienne sont toujours disponibles et avec un peu d'efforts et d'esprit critique, pour démêler l'essentiel de l'intrusion de présupposés étrangers, une réintégration de la science serait possible. Evidemment aussi, d'autres ne pourront se résoudre (pour diverses raisons) à envisager un tel choix et chercheront ailleurs... je leur souhaite bonne chance. Dernièrement un certain nombre d'auteurs explorent l'idée d'une certaine réconciliation de la science et de la religion, parmi ceux-ci on retrouve des essais d'Agassi (1975: 469-523), Hesse (1980: 235-255), et un volume assez dense de Jaki (1978).
- sciences sociales: cosmologie et aspects idéologico-religieux
Mais c'est assez parlé des sciences 'dures', passons maintenant aux sciences 'molles'.... anthropologie, psychologie, sociologie, etc.
Dans l'espace qui reste ici nous ne pourrons évidemment pas vider le sujet des éléments métaphysiques des sciences sociales ni les aspects idéologico-religieux de ces sciences, mais il y a tout de même un certain nombre de faits qui méritent d'être soulignés. Avant d'entamer cette discussion notons que les observations de la partie précèdente de ce chapitre, bien que consacrées aux sciences naturelles, ne sont pas sans relation avec les sciences dites sociales étant donné que ces dernières cherchent souvent une légitimation épistémologique (ou autre) auprès des premières. W.W. Bartley précise: (1968: 43)
"The point is, of course, that all of these (psychoanalysis, marxism -P.G.) as well as other activities like religion, philosophy, the various social sciences - have a tendancy to characterize themselves by contrast to and in comparaison with 'the sciences'. Thus a prior understanding of the nature of science has, for other disciplines, become a kind of prerequisite of self-knowledge. And by and large, it has been the positivist characterization of science or 'empiricism' that has been most widely accepted. Consequently, if it should happen that the positivist conception of science were shown to be unsatisfactory (and for a growing number of philosophers of science this is the case - P.G.) half the disciplines in the academic curriculum would, one supposes, quite literally suffer what some psychologists describe as 'crises of identity'. If these various traditions and disciplines do understand themselves in terms of their conceptions of one another, confusion or revolution in one field - especially in the philosophy of science - might have serious repercussions for the rest. "
Si nous avons signalé plus haut un parallèle entre systèmes idéologico-religieux et les sciences naturelles quant à l'usage de l'analogie, ceci reste vrai aussi pour les sciences sociales. Sans entrer dans un long développement à ce sujet nous pouvons compter au moins deux usages de l'analogie en sciences sociales. Il y a d'abord l'usage d'analogies qui constituent la base des nombreux modèles utilisés en sciences sociales et ensuite l'emprunt d'approches propres à un champ d'études particulier et leur utilisation (par analogie) dans un champ complètement différent. Pour ce qui est du premier usage, Joachim Israel (1972) a repertorié et analysé trois types de modèles communément utilisés en sciences sociales pour l'étude de phénomènes sociaux, qui sont les modèles mécaniques, organiques et 'processuels' (se rapportant à des processus). Au sujet des contraintes inhérentes à l'usage de certaines de ces analogies Israel remarque: (Israel et Tajfel 1972: 145)
"If one uses an analogy from mechanics and concepts like "equilibrium" are used, then it is necessary to admit that theories based upon such models only relate to closed social systems. Consequently, a basic problem in the analysis of social systems is whether the analogy model[32] used permits the treatment of the system as open or closed. In theories using mechanistic or organic models, social systems must be viewed as closed, self-sustaining systems. These theories therefore show a relative neglect of problems concerning the ways in which a system can deal with influences from external factors or with problems concerning the interaction of one system with another."
Le deuxième usage de l'analogie dans les sciences sociales, se rapportant à la transposition de méthodes d'un domaine à un autre, a été mis en évidence par J.C. Gardin dans un exposé critique sur les méthodes d'analyse du discours (Gardin 1974). Dans un domaine autant en mal de 'scientificité' et 'd'objectivité' Gardin regarde d'un oeil suspect la transposition de méthodes provenant de la linguistique et des mathématiques. Ces méthodes, censées fonder une approche plus objective en analyse du discours, ne sont trop souvent que l'emprunt d'un peu de jargon technique, de quelques règles, procédures et quelques formules magiques... euh plutôt mathématiques pour complèter le tout, et voilà, une approche 'scientifique'[33]. Gardin recuse de tels raisonnements par analogie (1974: 45-46) et remarque que ces approches nouvelles n'ont au fond rien de plus objectif ou de plus scientifique que les vieilles qu'elles sont censées remplacer. Il est peu probable, par ailleurs, que de tels emprunts soient un phénomène restreint à ceux qui pratiquent l'analyse du discours.
Tout comme en sciences naturelles les théories utilisées en sciences sociales recèlent des présupposés métaphysiques implicites. En contraste avec les théories des sciences naturelles, les théories des sciences sociales sont liées directement à des questions éthiques puisque les présupposés métaphysiques qui y sont impliqués concernent l'homme, la société et la nature de leur interaction. Comme nous le précise ici Israel, ces éléments forment la cosmologie implicite de nos théories en sciences sociales. (Israel 1971: 255)
"All empirical theories in the social sciences are preceded by models of man, of society, and of the interaction of man and society. These models are of a normative (that is ethical/metaphysical-P.G.) kind and delimit the way empirical theories can be formulated. Their true nature is concealed, since they usually are not formulated explicitly but have to be deduced from statements forming parts of empirical theories. In addition, the statements of these models often are formulated as descriptive statements, which is a second reason for concealing their true nature[34]. The more that theories concern macro-problems, the more clearly does their normative normative basis stand out. The more that theories are concerned with positive facts and nothing more, the less are the normative foundations made clear. In fact, if one accepts a positivist position of studying only what can be empirically observed, the more one will tend to reject the normative foundations of empirical theories. Still one can find it."
