Jean-Marc Berthoud[2]
Lorsque, laissant derrière nous les bruits et l'agitation de la ville, nous empruntons à Lausanne le chemin raide et abrupte des Escaliers du Marché qui monte à la Cathédrale, nous débouchons soudainement dans la lumière d'une place dégagée. Devant nous se trouve le splendide portail gothique tardif de la grande Église. En nous retournant nous sommes saisis par le dégagement immense d'un panorama magnifique. Au-delà de la ville notre regard s'envole vers le Léman, vers les Alpes savoyardes, vers Genève, vers le Jura et la France. Mais peu nombreux sont les spectateurs de ces merveilles divines et humaines qui se tournent à gauche du portail pour remarquer un bâtiment d'allure modeste qui aujourd'hui abrite les séances du Conseil synodal, bureau exécutif de l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud. Cependant, il vaut la peine d'y regarder de plus près. En nous approchant nous pouvons y voir à la façade une plaque où nous lisons les mots suivants :
En souvenir du Séminaire Français de Lausanne 1729-1812 fondé par le zèle d'Antoine Court et de Benjamin Duplan. Cette école à donné aux Églises Réformées de France persécutées environ quatre cents pasteurs dont beaucoup sont morts pour leur foi.
Cette salle cache l'un des épisodes les plus extraordinaires de l'histoire de l'Église de Dieu : le relèvement, au début du XVIIIe siècle, des Églises réformées de France écrasées par la persécution féroce de l'État français et de l'Église catholique romaine et la formation à Lausanne des pasteurs du Désert.
* * *
Nous nous trouvons en l'an de grâce 1715. L'interminable règne du roi-soleil, Louis XIV, arrive à sa fin. Avant de mourir il veut proclamer à la face de son pays et du monde l'accomplissement de cette œuvre de piété catholique à laquelle il avait voué tant de soins ; l'extirpation de l'hérésie calviniste de son royaume. C'est, en effet, en cette même année où le roi des français allait comparaître devant le Tribunal de Dieu, que parut une Déclaration royale affirmant la disparition complète du Royaume de toute trace de cette religion prétendument réformée si détestée. Tous ceux qui oseraient dorénavant faire profession de cette hérésie maudite seraient considérés par la loi comme des relaps de la foi catholique. Comme tels ils subiraient, s'ils étaient des hommes, les galères, s'ils étaient des femmes, la prison, et cela (à moins d'un repentir) à perpétuité. Pour le Pouvoir royal des Bourbons et l'Église catholique de France l'hérésie était enfin vaincue.
Extérieurement tout aurait pu laisser croire que le roi mourant avait raison. Depuis la Révocation de l'Édit de Nantes en 1685, il ne subsistait dans l'ancienne France plus aucun temple protestant. D'innombrables édits, les uns plus cruels et absurdes que les autres, avaient petit-à-petit enfermé l'existence des Huguenots dans des bornes aussi étroites qu'impitoyables. Maintenant, depuis la Révocation, ils étaient placés devant un choix : ou bien souffrir en restant fidèles au véritable Christianisme rétabli dans toute sa vérité et dans toute sa splendeur par la Réformation du XVIe siècle ; ou bien apostasier de la vraie foi en rejoignant cette Église romaine honnie qu'ils considéraient n'être autre que la Prositituée bablyonienne. Ils se trouvaient ainsi placés devant une alternative cruelle : l'exil ou le martyr, prix de la fidélité à Dieu et à sa Parole sainte. Les mailles resserrées des filets du pouvoir les poussaient, ou à un surcroît de foi, ou au désespoir du reniement. Le plus grand nombre de ceux qu'on appelait encore les religionnaires avaient, la mort dans l'âme choisis, afin de survivre physiquement et socialement, de renier la foi de leurs pères. En novembre 1698 celui qui paraissait être le dernier héraut de la Foi réformée en France, Claude Brousson, payait sa fidélité à l'Évangile par le sacrifice de sa vie sur l'Esplanade de Montpellier. Devant la dureté des temps, les réformés s'étaient, pour la plupart, dérobés aux inlassables appels à la fidélité du plus célèbre des prédicants. Ils furent alors abandonnés à l'anarchie d'un illuminisme prophétique qui les appela à la révolte désespérée contre les armées du roi le plus puissant de l'univers.
Ce fut la guerre des Camisards, épopée inouïe où deux mille paysans cévenols tinrent tête pendant deux longues années aux maréchaux les plus célèbres de France et à des forces innombrables. Mais la trahison des chefs et le manque d'appui des puissances protestantes conduisirent à l'écrasement de cette révolte héroïque et sanglante [3]. Ce qui restait alors des lambeaux de la foi réformée se réfugia dans un mouvement spirituel qui ne fit qu'en consommer la ruine : l'illuminisme prophétique. N'ayant plus ni pasteurs, ni Bibles, ni assemblées, ni temples, les croyants qui n'étaient pas tombés dans le reniement se livrèrent aux fantaisies de l'esprit prophétique [4]. Ainsi, à sa destruction extérieure par la persécution du pouvoir faisait écho la dislocation, sa séparation des voies normatives de la Parole divine : plus de prédication fidèle à cette Parole ; plus d'Églises dressées ; plus de discipline, de consistoires, de colloques, de synodes. Louis XIV pouvait bien, avant de mourir, se féliciter d'avoir enfin extirpé cette maudite hérésie [5].
Mais les voies de Dieu ne sont guère celles des hommes. Des cendres de son Église ravagée par les jugements qu'il déchaîne sur elle il peut, Lui le Tout-Puissant, la faire renaître. Car le dessein constant de Dieu n'est-il pas de rechercher sa propre gloire en renversant les puissants et en exaltant les humbles ? C'est ce qu'il accomplit pour sa gloire au travers du ministère inouï de ses fidèles serviteurs, de ces hommes sans instruction et sans puissance humaine, les Antoine Court, les Pierre Corteiz, les Isaac Homel et tant d'autres encore, qui eurent la vision de relever la Sion de Dieu de ses ruines. Ce fut la réponse de Dieu à la prière angoissée du reste fidèle caché d'Israël :
Des abîmes profonds d'une noire tristesse
À toi seul, Dieu puissant, nous adressons tes vœux ?
Que nos gémissements excitent ta tendresse,
Et l'excès de nos maux un regard de tes yeux [6].
* * *
Antoine Court naquit le 17 mars 1695 à Villeneuve de Berg, petite ville du Vivarais, d'une famille fortement marquée par la piété de la Réformation [7]. Avant sa naissance ses parents consacrèrent le fils qu'ils espéraient au saint ministère de la Parole de Dieu, sachant à quels périls une telle vocation l'exposait immanquablement. En 1700 Jean Court mourut laissant à sa veuve, Marie Gébelin, âgée de 32 ans, la charge de trois enfants en bas âge. Antoine, son fils aîné, fréquenta quelque temps l'école du bourg où il acquit les rudiments de son instruction. Son protestantisme ouvertement affiché lui valut les coups de pierres de ses camarades et le sobriquet injurieux, mais en fait bien prophétique de fils aîné de Calvin. Son attachement farouche à la Parole de Dieu, dont l'ardente méditation fut sa nourriture dès son plus jeune âge, et son refus obstiné de toute espèce de compromission avec l'apostasie romaine lui ferma toute possibilité d'instruction ultérieure. L'éducation de cet autodidacte fut puisée dans la Bible, dans quelques rares lectures, Charles Drelincourt (1565-1669) et Richard Baxter (1615-1691), puis très tôt par la fréquentation avec sa mère des assemblées du Désert, animées par les prophéties enflammées des prédicants inspirés.
En 1713 à l'âge de 18 ans Antoine Court commença à prêcher. Voici comment il parle lui-même de cette vocation si précoce :
Les heureux résultats de mon ministère naissant ne laissèrent pas que de me persuader bientôt que Dieu approuvait le désir que j'avais de me consacrer à sa gloire et au service de son Église, et que ma vocation était céleste et divine. Quoique jeune, je prévoyais toutes les effrayantes suites qu'entraînait après elle cette résolution de me consacrer au service des Églises sous la croix. Mais la ferme persuasion où j'étais que Dieu approuvait mon dessein, qu'il veillerait pour ma conservation, qu'il m'accorderait toujours sa protection, pourvu que je ne me rendisse pas indigne, et que sa providence ne marquerait pas de me faire sortir heureusement de toutes les épreuves par où elle voudrait bien me faire passer, m'affermit dans ma résolution. Je conclus plus d'une fois que je ne devais rien avoir d'assez cher dont je ne fisse le sacrifice pour une Église en faveur de laquelle le propre fils de Dieu avait bien voulu perdre la vie sur un infâme bois, et que rien ne serait plus glorieux pour moi que de perdre la mienne, si le Seigneur m'appelait pour une cause qui m'a paru si digne de l'amour le plus parfait [8].