Bob Scholte, pour sa part, précise le rôle essentiel joué par ces cosmologies implicites dans les théories anthropologiques. (Scholte 1980: 78)
"The paradigmatic mediation of anthropological facts is an asset not a detriment. Without 'at least some implicit body of intertwined theoretical and methodological beliefs that permit selection, evaluation, and criticism' (Kuhn 1962 p.17), we would only gather facts at random and ad infinitum without ever knowing how to determine which empirical facts are pertinent to the issue at hand."
Berger et Luckmann sont d'avis qu'il faut reconnaître l'identité fonctionnelle des cosmologies qui fondent les conceptions de l'homme dans les mythes religieux et les théories psychologiques modernes. (Berger et Luckmann 1980: 160-161)
"If theories about (personal - P.G.) identity are always imbedded in more comprehensive theories about reality, this must be understood in terms of the logic underlying the latter. For example, a psychology interpreting certain empirical phenomena as possession by demoniacal beings has as its matrix a mythological theory of the cosmos, and it is inappropriate to interpret it in a non-mythological framework. Similarly, a psychology interpreting the same phenomena in terms of electrical distubances of the brain has as its background an overall scientific theory of reality, both human and non-human, and derives its consistency from the logic underlying this theory. Put simply, psychology (and, conceivably, all other fields of social research-P.G.) always presupposes cosmology." (souligné par moi-même)
De même que la recherche en sciences naturelles implique un ensemble de présupposés métaphysiques concernant le monde qui nous entoure, désignés par le terme réalisme, un certain nombre de données font penser qu'un corpus de croyances comparables existent aussi en anthropologie concernant nos 'objets' d'études: les humains qui nous entourent. Examinons un élément particulièrement important de la cosmologie impliquée par la recherche anthropologique. De manière générale la recherche ethnographique se fait avec l'attente d'une intelligibilité chez l'autre. Schwimmer constate que cette intelligibilité (telle qu'elle est est perçue par certaines théories anthropologiques occidentales) se cristallise dans une culture de deux manières. (Schwimmer 1977: 158)
"When we come to the establishment of coherence and intelligibility required in an anthropological monograph, we find that the culture we attempt to describe has to be interpreted simultaneously in two seemingly contradictory ways: as a system of signs, intelligible in its conceptual coherence, and at the same time as a viable economic, political and social system, with contradictions which are managed by an appropriate superstructure. This kind of interdependance is formulated differently by various schools of anthropology, but there will be little disagreement that anthropological intelligibility in principle incorporates physical as well as mental elements. The cultural ecology school and some narrowly Marxist anthropologists might hold that the mental is always and everywhere in epiphenomenon of the physical, but even so both kinds of elements (whatever their relationship) form an integral part of their work. "
Contraint de remettre à plus tard un développement approfondi des éléments constitutifs de la cosmologie des sciences sociales, je peux néanmoins laisser au lecteur, en guise de consolation, quelques considérations sur les origines du point que nous venons de soulever: l'attente de l'intelligibilité chez l'autre. Burridge (1977: 7), en discutant du contact entre Européens et Aborigènes d'Australie, signale qu'il faudrait exiger de la part des Aborigènes contemporains un effort d'imagination considérable pour que ceux-ci puissent concevoir l'enregistrement de leur culture si des étrangers autres qu'Européens s'étaient établis en Australie. Burridge remarque que ce n'est qu'en Occident qu'on retrouve un intérêt soutenu et systématique pour l''autre', quelque soit sa forme, couleur, son environnement culturel ou physique. Burridge soutient que la cosmologie judéo-chrétienne prépara, de par les données ethnographiques qu'elle recèle (concernant les peuples du Moyen-Orient), l'esprit européen non seulement au contact avec les cultures étrangères, mais qu'elle fournit aussi les présupposés métaphysiques qui expliquent cette attente de l'intelligibilité chez les non-Européens. (Burridge 1973: 14)
"For through the Bible and its interpreters all kinds of different European communities were brought into a common ground, came into contact with, and knew, the Word of God as it was expressed in the myths, history, figures and customs and activities of a strange non-European people. Not only was man considered to be made in the image of God, but it was through the variety of images of other kinds of man that European peoples were invited to seek the dimensions and mystery of God and of themselves (And this, quite possibly, is the starting point for all subsequent discussions on human natural and cultural universals - P.G.). Not simply the symbol incorporating the totality of kinds of participatory awareness available in a particular culture, God was personnal, universal, for all mankind, the incorporation of the level of the rationally objective of the participatory awareness of all kinds of cultures and moralities. "
Burridge souligne de plus quelques éléments de la cosmologie judéo-chrétienne autour desquels se 'coagula' initialement l'attente de l'intelligibilité chez les 'autres'. (Burridge 1973: 21)
"However, complying with the demands both of rational objectivity and religion, the Christian definition of man, going directly to descent to Adam and Eve, and then, later and qualifiedly admitting the possibility of polygenesis (following the acceptance of the theory of evolution ? -P.G.), was grounded in a knowledge or awareness of God or the divine. This awareness could be deduced from the evidence of articulate language, religious activities and, more particularly, moral sense: the articulate discrimination between right and wrong action. "
Examinons maintenant les aspects idéologico-religieux plus larges des sciences sociales. Il est évident, par exemple, que les sciences sociales ne sont pas intégrées à un ensemble significatif comparable à celui impliqué par la définition donnée plus haut d'une religion réussie. Y a-t-il des raisons pour cette situation ?