Ainsi débuta un puissant ministère de réveil. Partout où il allait au risque quotidien de sa vie, il convoquait des assemblées et prêchait la Parole de Dieu. Son audace allait jusqu'à prêcher pendant plusieurs mois aux prisonniers réformés enfermés dans les galères royales du port de Marseille. Son ascendant devint si grand qu'il fut considéré, malgré son jeune âge et son peu d'instruction formelle, comme le chef des réformés. A sa prédication enflammée de la Parole de Dieu, à ses exhortations, à ses appels constants au repentir et au refus de toute compromission avec la prostituée romaine, l'Esprit-Saint suscita un immense réveil. Partout il réveillait le zèle des protestants et multipliait le nombre de ceux qui osaient donner gloire à Dieu par une profession moins timide qu'auparavant, plus pure et plus publique de leur foi.
Mais ceci lui paraissait encore insuffisant. Il n'avait guère que vingt ans en 1715, année où Louis XIV proclamait la mort définitive de la Foi réformée, mais Court avait bien compris qu'un réveil qui ne serait pas accompagné de la restauration des structures détruites de l'Église réformée serait toujours à recommencer. Il fallait restaurer les Églises elles-mêmes, rétablir les consistoires, remettre les synodes à nouveau en place, donner un gouvernement et un ordre aux protestants, pour tout dire rétablir dans son entier l'ancienne discipline des Églises réformées de France. En convoquant avec ses collègues des assemblées publiques partout au Désert il reprenait le projet que Claude Brousson avait en vain proposé en 1683. En restaurant la discipline des Églises, Court ne faisait que mettre en œuvre le dessein que son illustre prédécesseur avait formé de façon précise dix ans plus tard en 1693 [9]. Mais alors les temps n'étaient pas encore mûrs, l'heure du réveil n'avait pas encore sonné. La mort de Louis XIV au mois d'août 1715 et le triomphe apparemment complet de l'apostasie romaine sur le protestantisme fut l'heure marquée par Dieu pour le relèvement de son Église.
Le 21 août 1715 – il avait vingt ans ! – Antoine Court rassembla dans une carrière abandonnée du Vigan le premier Synode du Désert. Il y fut décidé de rétablir la discipline des Églises de la Réforme et ainsi remettre de l'ordre dans la maison de Dieu. Au Réveil succédait la reconstruction. En 1718, Pierre Corteiz, compagnon et aîné de Court dans le ministère, qui avait été nourri à la plus pure source calviniste par la lecture des écrits du célèbre Pierre Dumoulin (1568-1658), fit le voyage de Zürich pour y recevoir la consécration pastorale. À son retour dans les Cévennes, il consacra à son tour Antoine Court au ministère de la Parole de Dieu dans un Synode solennel tenu au Désert le 21 novembre 1718. Ainsi, par la restauration de la discipline des Synodes et des Consistoires [les Conseils d'anciens] on empêchait, comme l'écrit Court :
[...] des gens sans vocation, sans sérieux, sans piété bien connue de s'ériger en ministres et pasteurs et qui ne faisaient que semer confusion, trouble et révolte.
Voici comment s'exprimait Court :
Il nous faut, disait-il encore, des hommes vertueux et plein de zèle. Un lâche efféminé, un esclave du vice n'y seraient point de tout propres. Il n'y a que la piété qui inspire la noblesse et la grandeur d'âme qui sont nécessaires. La piété se soutient dans les dangers les plus extrêmes ; elle triomphe des obstacles les plus difficiles. Une bonne conscience marche toujours la tête levée.
Ailleurs, il disait du choix des anciens et des proposants :
Nous n'avons pas besoin de présomptueux, d'ignorants et de volages. Ainsi, ne faites rien à la hâte. Pesez tout avec soin, examinez mûrement les sujets, avant que de les admettre ; de là dépendent et les progrès de la religion et le repos de l'Église. Il vaut mieux que le nombre en soit plus petit et que les sujets soient meilleurs [10].
Une des conséquences du désordre que Court et ses collègues combattaient si fortement en donnant au réveil naissant une forte structure ecclésiastique, et cela face à une persécution qui ne se relâchait guère, était le fléau spirituel dont nous avons déjà parlé, le prophétisme. Après avoir ressuscité une Église anéantie par la prédication fidèle et fervente de la Parole de Dieu, après avoir commencé à redonner un ordre ecclésiastique à ce peuple enfin réveillé de sa torpeur et de ses compromissions avec les hérésies romaines, il fallait maintenant s'attaquer avec foi à cet illuminisme prophétique qui le détruisait de l'intérieur. Certes, et Court le reconnaissait bien, le prophétisme avait su maintenir la flamme vacillante de la piété réformée. Mais avec quelles déformations ? La mère de Court s'était réchauffée à cette lumière. La première réunion à laquelle Court avait assisté étant enfant, avait été tenue par une prédicante. Une prophétesse, qu'il rencontra lorsqu'il se rendait à une Assemblée du Désert où il devait pour la première fois officier comme prédicateur, ne lui avait-elle pas prédit un avenir des plus merveilleux ?
Mais, ayant beaucoup observé, beaucoup réfléchi, ayant surtout été frappé par le non-accomplissement de tant de prétendues prophéties. Court prit enfin son parti. Il se décida à combattre l'illuminisme à fond. Car, si le prophétisme contenait encore quelques bribes de la Parole de Dieu, par son subjectivisme il était porteur d'innombrables erreurs. Court avait bien compris qu'un renouveau durable ne pouvait que se fonder sur un retour à la Parole de Dieu et qu'il se devait absolument d'écarter le recours normatif à l'expérience trompeuse. Car le subjectivisme protestant des illuminés ne valait guère mieux que le subjectivisme ecclésiastique de l'Église de Rome.
L'histoire du mouvement prophétique peut se diviser en trois parties.
— Peu après la Révocation de l'Édit de Nantes étaient apparus dans le Dauphiné ce qu'on appelait les petits prophètes. Des enfants de moins de dix ans qui ne savaient pas parler le français tombaient en transe, se roulaient par terre, entraient dans un profond sommeil et ensuite, dans un excellant français, annonçaient les merveilles de Dieu, citaient la Parole de Dieu, exhortaient les protestants persécutés à la fidélité et à la persévérance. Claude Brousson y avait vu une intervention extraordinaire de la Providence pour réconforter son peuple entièrement abandonné par ses bergers et privé de la Parole de Dieu [11].
— La deuxième période s'ouvre avec le martyr de Brousson et l'apostasie générale des protestants qui ne voyaient d'autre recours, dans leur état désespéré, que de pactiser avec le pouvoir catholique apparemment tout-puissant. Ce fut le temps des prophètes, chefs de bandes, qui poussèrent les Protestants aux actes héroïques ainsi qu'aux massacres de la révolte des Camisards. Après une âpre lutte, cette insurrection armée fut réprimée dans le sang par les armées de Louis XIV. Le subjectivisme prophétique séparé de la parole de Dieu conduisit alors les fidèles exaspérés à recourir aux méthodes les plus charnelles pour tenter de détourner les fléaux que Dieu envoyait sur son peuple afin de le pousser à la repentance. Cette période eut pour effet de déconsidérer définitivement les prétendues inspirations des prophètes auprès de tous ceux qui voulaient se conformer aux exigences de la Parole de Dieu [12].
— Enfin, dans la déroute et le désespoir vint l'époque du prophétisme anarchique le plus débridé. Cette dernière période fut largement dominée par les prophétesses qui s'arrogeaient le ministère de la prédication. Cette période d'anarchie spirituelle et ecclésiale pris fin avec la manifestation d'un Réveil véritable. Ce Réveil fut suscité tout à la fois par la restauration de la prédication de la Parole de Dieu et par le rétablissement de la discipline ecclésiale des Consistoires et des Synodes, œuvre qui fut celle d'Antoine Court, de Pierre Corteiz, puis de leurs successeurs.
En 1715, lorsque commença l'œuvre de restauration des Églises rétablies et réveillées par la prédication de la Parole de Dieu l'on vit surgir de tous côtés, et de la manière la plus anarchique, prophètes et prédicants. Antoine Court constatait plus tard :
La licence de s'ériger en prédicateurs était telle, que quiconque en formait le dessein pouvait l'exécuter sans obstacle, qu'hommes et femmes se mêlaient du métier, et qu'il n'était pas rare de voir dans les assemblées, si peu nombreuses qu'elles fussent, deux, trois femmes et quelquefois des hommes tomber en extase et parler tous à la fois [13].
Partout où se rendait Court et Corteiz, ils trouvaient des hommes et des femmes qui tombaient en extase, racontaient leurs visions, prêchaient et prophétisaient. Rien n'était entrepris sans consulter l'Esprit qui donnait très souvent des consignes contradictoires. On prétendait guérir les malades, chasser les démons et surtout prédire l'avenir. Le tout avec un insuccès remarquable, insuccès qui n'ébranlait en rien la confiance du peuple envoûté par ses prophètes. Les inspirés parlant au nom de Dieu jouissaient d'une autorité incontestable. Citons ici Hugues :
Plus d'un malade ne guérit point, plus d'une assemblée qui devait être surprise se termina dans le plus grand calme, et plus d'une qui devait se tenir en toute sécurité fut surprise ; mais si éclatants que fussent les démentis donnés par les faits aux prédications de l'Esprit, rien ne pouvait ébranler les convictions, ni dissiper les illusions des religionnaires [14].