Effectivement oui. D'abord, en soi, la forme littéraire et intellectuelle que prend le savoir des sciences sociales prévient déjà en bonne partie son accessibilité à une grande part de la population[35]. Par ailleurs, un autre facteur, repéré par Luckmann, explique le peu d'institutionnalisation et de ritualisation du savoir des sciences sociales. L'absence de tels traits rend évidemment plus difficile la comparaison avec un système idéologico-religieux réussi. En quelque sorte, le discours des sciences sociales en Occident se trouve en compétition, parfois en symbiose, avec de nombreux autres discours signifiants qui sont disponibles sur le 'marché de la consommation du sens', marché qui est très fragmenté et très individualisé. Luckmann remarque: (1970: 98)
"The sense or autonomy which characterizes the typical individual in modern industrial societies is closely linked to a pervasive consumer orientation. Outside the areas that remain under direct performance control by the primary institutions, the subjective preferences of the individual, only minimally structured by definite norms, determine his conduct. To an immeasurably higher degree than in a traditional social order, the individual is left to his own devices in choosing goods and services, friends, marriage parteners, neighbors, hobbies and, as we shall show presently, even "ultimate" meanings in a relatively autonomous fashion. In a manner of speaking, he is free to construct his own personal identity. The consumer orientation, in short, is not limited to economic products but characterizes the relation of the individual to the entire culture. The latter is no longer an obligatory structure of interpretative and evaluative schemes with a distinct hierarchy of significance. It is, rather, a rich, heterogenous assortment of possibilities which in principle, are accessible to any individual consumer. It goes without saying that the consumer preferences still remain a function of the consumer's biography."
Considérons un dernier facteur rendant compte de l'état 'incomplet' (non-réussi) des sciences sociales. D'après les données dont je dispose ceci relève du fait que celles-ci constituent, comme les sciences naturelles, un discours fragmentaire, parcellé, sur l'homme[36] et le monde qui l'entoure. Elles aussi peuvent donc être considérées comme des systèmes idéologico-religieux incomplets. Il suffit de remarquer que cette situation n'est évidemment pas étrangère à la multiplication des spécialisations et des champs d'études en sciences sociales, un 'mal' qui touche en fait toutes les sciences comme nous l'atteste Edgar Morin. (1977: 12)
"Désormais spécialiste, le chercheur se voit offrir la possession exclusive d'un fragment du puzzle dont la vision globale doit échapper à tous et à chacun. Le voilà devenu un vrai chercheur scientifique, qui oeuvre en fonction de cette idée motrice: le savoir est produit non pour être articulé et pensé, mais pour être capitalisé et utilisé de façon anonyme."
En dépit (ou peut être à cause) de ce caractère fragmentaire du discours des sciences sociales certains ne peuvent résister à la tentation de compléter celui-ci. A.F.C. Wallace, par exemple, tout en discutant de l'avenir de la religion nous offre (explicitement!) sa nouvelle religion non-théiste (voir Wallace 1966: 264-270), où on retrouve un mélange d'intuitions, certaines très justes, d'autres plutôt rigolotes. Gregory Bateson, que nous avons mentionné plus haut, 'complète' les sciences sociales au moyen des données de la cybernétique. Steiner est d'avis que l'anthropologie de Lévi-Strauss tend vers une religion séculière (Steiner 1974: 1-5,24-37). Les travaux de Marvin Harris sur le matérialisme culturel semblent aussi tendre vers ce statut de discours globalisant, complété. Il faut évidemment garder à l'esprit qu'il n'y a pas de critère unique permettant de déterminer le dégré de complétude de ces systèmes, ni de seuil absolu à partir duquel un système peut être dit 'réussi'. Parmi ceux qui me paraissent fort utiles en sciences sociales il faut signaler: le passage, dans une théorie, du descriptif au prescriptif, les tentatives de vulgarisation, pour atteindre une population non-académique, les jugements à caractère éthiques, politiques, etc., faits à partir d'une théorie 'scientifique[37]'.
Si l'on se tourne maintenant vers l'anthropologie en particulier un grand effort d'imagination n'est pas nécessaire pour saisir le rôle cosmologique que ce type de savoir peut jouer en Occident comme en témoignent les auteurs suivants. Pelto et Pelto (1976: 546)
"Beyond the moderate promises of a future applied anthropology, we feel that the justification of the subject matter and activities of anthropology rests much more firmly on the somewhat vaguer but nonetheless substantial contribution by which anthropology "holds up a mirror to humanity". The cross-cultural emphasis in our discipline is constantly presenting human behavior as a wide range of variation with great variety of alternative life styles, so that people, in their problem-solving, need not be stuck with a narrow view of the adaptive capacities and possibilities of humankind."