Hugues poursuit :
Après cette douloureuse période de troubles, de persécutions, de malheurs domestiques, les protestants privés de pasteurs, privés de livres, et même de la Bible [...] avaient perdu la grande tradition calviniste. Peu à peu, se débarrassant de tout bagage théologique, ils en étaient arrivés à ne plus croire qu'aux ordres de l'Esprit, aux révélations directes de Dieu [15].
Ils se réclamaient des prophéties de Joël et disaient que de tous temps l'Esprit s'était révélé, que les paroles de l'Esprit mettaient les hommes directement en rapport avec Dieu. L'unique médiation de Jésus-Christ et de sa Parole inspirée, la Bible, était repoussée au loin. Hugues nous dit encore au sujet des déclarations péremptoires de ces prétendus inspirés :
[...] leurs partisans appuyaient ces affirmations par des arguments tirés de leur expérience. Ils disaient qu'après avoir entendu la prédication des Inspirés, ils se sentaient détachés du monde et pleins de zèle pour Dieu ; qu'ils n'avaient jamais tant pensé à lui depuis la connaissance de toutes ces choses, et que s'ils restaient seulement quelques jours, sans assister à ces petites assemblées, ils n'avaient plus le même zèle pour Dieu ; que l'Écriture n'avait pas la même force pour les faire penser au jugement à venir ; que rien ne leur faisait faire de si sérieuses réflexions que d'entendre parler ces gens dans leur inspiration ; pour tout dire, que chacune de leurs paroles leur donnait l'horreur du péché et les détachait entièrement du monde [16].
Mais comme l'écrivait Corteiz,
Tous les jours nous apprenons des choses tout à fait indignes de l'Esprit de Dieu [17].
Court avait longtemps hésité. L'Esprit de Dieu était-il vraiment à l'œuvre ou s'agissait-il d'impostures et de fraude ? Il en arriva finalement à la conclusion que,
[...] tout ce qu'on appelait révélation n'avait pas sa source dans l'Esprit divin, et que, si on n'en pouvait pas accuser la fraude, on pouvait penser du moins que la plupart de ceux qu'on appelait Inspirés, étaient la dupe de leur zèle et de leur crédulité [18].
Hugues ajoute :
Ce qui le surprenait surtout, c'est que les prophéties qu'il avait entendues se réalisaient si rarement. Il pensait que l'Esprit de Dieu ne pouvait ni tromper ni se tromper, et il n'imaginait point que ses interprètes puissent faire des prédications auxquelles les événements donnaient un complet démenti [19].
Après avoir longtdemps hésité, enfin avec Corteiz, il décida de prendre des mesures énergiques mettant l'accent avant tout sur l'instruction des fidèles. Mais le combat était rude. Les Inspirés sévissaient partout et considéraient que ceux qui s'opposaient à leurs prédications s'opposaient à l'Esprit même de Dieu. Ils prédisaient les pires malheurs à ceux qui s'opposaient aux prophètes. Court développa l'instruction des fidèles et fit venir des livres. Il porta le combat dans le camp de l'ennemi, dénonçant les imposteurs et les aveuglés en face dans les assemblées qu'ils convoquaient. Le Synode de 1715 interdit toute prédication aux femmes comme contraire à l'enseignement le plus explicite de l'apôtre Paul et ordonna de rejeter les inspirations humaines au seul profit de l'unique Révélation complète, la Bible. Ces mesures furent confirmées et renforcées par le second Synode de 1716 :
On doit écouter la Parole de Dieu comme la seule règle de foi, et en même temps refuser toute prétendue révélation dans laquelle nous n'avons rien qui puisse soutenir notre foi ; et, à cause des grands scandales qui sont arrivés de notre temps, les pasteurs sont obligés d'y veiller avec soin [20].
Mais le malheur voulut que deux des prédicants de la première heure, Jean Huc et Jean Vesson, fussent eux-mêmes des Inspirés. Vesson, en particulier, se mit à la tête d'un mouvement d'illuminés qui se révoltèrent conte les décisions des Synodes. Le Synode de 1720 imposa le 13 septembre le silence à Vesson et lui ordonna :
[...] d'obéir à la voix de l'Écriture qui dit que l'esprit des prophètes est soumis aux prophètes [21].
Cette décision provoqua un schisme. Mais les pasteurs fidèles n'hésitèrent pas à s'attaquer au mal à sa racine en se rendant dans les réunions mêmes des Inspirés pour les interrompre et y mettre de l'ordre.
A la fin de 1720, Court s'était rendu auprès du célèbre professeur Bénédict Pictet, un des derniers docteurs véritablement calvinistes de l'Académie de Genève, pour y parfaire son éducation théologique. De là, il envoya dans les Cévennes un écrit contre les femmes qui se mêlaient de prêcher. Certes, elles avaient un rôle important à exercer dans l'édification de l'Église mais il ne fallait pas qu'elles assument une autorité publique en flagrante opposition à l'enseignement de l'apôtre Paul. L'apôtre ne faisait ici que rereprendre la position de toute la Bible qui interdit aux femmes la prédication. Voici ce qu'écrivait Antoine Court à ce sujet :
Si quelqu'une de nos prédicantes a assez de savoir et de zèle pour convertir certain pécheur ou pour maintenir la religion là où elle est établie, quand il n'y aura point de ministre en cet endroit là, qu'elle s'attache par des représentations à ramener ce pécheur, à consoler l'affligé, à visiter le malade, à instruire la jeunesse, à fortifier le faible ; mais qu'elle fasse tout cela par des entretiens charitables, par des visites particulières ; qu'elle ne s'émancipe jamais à prêcher, ni à paraître un docteur dans une assemblée dûment convoquée [22].
Il obtint le soutien du professeur Samuel Turrettini et de son ami Bénédict Pictet dans son combat contre l'illuminisme. Dans son Préservatif contre le fanatisme de 1719, Samuel Turrettini écrit :
L'inspiration divine est une chose aussi merveilleuse qu'excellente ; il n'est donc pas surprenant que Dieu l'ayant autrefois accordée à quelques personnes, il se soit trouvé depuis et se trouve encore tant de gens qui s'attribuent avec beaucoup d'empressement cette grande prérogative. Mais, plus le don de prophétie est excellent, plus nous devons être sur nos gardes contre l'envie que nous pourrions avoir de nous l'arroger sans sujet ou de l'accorder à quelque autre avec aussi peu de raison. Recevoir comme venant de la bouche de Dieu ce qui vient d'une toute autre source, n'est pas une petite erreur ; d'ailleurs cette erreur en entraîne après elle une infinité d'autres ; dès qu'un homme a donné dans cette chimère, il est non seulement la dupe des autres, mais il l'est encore de sa propre imagination, toutes les rêveries d'un cerveau mal timbré passent dans son esprit pour tout autant d'oracles de la Divinité [23].
En 1721, sur les instances d'Antoine Court, Bénédict Pictet publia sa fameuse Lettre sur ceux qui se croient inspirés. Cet écrit fut d'une remarquable efficacité dans le combat que les pasteurs et les Synodes livraient contre le prophétisme. Après avoir démontré que l'Église avait connu de tels phénomènes aberrants dans toutes les périodes de son histoire, il expliqua, dans un esprit charitable, les causes diverses qui pouvaient induire des chrétiens à s'imaginer être inspirés de Dieu. Voici sa conclusion :
Si ceux qui se croient de bonnes foi inspirés aiment véritablement le Seigneur Jésus, ils ne feront pas difficulté d'examiner plus sérieusement la chose, d'autant plus que troublant comme ils font le bon ordre de l'Église, ils doivent craindre les jugements de Dieu. Je le prie de tout mon cœur qu'il agisse en eux puissamment par son Esprit.
Mais si mes réflexions ne font aucun effet sur eux, j'espère de la grâce de Dieu qu'elles ne seront pas inutiles à ceux qui souhaitent de savoir le sentiment de nos Églises, et qui ont un vrai désir de faire leur salut et de connaître ceux qui sont véritablement envoyés de Dieu [24].
Cette lettre d'un ton si modéré, accompagné de la signature et de l'approbation de la vénérable Compagnie des pasteurs de Genève, mit à nu toutes les absurdités des visionnaires. Le crédit des pasteurs de Genève était immense auprès des réformés. Ce fut le coup de grâce pour le prophétisme qui très rapidement perdit tout crédit. A une demoiselle Simart de Loriol qui, par l'intermédiaire de Court, avait demandé conseil auprès de l'illustre professeur, Pictet répondit :
Je serais bien fâché qu'on pût me reprocher de ne pas reconnaître l'Esprit de Dieu quand il se manifeste, mais je ne veux pas aussi attribuer à l'Esprit de Dieu ce qui ne me paraît pas digne de lui. Je conviens que ce que vous voyez est extraordinaire, mais il ne faut pas croire que tout ce qui est extraordinaire procède de l'Esprit de Dieu. Il y a eu des temps où une certaine folie saisissant une personne qui leur faisait faire mille choses surprenantes. Je conviens que toutes les bonnes choses que ces gens disent sont tirées de la Parole de Dieu qui est l'ouvrage du Saint-Esprit, mais il ne s'ensuit pas que ceux qui les disent soient inspirés ; cela signifie seulement qu'ils ont une heureuse mémoire pour retenir ce qu'ils ont appris. Aussi, vous avez sagement remarqué qu'ils disent bien quand ils savent bien, qu'ils disent mal quand ils ne le savent pas, preuve évidente que c'est là l'effet de leur mémoire et non du Saint-Esprit, car si c'était le Saint-Esprit, ils diraient toujours bien [...].
Ces grands mouvements, ces convulsions peuvent être l'effet d'une imagination trop émue qui cause de grands bouleversements dans le corps. [...] Ainsi, Mademoiselle, pour ne faire aucune démarche dans cette affaire, ne vous hâtez pas d'attribuer au Saint-Esprit ce qui peut être de cause naturelle.
Ne dîtes pas non plus que ces gens sont poussés par le démon, quoique le démon pourrait faire toute ces choses afin de tourner en ridicule notre religion, cependant il n'est pas toujours nécessaire de le faire intervenir partout.
Défiez-vous un peu de ce qu'on vous dit, car on pourrait vous tromper, et même de votre jugement, car quand on est avec des gens qui ont ces pensées d'inspiration, tout ce qu'on voit faire surprend et étonne.
Profitez de toutes les exhortations qu'on fait à la repentance. Elles sont toujours salutaires. Mais ne croyez pas légèrement que ceux qui font des choses que vous n'avez point vues sont inspirés. [...]
Je ne vois pas non plus pourquoi des gens qui vous annoncent la parole de Dieu, comme vous l'a annoncé M. Court qui m'a remis votre lettre, ne seraient pas plutôt des Inspirés que des gens qui parlent à bâton rompu. Rien n'est si dangereux que de donner dans ces visions. Dès qu'on se croit inspiré on prend tout ce qu'on débite pour des doctrines du Saint-Esprit. Quels désordres n'ont pas causés de tous temps ces sortes de gens [25] ?
L'influence des chefs du mouvement prophétique, Vesson et Huc, s'évanouit subitement. Ils versèrent tous les deux dans les vues les plus bizarres. Vesson se joignit à une secte qui était tombée dans des pratiques tout à fait hors du Christianisme, celle des Multipliants. Ses principaux dirigeants furent arrêtés à Montpellier le 6 mars 1723. Vesson et ses acolytes, malgré leur abjuration de la foi réformée et leur adhésion au catholicisme, furent exécutés le 22 avril. Quelques semaines plus tard, ce fut également le cas de Jean Huc qui renonça, lui aussi, publiquement à la foi. Ainsi se termina dans le discrédit le plus complet le mouvement des Inspirés qui, à un moment, avait risqué d'engloutir toute cete Église de Dieu en France que l'Esprit Saint faisait lui-même glorieusement renaître de ses cendres.
Rappelons que tous ces combats se livraient dans des circonstances dramatiques. Les prédicants et les pasteurs prêchaient chaque jour au risque de leur vie et ceux qui les accueillaient ou se rendaient aux assemblées du Désert le faisaient au risque d'emprisonnement pour les femmes, des galères perpétuelles pour les hommes. Dans une prédication sur Le bonheur d'aller à la maison de Dieu, qui eut un grand retentissement et qui fut donnée au mois de novembre 1739 à St-Gall et à Zürich, Antoine Court dépeint ainsi l'état de ses frères sous la croix à cette époque :
Vous le ferai-je voir, ce peuple exténué, pâle, mourant, demandant un pain nécessaire, mais qu'on lui interdit ? Vous le ferai-je voir, opprimé dans sa naissance, dans sa vie, à l'heure de sa mort ? Dans sa naissance, obligé de recevoir dans une Église impure et idolâtre le sacrement qui sert d'introduction à l'Église chrétienne, et destiné, dès sa plus tendre enfance, à être une des funestes victimes de la superstition ; dans sa vie, livré à une infinité de supplices qu'on renouvelle chaque jour et à qui chaque jour ajoute un nouveau degré de peine ; à l'heure de la mort, menacé, s'il meurt dans la religion qu'il croit la seule bonne, et s'il n'embrasse une qu'on lui propose mais qu'il déteste de tout son cœur, menacé, dis-je, d'être traîné sur la claie, et ensuite jeté à la voirie, son bien confisqué, et, par cela même, obligé de laisser, à sa mort, une famille qu'il aime et qu'il chérit, pauvre, misérable, destituée de tout secours. Vous le ferai-je voir, ce peuple errant et vagabond, dans les bois, dans les cavernes, pour chercher le pain qu'on lui interdit, mais dont son âme meurt de langueur et de faim ? Vous parlerai-je de ses alarmes, de ses inquiétudes ? Vous le dépeindrai-je poursuivi par des cohortes de satellites, à qui la fureur prête l'agilité des aigles et la cruauté des tigres, des lions et des léopards, ici livré à l'infection et à la pourriture, là enfermé dans des tours noires et horribles, chargé de fers et chaînes, succombant sous le poids de ces instruments formidables, et quelques gens même expirant au milieu des plus cruelles et des plus douloureuses souffrances ? Couvents, qui regorgez au moment que je parle des enfants qu'on enlève ; pères et mères désolés, qui ne cessez de répandre des torrents de larmes sur des enfants qu'on vient vous ravir ; édits formidables, édits qui contenez les peines les plus sévères ; déserts peuplés de fugitifs ; cavernes qui recelez tant d'âmes affamées qui courent après la pâture de vie ; troupes répandues dans les provinces et sans cesse en quête des opprimés ; tours, prisons, galères regorgeantes des confesseurs ou des martyrs ; ministres exécutés ou nouvellement meurtris ; vous n'êtes que des preuves trop parlantes de ce que j'avance ici. Mais je m'arrête, mes frères. Et tout ce que je pourrais dire, tout ce que vous venez d'entendre, et tout ce que je pourrais y ajouter, ne sont, et ne seraient que de très légers crayons et que de très faibles peintures des malheurs d'un peuple persécuté. Ma conclusion est juste : plus le malheur de ce peuple est grand et redoutable, et plus est heureux le peuple qui non seulement en est à l'abri, mais qui encore a le glorieux, le précieux avantage d'assister librement dans la maison de Dieu [26].
Mais, par la grâce de Dieu, le travail prospérait chaque jour et s'étendait à d'autres provinces.
Le 16 mars 1726, au fond d'une vallée du Vivarais s'ouvrit, après une interruption de 66 ans le premier Synode national des Églises réformées de France. Le Synode de Loudun en 1659 avait été présidé par le célèbre Moïse Amyraut. Il y avait ainsi, par l'honneur qu'il accordait à Amyrault en l'élisant à sa présidence, consacré la tolérance dans l'Église de son enseignement hétérodoxe, infidèle à la Parole de Dieu. Car cet enseignement mettait l'action de la volonté de l'homme perdu avant celle de la grâce de Dieu dans l'œuvre du salut. La charge de modérateur en 1726 fut confiée à Jacques Roger (1665-1745) précurseur de Court dans le Dauphiné, cela dès 1708. Il avait été consacré au saint ministère en 1715 dans le Wurtemberg où il s'était réfugié. Animé des mêmes desseins de rétablissement de la discipline réformée qu'Antoine Court, Roger était revenu en France en 1715 au moment où ce tenait le premier Synode régional des Églises réformées. C'est en 1745, à l'âge de 80 ans, que ce vénérable et fidèle serviteur de Dieu, subit le martyr. L'esprit des Synodes était revenu aux doctrines de la Réformation.
À cette époque, celles de leurs débuts, les Synodes réformés restaurés avaient rejeté les accommodements arminiens que la Raison autonome s'évertuait à avancer contre la hauteur des exigences de la Bible. Nous ne citerons que le premier article approuvé par ce premier Synode national qui nous indique clairement son orientation.
Tous les pasteurs, proposants, anciens et fidèles recevront [approuveront] la confession de foi [dite de La Rochelle] dressée autrefois par les églises réformées de ce royaume et présentée à nos Rois d'alors pour justification de leur croyance évangélique, comme étant un abrégé des doctrines fondamentales au Salut que l'Écriture Sainte renferme et des erreurs capitales que l'on doit rejeter. Et comme nos pères avaient encore dressé une discipline ecclésiastique pour règle de leur conduite, on s'y conformera aussi longtemps que les tristes circonstances du temps dans lesquelles nous nous rencontrons le pourront permettre [27].
Suite à l'opposition de Jacques Roger, et contre l'avis de Court, l'on n'exigea pas des pasteurs qu'ils signent le Confession de Foi ainsi que le formulaire de Discipline. C'était alors l'époque où sévissait le célèbre conflit du Consensus en Suisse. Roger craignait qu'une telle exigence pût avoir des conséquences néfastes pour l'union des Protestants. Par souci de paix, Antoine Court céda aux instances de son collègue. Mais une brèche avait cependant été ouverte, brèche qui par la suite aurait des conséquences funestes. Court le pressentait bien :
Je sais bien qu'on ne commande pas la foi, mais je sais aussi qu'il est d'une dangereuse conséquence que ceux qui enseignent ne sentent pas une même chose du Seigneur, et qu'il faut, autant qu'on le peut, éviter de recevoir dans le ministère ceux qui sentent mal en la foi. Si on a des sentiments purs et orthodoxes, on ne doit point se faire de la peine à signer une confession de foi qui a passé jusqu'ici pour être orthodoxe et qui a été signée par les plus célèbres compagnies qu'il y ait eu peut-être depuis le temps des apôtres [28].