Diamond (1972: 408-409)
"Criticism of self or other, of our society or theirs, depends on the definition of human needs, limits, possibilities arrived at through the constant effort to grasp the meaning of the historical experiences of men. In this anthropological "experiment", which we initiate, it is not they who are the ultimate objects, but ourselves. We study man, that is, we reflect on ourselves studying others, because we must, because man in civilization is the problem. Primitive peoples do not study man; it is not necessary, the subject is given; they say this or that about behavior (who has not been impressed by the wisdom of his informants?); they engage in ritual, they celebrate, but they do not characteristically objectify. We, on the contrary, are engaged in a complex dialectic involving the search for the subject (and for meaning -P.G.) in history as the precondition for a minimal definition of humanity, and, therefore, of self-knowledge as the ground for self-criticism. This dialectic bases itself on certain questions which we bring to history out of experience of our own need. The task of anthropology is, first of all, to clarify these questions."
Il suffit de signaler que les théories anthropologiques importantes; l'empirisme/relativisme de Boas, le fonctionalisme, le structuralisme, le marxisme, l'écologie culturelle; se sont, généralement, vues accompagnées ou été développées en rapport avec une pensée élargie sur l'homme, mais surtout une pensée ou cadre conceptuel ayant de nombreuses retombées pour l'homme occidental. On n'a qu'a penser à l'impact original (aux E.U. surtout) de l'essai de Margaret Mead: Coming of Age in Samoa et à l'impact plus récent de la critique de Freeman: Margaret Mead and Samoa: the Unmaking of an Anthropological Myth ou encore aux débats entre structuro-marxistes sur l'existence de classes dans les sociétés lignagères ou encore à Lévi-Strauss réflechissant sur les conceptions historiques du passage du temps (vis-à-vis le concept de progrès), ou encore... pour se rendre compte jusqu'a quel point l'objet premier de l'anthropologie... c'est l'homme occidental. Terminant la discussion d'un essai de K.O.L. Burridge, Schwimmer tranche la question du statut de l'anthropologie sans trop de cérémonie. (Schwimmer 1977: 171)
"When seeking the "meaning" of anthropology, Burridge actually made it manifest by presenting it as a process of social production. Is there any more satisfactory way of saying what anthropology means ? Certainly other theorists have been more ambitious than Burridge; they have tried to provide anthropology with an ontological meaning, as though it were supposed to answer the question: What is man ? But in making such ambitious attempts failed to recognize that the question "What is man?" has no anthropological meaning, unless we can answer with the retort: Why do you ask that question ?
Thus we are led back to the recognition that anthropology is an ideological science*, in the sense of Veron and Dumont. It contains both semiotics and biology." (* souligné par moi-même)
Burridge, que nous venons de mentionner, est d'avis (1973: 17-18) que, même en dépit des différences évidentes, l'anthropologie, en tant que discipline, doit beaucoup à l'influence de l'activité des missionnaires chrétiens. Cette dette ne se rapporte pas qu'aux données ethnographiques qu'auraient recueillies ces derniers, mais, plus profondément, à ce que Burridge appelle le 'missionary purpose'. Ce sens de la 'vocation' que partagent aussi les anthropologues se définit par une détermination à porter aux autres, moins fortunés, une vie meilleure, plus civilisée, plus élargie, plus satisfaisante et une conscience plus grande de leur condition d'homme et de femme. Comparant ces deux types d'activités Burridge note: (1973: 18)
"Active and purposeful participation in this cultural exchange and mutual incorporation rather than the activities of one dressed in clerical garb define the missionary endeavor. A positive interest in social reform and a better or more satisfying way of life, both in relation to his own and the other culture, have always been lively components of an anthropologist's equipment. When, in going to the field, he seeks to appropriate both for himself, his culture and posterity the whole of a strange social order, he tends to justify his intrusion into the affairs of others by referring to what are in fact missionary ideals - albeit phrasing these ideals in a secular idiom - and/or to the impersonal appetite of science. On both hands he is moved by the missionary theme. Anthropologists, indeed, represent a specialized differentiating out of some aspects of the missionary role."
Bien que ces remarques touchent un aspect fort important du rôle idéologico-religieux de l'anthropologie (porteur de sens, ou du Sens), un aspect immédiatement comparable à celui des missionnaires, elles en négligent un autre, potentiellement aussi important. Il s'agit d'une nouvelle tendance en anthropologie, vraisemblablement un symptôme parmi tant d'autres d'un Occident en perte de confiance, qui renverse complètement le modèle missionnaire, et transforme la pratique anthropologique en une quête du sens. Un véritable pèlerinage vers l'autre (se métamorphosant en l'Autre ?) qui a le sens. L'anthropologie de l'expérience, les travaux de Casteneda et de Riddington tombent dans cette catégorie. Mais ces derniers ne sont que la pointe visible de l'iceberg. Le malaise, le manque de sens, qu'ils ressentent peut - être de manière plus aiguê que d'autres touchent quand même un grand nombre d'anthropologues contemporains qui ne sont toujours pas engagés vis-à-vis un système idéologico-religieux formel, mais qui ne croient plus à une science 'neutre' et détachée des réalités humaines comme nous l'atteste éloquemment Fernand Dumont. (1981: 12)
"Nous voilà prisonniers de graves impasses. Si nous tentons de recourir au savoir accumulé sur l'homme, nous nous apercevons vite que l'anthropologie parle de nous mais à partir d'un endroit qui ne semble pas nous concerner. Si nous cherchons dans la politique ce qui pourrait nous réconcilier en un visage commun de l'homme, en une Cité, nous nous perdons dans des contradictions des aspirations collectives, dans les idéologies disparates que l'anthropologie nous encouragera plus encore à dénoncer. Ne nous restera-il donc que la passion aveugle et l'anthropologie en l'absence de l'homme ?"