Pour Court, le calvinisme et le christianisme étaient une seule et même chose. Aux catholiques qui exigeaient d'abjurer les hérésies de Calvin, il répondait,
Comme s'il ne fallait pas entendre que sous cette expression d'hérésie on veut et on entend de nous faire abjurer la croyance de la religion que professait Calvin qui n'est autre que celle de Jésus-Christ et des ses apôtres [29].
L'œuvre de restauration s'affermissait, devenait plus profonde, s'enracinait dans les consciences, se développait toujours plus largement. Elle s'étendait à d'autres provinces, au Poitou, à la Normandie, même au nord de la France. La vision de Claude Brousson d'un rétablissement des Églises sous une véritable discipline s'accomplissait, prenait définitivement forme. Mais Court se rendait bien compte que le travail ne pourrait se développer davantage sans le concours de nombreux pasteurs solidement formés. Mais où trouver de tels pasteurs ? Certes, un certain nombre avaient été formés sur le tas, en accompagnant ceux qui exerçaient le ministère. On avait même tenté d'établir d'occasionnelles écoles de théologie dans le Désert. Court en décrit une ainsi,
Je fis dresser un lit de camp dans un torrent et au-dessus d'un rocher. L'air nous servait de rideaux et des branches feuillées soutenues par les perches nous servaient de ciel. C'est là que nous campâmes près de huit jours ; c'étaient là nos salles, nos parterres et nos cabinets. Pour ne pas laisser écouler le temps inutilement et pour exercer nos proposants, je leur donnai un texte de l'Écriture sainte pour y faire des réflexions. Ce fut les onze premiers versets du cinquième chapitre de saint Luc. Il ne leur était permis ni de se communiquer leurs lumières les uns aux autres, ni de se servir d'autres secours que de la Bible. Aux heures de récréation, je leur proposais tntôt un point de doctrine à explique, tantôt un passage de l'Écriture, tantôt un précepte de morale, tantôt je leur donnais des passages à concilier. Et voici la méthode dont je me servais. Dès avoir proposé la question, je demandais au plus jeune son sentiment, et par rang de l'un à l'autre, jusqu'au premier. Après que chacun avait dit ce qu'il en pensait, je m'adressais de nouveau au plus jeune pour lui demander s'il n'avait point d'objections à faire au sentiment des autres, et ainsi de l'un à l'autre. Après qu'ils s'étaient combattus, je leur donnais le sens que je concevais sur la matière proposée. — Quand leurs propositions [prédications] furent prêtes, on traversa une perche sur deux pieux fourcheux, qui dans cette occasion leur servit de chaire pour la prêcher. Quand l'un l'avait rendue, je demandais à tous les remarques qu'on y avait faites, observant la méthode ci-dessus exprimée [30].
Mais de telles leçons improvisées ne pouvaient remplacer une instruction plus régulière. Il pensa alors à faire appel aux Églises du Refuge pour qu'elles envoient en France des pasteurs. En mars 1725 Court s'écriait :
Quand est-ce que notre voix sera entendue ? Quand est-ce que les églises étrangères, libres et abondantes en pasteurs, en fourniront à celles qui en manquent et qui en ont plus que de besoin ? Écoutez, Églises du grand Dieu, écoutez la voix faible et mourante de quelques-unes de vos sœurs [31].
Mais comme Brousson avait dû le constater avant lui, Court fut obligé de se rendre à l'évidence : les vocations au martyr manquaient entièrement au corps pastoral des Églises du Refuge. Ses appels à l'aide ne suscitèrent que froideur et indifférence. Que faire alors ? Puisque les Églises sœurs ne voulaient pas envoyer des pasteurs dans le Désert, pourquoi alors ne pas établir un Séminaire de Théologie réformée hors de France où se rendraient les jeunes gens qui auraient déjà œuvré dans le ministère et seraient approuvés dans leur vocation par les Églises ? Ainsi pourrait-on assurer la relève si indispensable et multiplier le nombre des ministres de plus en plus demandés. Les étudiants ne seraient guère difficiles à trouver car le Réveil des Églises était accompagné d'un réveil des vocations. Mais où et comment trouver l'argent nécessaire à un pareil projet ?
En juillet 1724, Benjamin Duplan, Seigneur du Caila, gentilhomme cévenol depuis longtemps acquis au rétablissement des Églises et ami intime d'Antoine Court (malgré d'anciennes oppositions au sujet des Inspirés), fut obligé de quitter la France pour éviter d'être pris. Il offrit alors ses services aux Églises pour être leur représentant auprès des Puissances Protestantes. En mai 1725, Duplan fut accepté par le Synode du Bas-Languedoc. Le Synode national de 1727 confirma cette nomination. Surmontant des montagnes d'indifférence et d'innombrables dificultés avec une persévérance sans relâche, Duplan parvint à récolter dans les pays du Refuge les fonds nécessaires à l'établissement du Séminaire. Le premier étudiant, Jean Bétrine, compagnon de Court, commença ses études à Lausanne en 1726.
Car il avait décidé de fonder le Séminaire à Lausanne. Le choix de cette ville prévenait les dangers qu'une telle entreprise aurait pu occasionner à la République de Genève dont la situation par rapport à la France était fort délicate [32]. Les professeurs du Séminaire seraient recrutés en partie parmi les professeurs de l'Académie. Celle de Lausanne, au caractère plus orthodoxe que l'Académie de Calvin, était plus apte à plaire aux fondateurs. Leurs Excellences de Berne accordèrent leur autorisation à l'établissement du Séminaire, pour autant que tout soit mis en œuvre pour garder l'entreprise entièrement secrète, car il fallait à tout prix éviter que Versailles eut vent du projet. Un comité genevois assurerait le financement, tandis que la direction des études et l'administration étaient confiées à un deuxième comité établi à Lausanne. Ce dernier, bien que comportant à l'occasion des professeures de l'Académie, en était cependant totalement indépendant. Il n'avait de comptes à rendre, ni à Berne ni aux autorités ecclésiastiques de Lausanne. Une telle indépendance était sans doute unique à l'époque. Le Séminaire de Lausanne ne dépendait en fin de compte que des Églises du Désert. Voici comment Antoine Court décrit le recrutement des étudiants :
C'est alors que mes yeux se tournèrent de tous côtés, pour déterrer des jeunes gens qui voulussent se prêter aux vues que je me proposais. J'en tirai de la charrue, des boutiques des artisans, de celles des marchands de derrière les bancs des procureurs. Il y en avait qui ne savaient pas même lire, et à qui je servis tout ensemble et de maître d'école et de catéchiste pour les instruire dans la religion. En leur apprenant celle-ci, je les formais en même temps à la prédication. Plusieurs dans la suite furent faits ministres et servirent utilement les Églises [33].
Entre 1726 et 1729, six prédicants avaient déjà pu bénéficier de la générosité des donateurs des pays réformés.
Depuis plus de quinze années Antoine Court s'était consacré corps et âme au redressement des Églises réformées. A son retour de Genève, en 1722, il s'était marié avec Étiennette Pagès, originaire de la petite ville d'Uzès. Ils avaient trois enfants. Mais leur situation devenait de plus en plus difficile. À la fin de 1729 les poursuites et les pièges, dressés contre Court par ceux qui le traquaient sans relâche, devenaient insupportables. Il risquait fort de subir le même sort que Claude Brousson. C'est alors qu'il se décida subitement à quitter le royaume. Il avait compris qu'il serait bien plus utile aux Églises de sa patrie en se trouvant hors de France. En automne 1729, il rejoignit sa famille qui l'avait précédé à Lausanne et s'établit dans un petit appartement, rue de la Madeleine, à deux pas de l'Hôtel de Ville. Bien qu'il n'y donnât formellement aucun cours, il devint le directeur du Séminaire. Bien plus encore, il en était l'âme même. Une modeste pension de 500 livres par an lui fut allouée par Leurs Excellences.
Il n'avait alors que 34 ans et derrière lui se trouvait une œuvre immense, le rétablissement de la foi réformée en France et la restauration des Églises dans leur ancienne discipline. De Lausanne il continua, par une vaste et incessante correspondance, à diriger l'œuvre commencée. Il écrivait à toutes les Églises, aux pasteurs et aux proposants, répondait à d'innombrables questions, résolvait des problèmes difficiles, apaisait les désaccords, encourageait et exhortait tous. Il exerçait en fait, à distance, un véritable ministère d'évêque. Il représentait les intérêts des Églises sous la croix auprès du Refuge huguenot et des Puissances étrangères. Peu à peu, ses collègues comprirent quelle bénédiction cette retraite représentait pour toutes les Églises.