Ainsi se promène l'anthropologue solitaire, libre de toute attache idéologique, à la recherche d'un sens auquel il(elle) pourrait accrocher son savoir. A certains moments la question du 'manque de sens', l'incomplétude de l'anthropologie[38], se pose d'un manière particulièrement déchirante. Par exemple, lorsqu'il s'agit de décider de la direction de sa carrière, l'anthropologue se demande (soyons optimistes) 'Pour qui travailler, les multinationales? Non ! Pour un gouvernement néo-impérialiste ? Jamais ! Pour l'armée ? Encore moins !! Et alors pour les pauvres et les opprimés ? Pour sûr !!'
... un thème messianique s'il en est.
"L'esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction. Il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la delivrance et aux aveugles le retour de la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur."
Luc 4: 18-19
[1]- Réussi en termes d'impact culturel nominal, rarement en termes moraux ou même bibliques. Il suffit de mentionner les diverses guerres de religion (entre 'chrétiens') et les persécutions des juifs et autres minorités.
[2]- En ce qui concerne Richard Popkin, cet 'antagonisme' relève pour une grande part d'une mythologie positiviste. Il remarque. (1968: 5)
"Rather than trying to pick apart the strains of the alledged history of the warfare of science and theology, and to question the facts and interpretations on which White, Lecky, Russell, and others base their case, I should like to offer an alternative picture of what may have happened. By-and-large, my suspicion is that the period from Copernicus to Newton is dominated by a war amongst the theologians, with the scientists only occasionally entering in, or being caught in the struggle. The riskiest occupation from 1500 onward was that of a theology professor. It really mattered what one said. The death rate from burning, torture, incarceration, etc., amongst theologians far exceeds that among scientists. "
(Popkin 1968:6) " In a world in which priests were boiled in oil in Holland, or jailed in England, Protestants slaughtered in France, religious views obviously mattered in a way scientific ones did not. In a world full of radical religious innovators, much in the style of Southern California today, one could speak of the hunted heretic, but hardly of the hunted scientist. Most scientists died of old age or medical malpractice, unless they combined their scientific work with religious interpretations as did Agrippa von Nettesheim and Giordano Bruno. "
(Popkin 1968:6-7) " In a world so dominated by theological controversies and the vicious and violent suppression of alledged unorthodoxy (though unorthodoxy was rampant in both the Catholic and Protestant worlds, especially where the civil authorities were not easily excited by minor religious differences), the scientists, that is, those studying nature, only, I believe, get involved in the religious wars when their efforts directly relate to some theological point, or when they inadvertantly or deliberately antagonize some theologians."
[3]- D'après Bozeman, une telle situation semble avoir existé aussi aux Etats-Unis jusqu'au 19e siècle. (1977:77)
"Near the turn of the century, pious science recieved fresh encouragement from the rise of strong evangelical mouvements in the Anglo-American world. Throughout the period from about 1800 to 1860, at least a majority of scientists - and a host of non-scientists who contributed to its interpretation and popularization - were evangelical Christians who showed themselves eager to demonstrate the harmony between their scientific work and their religious belief."
(Bozeman 1977:80-81) " Evidence thus abounds to demonstrate the centrality of religious components of natural science. In geology, natural history, and related areas, at least, religion and science were firmly married. (...) The views cited above indicated distinctly that doxology was often concieved as an integral function of the scientific enterprise, as a central dimension of experience that lent special focus and aim to all research in nature. Science in its very nature was subjective, postured toward the infinite. "
[4]- Popper, du moins, ne serait pas gêné par une telle affirmation. Il y a assez longtemps il a lui-même déclaré dans une des préfaces à la Logique de la Découverte Scientifique: (1973a: 12)
"Pourtant, je crois personellement qu'il y a au moins un problème philosophique qui intéresse tous les hommes qui pensent. C'est le problème de la cosmologie: le problème de comprendre le monde. Je crois que toute science est cosmologie et, pour moi, l'intérêt de la philosophie aussi bien que de la science, résident uniquemment dans leurs contributions à l'étude du monde."
[5]- Voir, entre autres, Kuhn (1972:199) et Feyerabend (1981:3).
[6]- Horton remarque sur ce point. (1967:62)
"Numerous commentators on scientific method have familiarized us with the way in which the theoretical schemas of the sciences break up the world of common-sense things in order to achieve a causal understanding that surpasses that of common-sense. But it is only from the more recent studies of African cosmologies, where religious beliefs are shown in the context of the various everyday contingencies they are invoked to explain, that we have begun to see how traditional religious thought also operates by a similar process of abstraction, analysis and reintegration."
(Horton 1967:64) " In the genesis of a typical theory (scientific or non-scientific-P.G.), the drawing of an analogy between the unfamiliar and the familiar is followed by the making of a model in which something akin to the familiar is postulated as the reality underlying the unfamiliar. (...) That theory should depend on analogy with things familiar in this sense follows from the very nature of explanation. Since the overriding aim of explanation is to disclose order and regularity underlying apparent chaos, the search for explanatory analogies must tend towards those areas of experience most closely associated with such qualities. Here, I think, we have a basis for indicating why explanations in modern Western cultures tend to be couched in an impersonal idiom, while explanation in traditional African society tend to be couched in a personal (anthropomorphic?-P.G.) idiom."
[7]- Goody note: (1977:51)
"Nevertheless, it is not accidental that major steps in the development of what we now call 'science' followed the introduction of major changes in the channels of communication in Babylonia (writing), in Ancient Greece (the alphabet) and in Western Europe (printing)."
Il y a peut-être une erreur ici, l'imprimerie est définitivement d'origine chinoise (voir Needham 1974:64), Goody parle possiblement de son développement.
[8]- Gough remarque: (1968:153)
"My discussion of literacy in traditional Kerala thus tends to bear out conclusions reached from a general consideration of China and India. (...) Literacy is for the most part an enabling rather than a causal factor, making possible the development of complex political structures, syllogistic reasoning, scientific enquiry, linear conceptions of reality, scholarly specialization, artistic elaboration, and perhaps certain kinds of individualism and of alienation. Whether, and to what extent, these will in fact develop depends apparently on concomitant factors of ecology, inter-social relations, and internal ideological and social structural responses to these."
Comme on le verra dans la suite du chapitre IV je ne suis pas 'tout à fait' d'accord avec le type de rapport de causalité envisagé par Gough dans la dernière phrase ci-dessus. A voir aussi, sur le sujet de l'écriture comme facteur déterminant, un article intéressant de Ruth Finnegan; Literacy versus Non-Literacy: The Great Divide.
[9]- not necessarily.
[10]- Immédiatement après cette phrase Whitehead 'atténue' ces affirmations en laissant planer un doute sur l'idée que la logique de la théologie judéo-chrétienne pouvait justifier la foi dans un monde ordonné et intelligible. Il est un peu difficile de déterminer ce qu'il veut dire au juste par ceci étant donné que ses propres affirmations (dans la citation) rendent très bien compte de l'intelligibilité de la nature en fonction de l'intelligibilité du Créateur... à moins de considérer la notion d'un Dieu omniscient et omnipotent comme étrangère à la cosmologie judéo-chrétienne ! Il semble que cette intèrrogation soit surtout une concession au positivisme régnant. Whitehead ne prend d'ailleurs même pas la peine de la justifier.
[11]- Explorant la pensée scientifique du dix-neuvième siècle aux Etats-Unis, Bozeman rejoint les observations de Jaki. (Bozeman 1977:84)
"A "deep sense of cosmic order" had always been a basic feature of Calvinistic thought, and Presbyterians who were able to read benevolent design in the patterns of the natural world had little difficulty affirming the universality of order being elaborated by current science. The single web of order extending to every nook of the Creation merely deepened the wonder of providential design in individual structures. John C. Young told the seniors at Center College in 1831, "We ordinarily look upon the works of God in detached portions, but how much greater is our delight, when, amidst all the complexity of the myriads of objects that compose our system, we discover the uniformity and simplicity of those great principles, by which its Maker... brings order out of its apparent chaos"."
[12]- Jaki explicite un peu plus les obstacles qu'érigent une telle cosmologie vis-à-vis le développement d'une attitude scientifique sur le monde. (1974:41)
"The Tao, or the all-embracing order, produces everything, feeds everything, but does not lord over anything. Its ordinances are wordless edicts. (...) In a universe without the voice of God there remains no persistent and compelling reason for man to search within nature for distinct voices of law and truth. The voice of nature in this perspective is at best a pleasant but diffuse hum pervading man also. To understand nature man has only one road open to him: to tune himself to that vague note not by discerning analysis but rather by an attitude of assimilation. Instead of staking out his place in the universe man must rather "feel out" his place in it, like any partial supposedly does, while it functions in the whole organism."
[13] Ce qui précède est une traduction libre de ce qu'on retrouve dans (Feyerabend 1978:106-107), il est assez difficile par ailleurs de savoir ce que Feyerabend entend par "do much better" (faire eaucoup mieux). Est-ce en termes spéculatifs/théoriques, technologiques, moraux, etc..?? Feyerabend ne le précise pas.
[14]- Pour une brève discussion de cette question voir Jaki (1967:195). Dans Jaki 1974 le chapitre 6 (pp. 102-137) est consacré à ce même problème. Voir aussi Jaki (1978:19-33).
Opposant les cosmologies grecque et judéo-chrétienne Hooykaas met en lumière les attitudes fort différentes qu'elles déterminaient vis-à-vis la nature, attitudes qui, entre autres, expliquent la stagnation finale de la science grecque. (Hooykaas 1972:29)
"According to the Greek idealistic philosophers nature is full of reason and logical necessity, to which even Plato's demiurge had to submit. The God of the Bible, however, Jahweh, is a God who needed to obey nothing, not even the Ideas. Between these two views there is a so fundamental an opposition in their conception of the world that this opposition influences the method of acquiring scientific knowledge about the universe. The logical Necessity which reigns over a world of eternal self-regenerating Forms implies a science obeying the dictates of reason; the biblical conception of a world fabricated and created by a free act of God implies a science subject to data and facta, things given and made, whether they are rational or not."
(Hooykaas 1972:30) " If God is the father of nature (or if He is identified with her), and if, moreover, generation is a logical process (such as in the Greek world-view -P.G.), then man - being a part and son of the logos that penetrates the universe - should have an intuitive knowledge of nature. If, however, God is a creator not bound to any model or final purpose, then man can only find out a posteriori how far the data of nature are comprehensible to human reason."