S'il ne donnait pas de cours officiels au Séminaire, il en inspirait l'esprit, cet esprit qu'il aimait appeler l'Esprit du Désert et qu'il cherchait inlassablement à inculquer à tous les étudiants.
J'entends par là un esprit de mortification, de sanctification, de prudence, de circonspection, un esprit de réflexion, de grande sagesse et surtout de martyre, qui nous apprenant à mourir tous les jours à nous-même, à vaincre, à surmonter nos passions avec leurs concupiscences, nous prépare et nous dispose à perdre courageusement la vie dans les tourments et sur un gibet, si la Providence nous y appelle. [...]
S'adressant à un étudiant il lui dit :
Vous sentez que si vous manquiez de cet esprit, vous risqueriez plus d'une fois de terribles mécomptes. Vous édifieriez mal, vous seriez sans ressources au plus grand de tous les besoins, et vous feriez le sacrifice d'une liberté, d'un repos et d'une vie toujours plus précieuse, seulement pour vous rendre malheureux et pour être continuellement en lutte avec le mépris, les opprobres, les difficultés et les contradictions [34].
Sa prédication fournissait des exemples aux étudiants et il continuait l'enseignement qu'il avait pratiqué dans les séminaires improvisés du Désert. Voici comment Henri Vuilleumier en citant un contemporain décrit les exercices de piété que Court faisait subir à ses étudiants déjà en 1731 :
Un soir [...] Duplan vint le prendre, lui et son élève, pour assister à un exercitia pietatis auxquels son hôte avait coutume de se livrer avec les trois proposants dont se composait alors le Séminaire. Cet exercice consistait dans la lecture et l'explication d'un morceau du Nouveau Testament et se terminait par une prière à genoux. Chacun des assistants avait sous les yeux une version française du Nouveau Testament mais d'éditions différentes, aucun d'eux n'ayant eu ni le temps ni l'occasion d'apprendre la langue de l'original. La portion du saint livre qui servait de texte était analysée, méditée, approfondie au moyen de questions posées par M. Court et auxquelles chacun répondait à son tour. C'était, remarque notre piétiste, un peu sec, on s'en tenait trop à la lettre. Mais il ajoute : “ Rien de plus édifiant pourtant que d'assister à cette schola veritatis quae secundum pietate est. Nous y sommes retournés plus d'une fois. Cela vaut mieux, à coup sûr, que de passer la soirée dans la société des étudiants ordinaires, de ceux du gros monceau, qui ne s'amusent qu'à des vanités et n'ont pas même l'idée de semblables conventicula. ”
Le dimanche suivant, en compagnie de M. de Bionnens qu'il aimait aussi à fréquenter ainsi que des trois proposants français, D'Annone se rend au temple Saint-Laurent pour entendre prêcher M. Court. “ Ce n'était pas ”, dit-il “ un sermon à la mode, construit selon les règles du métier. C'était un témoignage plein de feu et de joie spirituelle, rendu par le ci-devant garçon boucher versé à fond dans les Écritures [...] Comment plus édifiant et plus solide que la prédication routinière qu'on n'est que trop exposé à entendre ailleurs. ” Le même sermon fut ensuite relu au domicile du prédicateur et donna lieu à un entretien où le sujet et la manière de le traiter étaient discutés et élucidés [35].
Ainsi travaillait Antoine Court. Il s'agissait dans un très bref laps de temps de fournir aux étudiants le bagage biblique et théologique essentiel le plus complet possible. Au début, il ne pouvait être question de l'apprentissage des langues anciennes. On se contentait d'un cours complet de théologie renforcé par une formation apologétique plus conséquente destinée à réfuter les erreurs du catholicisme. Par la suite, on allongea les études, les rendant par cela plus complètes. Le combat apologétique était dirigé essentiellement contre le persécuteur romain.
Ce qui manqua cependant le plus au Séminaire fut un esprit combatif à l'égard des erreurs du siècle des Lumières [36]. On ne comprenait pas que la grande bataille de la foi se situait surtout face à un rationalisme qui faisait fi de Dieu et de sa Parole. Ce rationalisme avait une de ses racines dans l'affaiblissement de ces pointes doctrinales de la Réforme trop rudes pour les délicatesses d'une raison humaine parfaitement imbue d'elle-même. Il s'agissait plus précisément des doctrines de Calvin et de Viret relatives à la grâce souveraine de Dieu, à l'iniquité radicale de l'homme pécheur, à l'élection éternelle, à la persévérance des saints, au caractère particulier de la rédemption. Il ne put, en conséquence, se dresser dans le Séminaire une barrière doctrinale et spirituelle contre l'Arminianisme et contre les fausses doctrines provenant de Saumur. Cet Arminianisme, rappelons le, donne la priorité à la décision de l'homme dans l'œuvre du salut et cela aux dépens de l'action souveraine de la grâce de Dieu. La porte ouverte à l'esprit rationaliste des Lumières en fut, à la longue, l'inévitable résultat.
Court était un homme d'Église et un homme de paix. Bien qu'il vouât tous ses soins à donner à ses disciples les armes nécessaires pour lutter efficacement contre les erreurs de la Rome papale, il ne sut percevoir assez clairement le danger plus grave encore qui prenait le dessus dans la culture des pays protestants et qui se propageait par la voie des ptétentions à l'autonomie totale de la pensée de l'homme par rapport à Dieu, à sa Parole et à l'ordre immuable de la création. L'Église catholique de France fit de la destruction de la foi réformée, sa grande affaire. Cette obsession inique la poussa à tragiquement méconnaître le danger rationaliste du siècle et ainsi d'y succomber. En se défendant contre de telles attaques, si inlassablement meurtrières, les Églises réformées elles aussi concentrèrent leur combat essentiellement contre celle – la prostituée romaine – qui les opprimait si cruellement. Ils oublièrent ainsi de combattre un ennemi encore plus redoutable, l'apostasie du rationalisme protestant d'origine arminienne.
Le Séminaire avait en gros une position calviniste, en tout cas plus calviniste que ne l'était celle des Églises de Suisse romande. Mais il souffrait du fait que bon nombre de ses professeurs étaient tirés de l'Académie de Lausanne, si fortement marquée par les doctrines arminiennes. La Formule de consensus n'était pas parvenue à juguler l'essor de ces doctrines néfastes. Il faut noter aussi que, contrairement à la véritable position de la Réforme, qui tenait la volonté de l'homme pour esclave du péché et en conséquence serve, le Séminaire, lui, enseignait ouvertement le libre arbitre. Ceci ne manqua pas d'inquiéter les Églises de France. Le Synode national de mai 1756 manifesta cette inquiétude :
L'assemblée, convaincue que le séminaire a été jusqu'à présent d'une grande utilité aux églises de ce royaume, et espérant qu'il le sera de même à l'avenir, a délibéré d'écrire à messieurs les responsables directeurs du dit séminaire, pour les remercier de leurs soins charitables et les prier de veiller de plus en plus sur la conduite de nos séminaristes, et de leurs donner toujours des professeurs orthodoxes [37].
Court, nous l'avons déjà fait remarquer, était un homme de paix et il détestait les controverses entre frères. Il supportait alors difficilement l'idée d'une contrainte en matière de doctrine. Sur de telles divergences il préférait fermer les oreilles. Il écrivait de certains étudiants,
Je ne crois pas qu'on doive les obliger à signer la confession, s'ils ne le font pas volontairement. [...]. Il suffit d'exiger d'eux de ne rien enseigner qui y soit contraire ou qui trouble la paix : C'est la conduite que tient sagement, depuis un grand nombre d'années l'Église de Genève [38].
Et c'est par cet indifférentisme doctrinal qu'au XVIIIe siècle la Genève de Calvin se transforma en le plus misérable et le plus funeste pilier du rationalisme protestant. Court était bien ici dans les vues du professeur Polier de l'Académie de Lausanne. Polier qui, pendant de longues années fut l'un des plus fermes appuis du Séminaire, avait en son temps refusé de signer le Consensus sans pouvoir émettre à son sujet les plus expresses réserves. Nous voyons ainsi que ce qui manqua le plus au Séminaire fut de pouvoir disposer de docteurs de la Parole de l'envergure de ceux qui firent la Réformation du XVIe siècle. Mais en ce siècle de Ténèbres bibliques où trouver des hommes de la trempe de Jean Calvin, de Pierre Viret, de Martin Bucer, Théodore de Bèze, de Pierre Martyr Vermigli ou de Heinrich Bullinger ? Seul le monde Anglo-Saxon échappa, dans une certaine mesure, à cette hécatombe doctrinale qui caractérise tout le XVIIIe siècle chrétien, particulièrement sur le continent. Ainsi le catéchisme calviniste de Drelincourt fut remplacé dans les Églises du Désert par celui d'Ostervald, aux tendances nettement arminiennes. Petit à petit l'esprit véritablement réformé et évangélique du Réveil suscité par l'œuvre d'Antoine Court au début du siècle s'affadit au contact de la médiocrité ratinaliste “ critique ” et la prédication des Églises en fut de plus en plus fortement marquée par l'esprit des Lumières.