[15]- Voir Needham (1969:21).
[16]- Needham (1969:328-330) aime bien raconter entre autres comment les médiévaux européens traînèrent en cour de justice des coqs pondant des oeufs et d'autres animaux ayant enfreint les 'lois de la nature'.
[17]- A certains moments du développement de la recherche scientifique la .foi qu'il existe un ordre-dans-le-monde prend une importance capitale. Discutant de la naissance de la physique quantique, Jaki remarque: (1967:188-189)
"But the concept of quantum could not be evaded. And what an omnimous concept it was. It seemed to suggest that, if nature was orderly, its orderliness was beyond the reach of classical physics. But was there at the time any other physics than the classical ? In the context of the times, all this seemed to mean that the orderliness of nature could not be grasped by science. As a result, the concept of quantum presented physics with a tremendous challenge. The challenge was the challenge of faith. It called for a step in the dark; it called for a step beyond the science of the day into a mysterious new land of inquiry. It was a challenge that demanded faith in the absolute orderliness of nature regardless of whether the best of science was up to it or not. Such was at least the situation as it appeared to Planck himself. To live with such a situation, to cope with it and to master it, became to him the most momentous experience of his life. It was this experience that prompted his statement of faith, which is worth quoting in full: "Science demands also the believing spirit. Anybody who has seriously engaged in scientific work of any kind realizes that over the entrance to the gates of the temple of science are written the words: Ye must have faith. It is a quality which the scientist cannot dispense with"."
[18]- Les opinions varient sur la 'lumière' dégagée par cette époque, je suppose que cela dépend de l'optique de l'observateur.
[19]- Pour plus de détails sur la notion de vérité dans les sciences, voir l'annexe D.
[20]- Au sujet de l'évincement du christianisme en Occident et de ces conséquences Steiner remarque: (1974: 2)
"This dissication, this drying-up, affecting as it did the very centre of Western moral and intellectual being, left an immense emptiness. Where there is a vacuum, new energies and surrogates arise. Unless I read the evidence wrongly, the political and philosophical history of the West during the past 150 years can be understood as a series of attempts - more or less conscious, more or less systematic, more or less violent - to fill the central emptiness left by the erosion of theology. This vacancy, this darkness in the middle, was one of "the death of God" (remember that Nietzche's ironic, tragic tonality in using that famous phrase is so often misunderstood). But I think we could put it more accurately: the decay of a comprehensive Christian doctrine had left in disorder, or had left blank, essential perceptions of social justice, of the meaning of human history, of the relations between mind and body, of the place of knowledge in our moral conduct."
[21] Curieusement, depuis Karl Popper, plus aucun philosophe de la science ne défend l'idée que la science puisse atteindre la vérité, même pour ce qui est du monde matériel ! Tous admettent que les visées épistémologiques des premiers scientifiques (arriver à la vérité) étaient démesurément optimistes, voir fantaisistes.
[22]- Stephen Toulmin remarque: (1957:63)
"Of course the intellectual support of science is nowadays worth claiming for any position, however tenous your justification. One remembers how the impressionistic painters, too, claimed that their techniques were more scientific than those of their predecessors had been. If olive and brown and purple were not in the spectrum, they argued, painters should not allow them on their canvasses, and only pure colours, the colours of the spectrum should be used. Yet, however admirable the results of the impressionist's decision, however fruitful the technical experiments they were inspired by their reading of physical optics to make, the idea that the discoveries of physics would justify their techniques was an illusion."
[23]- Soulignons que les auteurs des deux citations précédentes présupposent que nous puissions distinguer entre la science 'pure et objective' que font les 'vrais' scientifiques et une 'pseudo-science' pratiquée et promulguée par de vulgaires 'idéologues' qui utilisent 'hors contexte' des notions scientifiques 'véritables'. Pour ma part la mise en évidence des fondements 'métaphysico-religieux' de la science occidentale faite par Popper, Lakatos et d'autres me pousse à rejeter cette distinction, d'ailleurs il se peut fort bien que présentement elle ne soit plus tenue pour valide par Thuiller ou Toulmin. Pour ce qui est de Thuiller, je constate que celui-ci, dans une postface: Contre le Scientisme (1980: 92-116), a, maintenant, beaucoup nuancé sa position, surtout en rapport avec les aspects idéologico-religieux de l'entreprise scientifique touchant la vie sociale, mais sans toutefois pousser cette relativisation de la 'Science' aussi loin au niveau épistémologique. P.S. Le dernier livre de Thuiller: Les Savants Ventriloques (1983) semble, d'après les critiques, fort prometteur.
[24]- Tentative qui n'est pas très convaincante semble-t-il, à ce sujet voir Barbour (1966:408-413).
[25]- D'après l'utilisation faite par Gilkey de ce terme il correspond à peu près à celui de cosmologie dans ce texte-ci.
[26]- Pour plus d'informations sur le scientisme, voici quelques autres essais critiques dont un petit livre, maintenant un peu vieux, d'Anthony Standen: Science is a Sacred Cow qui parut à l'époque où le scientisme était à son apogée (causant un beau remous d'ailleurs). Le dernier chapitre de Contre la Méthode de P.K. Feyerabend comporte bien des choses intéressantes au sujet du scientisme et plus récemment l'excellente postface (intitulée Contre le Scientisme pp. 92-116) du recueil Le petit savant illustré de P. Thuiller.