Cependant, le Comité de Lausanne tâchait de veiller au maintien du cap sur l'orthodoxie en cherchant de son mieux à écarter du Séminaire les professeurs de l'Académie les plus imbus d'idées nouvelles. Ceci fut vrai du moins jusqu'en 1760, date de la mort d'Antoine Court. Il avait alors accompli sa grande tâche de fournir aux Églises du Désert des pasteurs fidèles à la Parole de Dieu. Il est significatif qu'à cette même époque Voltaire résidait à Lausanne où il s'adonnait aux joies de la production théâtrale et personne n'y voyait d'inconvénient. Les temps étaient aux changements et, sans un esprit combatif animé d'un discernement des plus aigus, comment lutter contre l'esprit d'un siècle plus rusé et perfide que sage ? Hugues résume bien l'attitude des Églises sous la croix :
Les pasteurs qu'elles demandaient, étaient ceux dont nulle peine ne pouvait éteindre l'ardeur, nul danger abattre l'intrépidité ; c'étaient ceux qui, sans trêve ni repos, étaient capables de courir les villes et les villages, de convoquer les assemblées aux heures nocturnes, de prêcher, d'exhorter, de consoler ; c'étaient ceux enfin qui savaient braver la mort et souffrir le martyre [39].
Mais en négligeant le combat spirituel et intellectuel qu'appelait ce siècle ténébreux, on assurait certes le présent mais qu'en serait-il de l'avenir ? Il manquait au Séminaire de Lausanne un esprit théologique supérieur semblable à celui du grand Albert de Haller (1708-1777) de Berne qui voyait, lui, clairement les dangers redoutables que représentait l'esprit des Lumières pour le Christianisme. Voyons sa manière de s'exprimer à ce sujet :
Quand je compare ce qui s'écrit aujourd'hui, avec l'ardeur du siècle de la Réformation, j'ai honte du nôtre. Nos plus célèbres Théologiens emploient des in-quarto à décrire quelque hérésie obscure, qui ne vaut pas la peine d'être connue, et on parle plus au cœur. On ne prêche plus Jésus-Christ. Il n'y a presque plus que les Presbytériens d'Angleterre qui fassent leur devoir à cet égard [40].
Ainsi s'exprimait le plus illustre des adversaires du déisme destructeur de Voltaire. Haller cherchait dans de tels combats à montrer,
[...] les suites pratiques de l'Incrédulité. Les maux infinis qu'elle produit déjà et qui accableront bientôt la race humaine, si ces affreux principes venaient à étouffer la Vérité, et la forcer pour ainsi dire à remonter dans le ciel [41].
Seigneux de Corrévon, dans son introduction du Discours sur l'Irreligion de Haller, écrivait :
Quelle satisfaction pour ceux qui mettent la sainte Religion, je veux dire celle de Jésus-Christ, bien au-dessus de tous les systèmes des Philosophes, et de tout ce qu'à produit de plus beau la sagesse humaine, de voir d'illustres Athlètes montrer à découvert leur zèle éclairé pour elle ; décréditer ces génies superficiels qui l'abandonnent sans la connaître ; opposer surtout à ces Génies hardis qui en imposent par leur audace, une hardiesse plus noble et plus imposante encore ; celle qui naît d'une connaissance plus intime encore, d'une conviction plus éclairée, et d'une conduite qui s'y rapporte [42].
Mais l'absence chez Antoine Court d'une combativité doctrinale et philosophique comparable à celle du grand Albert de Haller le rendit aveugle aux dangers qui menaçaient son œuvre. Aux alentours de 1750, encore de son vivant, certains étudiants de Séminaire rendus, par émulation de l'esprit du siècle, très friand de ce qu'on appelait des Sociétés de Pensée [43], s'étaient constitués en loge maçonnique. Cette société secrète se maintint et se développa. Le pasteur Jules Chavannes, dans l'étude qu'il consacra à l'histoire du Séminaire, constata que peu avant la Révolution,
[...] on fut contraint de leur parler avec sévérité à plusieurs reprises au sujet d'une loge maçonnique fondée par eux dans un établissement public situé à l'une des entrées de la ville en les menaçant d'un recours à l'autorité souveraine [44].
Il n'est guère étonnant que la Révolution vit se manifester un esprit violemment contestataire parmi les étudiants du Séminaire.
Antoine Court avait même toléré avec une certaine complaisance la faveur avec laquelle son ami et successeur, Paul Rabaut, avait accueilli certaines théories prophétiques farfelues – dont les prédictions avaient été démenties à plusieurs reprises par les faits – qui annonçaient la prochaine libération de la France du joug catholique. Ces théories eurent une vogue extraordinaire parmi les Protestants français. Et c'est chez un des tenants de ces élucubrations pseudo-bibliques, Loys de Cheseaux, que Court s'était établi avant la mort de sa femme en 1755. Certes, les Églises étaient définitivement revenues du prophétisme de l'époque des Camisards. Mais, à la fin du siècle, leur engouement pour un tel messianisme, associé à l'effondrement de plus en plus marqué de leur théologie biblique sous la pression des Lumières, les laissa sans défense face au raz-de-marée de l'utopie quasi religieuse de l'esprit révolutionnaire. Et c'est bien dans un tel messianisme, maintenant sécularisé, que sombrèrent presque entièrement les Églises du Désert qui avaient, par Court et par ses compagnons, été relevées de leurs cendres par l'exercice d'une foi si pure et si forte et cela au prix de tant de souffrances et de fidélité en prêchant, au risque constant de leur vie, le glorieux Évangile de la croix de Jésus-Christ.
L'histoire ne reproduit que trop souvent dans les annales de l'Église un cycle de réveil spirituel, de réforme de l'Église, des mœurs et de la société, de succès, d'affadissement, de chute et de jugement divin. C'était face à la déchéance de l'Église réformée que Court et ses frères dans le ministère s'étaient si victorieusement levés. Maintenant, avec la fin du XVIIIe siècle, l'Église de France était revenue au point de sa première déchéance. A constater l'apostasie presque complète des réformés lors de la tempête révolutionnaire, nous réalisons que la chute fut alors plus profonde encore que lors de la Révocation de l'Édit de Nantes. Les réveils évangéliques du XIXe siècle allaient à nouveau manifester la grâce souveraine de Dieu, grâce entièrement imméritée par laquelle le vrai Berger des brebis cherche inlassablement à ramener son troupeau au pied de la croix, à la Foi en Lui, Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme et à la soumission à toute la Parole de Dieu, qui n'est autre que l'obéissance à ses saints commandements divins.
Conclusion
La figure d'Antoine Court est pour nous tout à la fois un exemple lumineux et un terrible avertissement. Exemple par son esprit de consécration, de zèle infatigable pour l'œuvre de Dieu, de bonté et d'amour de ses frères. Avertissement qui nous faire comprendre que le zèle pour l'Évangile, la douceur de la colombe sans la prudence du serpent ne peut construire une œuvre durable. Car il nous faut à toutes les vertus chrétiennes, ajouter ce discernement limpide et inflexible des ruses et de la méchanceté des hommes emportés, comme ils le sont, par la malice de leur maître infernal.
Mais cette vision sombre sur l'avenir de l'Église du Désert ne doit aucunement effacer pour nous les mérites exemplaires de ce serviteur de Dieu. L'esprit de paix et de conciliation dans l'amour de la Vérité qui animait à un si haut point toute la vie d'Antoine Court s'exprime d'une manière admirable dans cet appel à la réconciliation de ses frères divisés :
Agréez que je vous exhorte, au nom de Dieu, à vous aimer les uns les autres, à vous supporter, à ne faire les uns aux autres que ce que vous souhaiteriez qu'on vous fît à vous-même, comme le Seigneur vous y exhorte dans sa parole. Pardonnez-vous les uns aux autres, oubliez entièrement les outrages que vous prétendez avoir reçus, comme vous voulez que Dieu vous pardonne et qu'il anéantisse toutes vos fautes, quelles que soient leur énormité et leur grandeur [45].
Ce modeste Séminaire des mains duquel les Églises du Désert reçurent plus de 400 pasteurs fut l'instrument par lequel, comme le dit son historien, le pasteur Chavannes,
La main charitable de l'Éternel se déployait en faveur des églises éprouvées. En voyant ce qu'il a plu à ce miséricordieux Sauveur d'accomplir au moyen des faibles instruments qu'il jugea bon d'employer, on trouve une frappante application de ces paroles de l'apôtre : “ Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les forts ; afin que personne ne se glorifie devant lui, mais que, comme il est écrit, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur [46].
Nous laisserons le mot de la fin à Antoine Court lui-même qui, parlant de l'œuvre que Dieu avait accomplie par ses faibles moyens, disait en mars 1747 :
S'il a plu à Dieu de se servir de nous comme de vils instruments pour amener plusieurs à la justice, que nous puissions reluire un jour selon ses divines promesses, comme des étoiles du firmament ! — Nous devons le bénir tous les jours avec un nouveau zèle de ce qu'il a daigné se servir de notre ministère pour ranimer la foi presque éteinte dans notre chère patrie, et y conserver une religion pour laquelle nous avons tant de fois et pendant tant d'années sacrifié notre vie. Plus je médite sur la grâce que Dieu nous a faite à cet égard, et plus je trouve que nous avons lieu de le louer de nous avoir choisis pour une œuvre si belle et si consolante. À quoi aurions-nous pu employer plus dignement notre vie ? Et quelles sources plus abondantes de consolations pour nous, que celles qui nous fournissent le fruit dont il a plu à Dieu d'accompagner les faibles rfforts de notre ministère : de savoir que notre travail n'a pas été vain dans l'œuvre du Seigneur, et de nous voir succéder dans cette œuvre si sainte par une troupe d'ouvriers pleins de zèle qui ne respirent que d'étendre les conquêtes de notre divin Maître [47] !
NB: Jean-Marc Berthoud est historien et l'auteur de nombreuses études publiés chez Éditions L'Âge d'Homme. Berthoud est également auteur de la série L'histoire alliancielle de l'Église dans le monde. (publié chez Lulu)
[1] - Texte reproduit, sous une forme adaptée, de la conférence donnée en mars 1991 pour les “ Soirées à suivre ” à Lausanne. Il est tiré de l'ouvrage, Jean-Marc Berthoud, Des Actes de l'Église. Le Christianisme en Suisse romande, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1993, pp. 89-101.
[2] - Ce texte, par Jean-Marc Berthoud, est tiré de L'Histoire alliancielle, vol. III (chapitre VII).
[3] - Sur la guerre des Camisard voyez parmi bien d'autres ouvrages : André Ducasse, La guerre des Camisards, Hachette, Paris, 1950 ; Agnès de la Gorce, Camisards et dragons du roi, Albin Michel, Paris, 1950 ; Philippe Joutard, La légende des Camisards, Gallimard, Paris, 1977 ainsi que la Bibliographie X. Antoine Court et son temps, pp.
[4] - Daniel Vidal, Le malheur et son prophète. Inspirés et sectaires en Languedoc calviniste (1685-1725), Payot, Paris, 1983.
[5] - Sur l'histoire protestante du XVIIIe siècle voyez avant tout les ouvrages de Samuel Mours ainsi que ceux cités dans la Bibliographie X. Antoine Court et son temps, pp.
[6] - Edmond Hugues, Antoine Court, Histoire de la restauration du Protestantisme en France au XVIIIe siècle, Michel Lévy, Paris, 1872, Volume I, p. xx.
[7] - Edmond Hugues (Ed.), Mémoires d'Antoine Court (1696-1729), Société des Livres Religieux, Toulouse, 1885, Antoine Court, Histoire de la restauration du Protestantisme en France au XVIIIe siècle, Michel Lévy, Paris, 1872 (2 vols) ; Ernest Combe, Antoine Court et ses sermons, Georges Bridel, Lausanne, 1896.
[8] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 11.
[9] - Léopold Nègre, Vie et ministère de Claude Brousson 1647-1698, Sandoz et Fischbacher, Paris, 1878, pp. 177-191.
[10] - Edmond Hugues, Antoine Court, op. cit., Volume I, pp. 82-83.
[11] - Brousson Claude, Relation sommaire des Merveilles que Dieu fait en France, dans les Cévennes et dans le Bas-Languedoc, pour l'instruction et la consolation de son Église désolée, Amsterdam, 1694.
[12] - A. Bost (Ed.), Les prophètes protestants. Le théâtre sacré des Cévennes, Paris, 1847 ; Charles Bost (Ed.), Mémoires inédits d'Abraham Mazel et d'Elie Marion sur la guerre des Cévennes, Fischbacher, Paris, 1931 ; Philippe Joutard, Journaux Camisards (1700-1715), 10/18, Paris, 1965.
[13] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 176.
[14] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 178.
[15] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 179.
[16] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 181.
[17] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 183.
[18] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 183.
[19] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 184.
[20] - Décision du Synode de 1716 citée par Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I. p. 187.
[21] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I. p. 190.
[22] -Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I. p. 194.
[23] - Samuel Turrettin, Préservatif contre le fanatisme ou réfutation des prétendus inspirés des derniers siècles, Du Villard et Jaquier, Genève, 1753 [1719]. Cité par E. de Budé, Vie de Bénédict Pictet, théologien genevois (1655-1725), Georges Bridel, Lausanne, 1874, pp. 225-227. Déjà en 1689 un sermon sur ce ujet avait été publié à Lausanne. Élie Merlat, Le moyen de discerner les esprits, David Gentil, Lausanne, 1689.
[24] - E. de Budé, Vie de Bénédict Pictet, p. 233. Voyez la réédition de cette épître Bénédict Pictet, Lettre sur ceux qui se croient inspirés, Europresse, Chalon-sur-Saône, 1993. Cette lettre publique fut sans doute imprimée à Genève, en juin 1721.
[25] - E. de Budé, Vie de Bénédict Pictet, op. cit., pp. 236-240.
[26] - Ernest Combe, Antoine Court et ses sermons, Georges Bridel, Lausanne, 1896, pp. 133-135.
[27] - Edmond Hugues, Les Synodes du Désert, Trois volumes, Grassart, Paris, 1891, Vol. I, pp. 53-54. G. de Felice, Histoire des Synodes Nationaux des Églises réformée de France, Grassart, Paris, 1864.
[28] - Edmond Hugues, Antoine Court, Volume I, p. 296.
[29] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 101.
[30] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, pp. 84-85. Il s'agit manifestement de l'application, dans ce séminaire rustique, de la méthode scolastique, si utile pour débrouiller des questions difficiles et le sens des textes bibliques, telle qu'elle était pratiquée dans les Adadémies réformées de l'époque.
[31] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. I, p. 275. Vu la dérive doctrinale “ critique ” des Églises réformées à travers l'Europe, de tels renforts n'auraient été, pour la plupart, qu'un renfort théologiquement et spirituellement empoisonné.
[32] - Il est intéressant de noter que cette crainte des autorités genevoises de susciter la colère des autorités françaises la France constituant alors la puissance dominante de l'Europe fut si grande que les archives d'Antoine Court, qu'il avait fait déposer à Genève, disparurent complètement. Elles furent redécouvertes bien des années plus tard par un historien astucieux qui après de longues recherches arriva à la conclusion que l'un des murs d'une des salles de la Bibliothèque de Genève dissimulait une porte qui, lorsqu'on l'ouvrit (la clef n'avait pas été perdue!) révéla un local contenant une documentation capitale relative aux activités si séditieuses tant spirituellement que politiquement d'Antoine Court.
[33] - Jules Chavannes, “ Une école de théologie des temps passés. Notes historiques sur le Séminaire de Lausanne ”, Le Chrétien Évangélique, Lausanne, Tome XV, 1872, (pp. 73-108, 119-130, 168-181), p. 38.
[34] - Edmond Hugues, Antoine Court, op. cit., Volume II, pp. 35-36.
[35] - Henri Vuilleumier : Histoire de l'Église Réformée du Pays de Vaud sous le régime Bernois, op. cit., Tome IV, p. 420.
[36] - Voyez les ouvrages suivants ainsi que d'autres indiqués dans la Bibliographie X. (b) L'époque d'Antoine Court, pp. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne 1680-1715, Boivin, Paris, 1935 ; Paul Hazard , La pensée européenne au XVIIIe siècle de Montesquieu à Lessing, Boivin, Paris, 1946 ; Peter Gay, The Enlightenment, Norton, New York, 1969, 2 Vols ; Ernst Cassirer, The Philosophy of the Enlightenment, Beacon Press, Boston ; Louis I. Bredvold, The Brave New World of the Enlightenment, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1955.
[37] - Jules Chavannes, Une école libre de théologie des temps passés, Notes historiques sur le séminaire de Lausanne, Le Chrétien Évangélique, Lausanne, Tome XV, 1872, pp. 39-40.
[38] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. II, p. 42.
[39] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. II, p. 45.
[40] - Henri Vuilleumier, Histoire de l'Église réformée du Pays de Vaud sous le Régime Bernois, Tome IV, p. 264. Voyez Albert de Haller, Discours sur l'Irreligion, où l'on examine ses principes et ses suites funestes, Kessinger, s.d., [1760] ; Lettres de feu Mr De Haller contre M. de Voltaire, Société Typographique, Lausanne, 1780.
[41] - Henri Vuilleumier, op. cit., Tome IV, p. 262.
[42] - Henri Vuilleumier, op. cit., Tome IV, p. 262.
[43] - Voyez les travaux indispensables d'Augustin Cochin, La Révolution et la Libre Pensée, Copernic, Paris, 1976 ; Les Sociétés de Pensée et la Démocratie moderne, Etudes d'Histoire Révolutionnaire, Copernic, Paris, 1978.
[44] - Jules Chavannes, Une école libre de théologie des temps passés, Le Chrétien Évangélique, Lausanne, Tome XV, 1872, pp. 81-82.
[45] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. II, p. 384.
[46] - Jules Chavannes, Une école libre de théologie des temps passés, Le Chrétien Évangélique, Lausanne, Tome XV, 1872, p. 181.
[47] - Edmond Hugues, Antoine Court, Vol. II, pp. 397-398.