[27]- Le caractère gnostique de cet essai apparaît assez clairement dans la préface de Mark Engels. (Bateson 1972:VII)
"But the essence of all our problems is bad thinking, and the only medecine for that is better thinking. This book is a sample of the best thinking I've found. I recommend it to you, my brothers and sisters of the new culture, in the hope it will help us on our journey."
[28]- Le temps me manque pour approfondir plus les aspects idéologico-religieux de la sociobiologie, mais je peux au moins référer le lecteur à d'excellents exposées critiques. D'abord quelques pages dans Le petit savant illustré de Thuiller (1980:104-105) et son volume Les biologistes vont-ils prendre le pouvoir ? (1981). Voir aussi à ce sujet quatre articles dans un recueil de Suppe et Asquith (1977:3-73) et un autre de Gray et Wolfe (1982) comparant la sociobiologie et le créationisme comme des mythes modernes (c'est-à-dire servi avec 'sauce scientifique'). On pourra aussi consulter un essai de Marshal Sahlins (1980) à ce sujet.
[29]- Terme inexistant en français, il désigne en anglais les chrétiens qui croient à la vérité littérale de la Bible.
[30]- En début d'article elle note: (Barker 1979:79)
"In an age of religious pluralism, those who hold to a particular belief frequently feel the need to defend their position against the disbelief of others. The need is felt for an independent yet commonly acknowledged criterion of epistemological authority. In modern, rationalized society the only such available source is science. Constant demand for support has been rewarded during the twentieth century by the rise of a new priesthood of scientists to provide the necessary legitimation for diverse ideological stances."
[31]- Sur la question des bases ultimes de la science Popper indique: (1973a:111)
"La base empirique de la science ne comporte donc rien "d'absolu". La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s'édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu'à la rencontre de quelque base naturelle ou "donnée" et, lorsque nous cessons d'essayer de les enfoncer davantage, ce n'est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu'ils sont assez solides pour supporter l'édifice, du moins provisoirement."
[32]- Il y a ici une certaine redondance inutile.
[33]- Gardin remarque: (1974: 12)
"... on pose que si une étude de textes fait appel à un appareil méthodologique éprouvé dans d'autres sciences, elle a quelque chance de participer à la rigueur de celles-ci. C'est sans doute par des syllogismes implicites de cet ordre que de très nombreux chercheurs ont cru pouvoir emprunter les voies prestigieuses de la linguistique ou des mathématiques, par exemple, pour donner de certains textes une explication plus "scientifique" que celle de leur devanciers."
[34]- Développant cette idée, Israel note: (1971: 10)
"Even if the arguments about the relative importance of certain factors (and the presuppositions implicit in any such selection-P.G.) are posed in a scientific language, the decision to include certain factors into a theory about society and the importance attributed to them is usually dependent on value-judgements. In other words, they are normative and reveal (or more often conceal) either the scientist's private biaises or the ideological influences to which he may be exposed in his social role as a scientist and a member of the scientific community." (souligné de moi-même)
[35]- Les mouvements politiques deviennent, justement lorsqu'ils atteignent les 'masses populaires', aisément comparables aux mouvements religieux. A ce sujet voir un article de A.F.C. Wallace (1956).
[36]- Qui est découpé en 'tranches' économiques, physiologiques, psychologiques, politiques, linguistiques, etc.... Le discours des sciences sociales est 'fragmentaire' par rapport au discours que peut tenir un système idéologico-religieux réussi.
[37]- Comme nous l'atteste ici Mary Hesse, lorsque les théories des sciences sociales traversent ces seuils, elles se trouvent en compétition sur le 'marché du sens' avec un bon nombre de systèmes idéologico-religieux déjà établis. (Hesse 1980: 247)
"... the attempt to produce value-neutral social science is increasingly being abandoned as at best unrealizable, and at worst self-deceptive, and is being replaced by social sciences based on explicit ideologies, or at least on explicit points of view related to particular interests in society. Some of these have atheistic and dehumanizing consequences that are bound to conflict with a Christian understanding (amongst others-P.G.) of man and society."
[38]- Parmi les anthropologues contemporains, la reconnaissance de cet état des choses devient de plus en plus fréquente et approfondie. Bob Scholte, par exemple, pose avec force quelques uns des problèmes auxquels on doit faire face aujourd'hui. (Scholte 1980: 80-81)
"... how do we choose between alternative paradigms ? Is such a choice a mere question of tossing a coin ? (...) How do we 'steer clear between the Scylla of historical (and cultural) relativism... and the Charybdis of ideologization through utopian historicism (or syntagmatic reification) ?' (...) We need to develop a paradigmatic position which is not only contextual, comparative and perspectivistic but one which is also discontinuous, critical and evaluative. We have to confront, in other words, the fact that 'the reflexive assimilation of a tradition is something else than the unreflected continuation of a tradition.' (...) But how ?"
(Scholte 1983: 264) " ... it seems to me that there are few if any compelling options that would trancend the specific circumstances of the social sciences at any given time and be founded on trans-cultural values to which anthropology should at all times be committed. Admittedly, the political and moral cynicism that attends a throrough, consistent relativism also seems intellectually irresponsible and politically impotent. Horkheimer's warning must certainly be taken to heart, especially since it quite accurately describes the institutional compromise made by many intellectuals: "Well informed cynicism is only another mode of conformity. These people willingly embrace or force themselves to accept the rule of the stronger as the eternal norm"."