- et la politique ?
Le fait de considérer la religion comme un "fait social total" permet de rendre compte de certains faits venant souvent à l'attention d'anthropologues sur le terrain que les catégories monographiques traditionnelles (économique, politique, juridique, religion, etc.) étaient incapables de saisir. Raymond Firth, dans un article récent sur les domaines de la religion et de la politique met en évidence plusieurs faits de ce genre qui confirment l'idée que ces deux "domaines" sont loin d'être hermétiques et qu'il arrive même dans certains cas que les deux soient inextricablement mêlés. Voici un exemple. (Firth 1981: 588)
"A guiding theme of all the 'religions of the Book' has been their holism - what may be called the alpha and omega view of religion. The religious canons are believed to contain within themselves all the rules necessary for the life and salvation of the believer, including all provisions for his political behaviour." (souligné par moi-même)
L'Islam est un excellent exemple de ce phénomène. (Firth 1981: 589)
"But from the central postulate of God as the supreme, ultimate, blinding reality come propositions about man as the servant of God, about nature as symbols reflecting the divine reality, and about the law (Shari'a) as expressing the will of God and covering all aspects of human life. It is a neat and logical faith. For Muslims, there is no ultimate distinction between divine law, and human law. So every act, including every political act, has a religious dimension and should have a demonstratable religious sanction."
Plus loin, discutant de la position marxiste classique sur la religion, Firth remarque: (1981: 593)
"Religion can be a very powerful political instrument. But the strength of conviction of its followers, their certainty of the legitimacy of their premises, can lead to innovative action, to political challenge instead of political support. If in a broad way we can divide religious followers into moderates and extremists, it is among the moderates that Marx's propositions about religion as the ideology of the capitalist system have historically applied. Among the extremists, the zealots, the fanatics, God and Caesar are either unified or irreconciable. A religion can then offer a revolutionary alternative to an established political system such that which would define the relative powers of church and state. More generally, it might be argued that some of the most important religious mouvements, at their beginning, have been as much challenges to the established political and economic order as escapes from it."
Jonathan Friedman dans un article intitulé "Religion as Economy and Economy as Religion" met en évidence le fait que la religion joue parfois un rôle économique important et réel (voir aussi la note no.63). (Friedman 1975: 59)
"The categories economy, religion, social structure, are not obvious enough in their meaning to enable us to analyse any society. I have tried here to show that the specificity of the social organization of production and reproduction cross-cuts boundaries that have been traditionally drawn between supposedly discrete levels in all societies. If a relation to the supernatural can be called religious in content, then we must still contend with the fact that it can determine in a large measure, and in a systematic way, the goals of production and distribution."
Friedman aboutit à une position relativisante assez radicale qui, à mon avis, laisse entrevoir une approche comme celle d'Augé qui considère la religion comme un "fait social total". (1975: 59)
"But this is not enough, for if religion is an essential infrastructural element, it is itself but part of a larger cultural structure which organizes affinal relations as well as relations to the supernatural. It is this structure which defines the nature of ritual activity, dominates the internal functioning of the economy and determines the direction of the evolution of the social formation. There is no culturally defined economy, nor is there a culturally defined religion. As institutional categories, these belong only to our own and perhaps a few other kinds of society. If we are to explain the functioning and evolution of social systems, it is necessary to discover the specificity of their internal structures. We must accept from the start that the structure which organizes material production and reproduction may also organize other activities in a way that no cultural distinction can be drawn between the economic and the non-economic."
De nombreux cas de religions jouant des rôles 'extra-religieux' peuvent être retrouvés dans les travaux d'anthropologues. Clifford Geertz, par exemple, dans son article Ideology as a Cultural System met en évidence, dans une section sur la vie politique en Indonésie (1973: 220-229) l'interaction, parfois assez frénétique, qu'il peut y avoir entre idées religieuses et politiques dans une situation où le syncrétisme est un trait culturel commun. Ailleurs, on peut penser par exemple au judaîsme et au récit de l'Exode où Yahveh se fit libérateur politique ! Puisqu'il devient assez évident que la religion, en tant que "fait social total", joue par exemple des rôles proprement politiques (d'après nos catégories occidentales), il m'apparaît logique que nous nous posions sérieusement la question inverse: se peut-il que nos idéologies politiques (surtout lorsqu'elles se disent Vérité ou seul discours objectif sur la réalité des rapports sociaux), que nous considérons comme des savoirs distincts, ne puissent être, aussi indigeste que cela puisse sembler, que des formes de religion occidentales n'ayant comme seule particularité que le fait d'avoir une cosmologie matérialiste généralement et une préoccupation obsessionelle avec la prise et le maintien du pouvoir dans un Etat[1] ?
Je dois admettre que les comparaisons entre idéologies politiques et religions apparaissent en science sociales depuis un bon nombre d'années déjà; mais, en général on procède de manière assez superficielle, faisant allusion par exemple aux aspects émotifs des deux systèmes de croyances. Lévi-Strauss, qui échappe quelque peu à cette tendance, a émis quelques commentaires à l'égard des fonctions cognitives remplies par les deux systèmes. (1958: 231)
"Un mythe se rapporte toujours à des événements passés: 'avant la création du monde' ou 'pendant les premiers âges', en tout cas, 'il y a longtemps'. Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. Une comparaison aidera à préciser cette ambiguité fondamentale. Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l'idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulememt remplacé celle-là. Or, que fait l'historien quand il évoque la Révolution française? Il se réfère à une suite d'événements passés, dont les conséquences se font sans doute encore sentir à travers toute une série, non réversible, d'événements intermédiaires. Mais pour l'homme politique et pour ceux qui l'écoutent, la Révolution française est une réalité d'un autre ordre; séquences d'événements passés, mais aussi schème doué d'une efficacité permanente, permettant d'interpréter la structure sociale de la France actuelle, les antagonismes qui s'y manifestent et d'entrevoir les linéaments de l'évolution future[2]."
Evidemment nous pouvons supposer qu'il soit possible de maintenir la distinction entre comportements politiques et religieux en Occident, et peut-être théoriquement chez certains peuples non-occidentaux aussi, mais trop souvent on se contente de trancher le noeud gordien d'un coup en imposant nos catégories de comportement sur les données ethnographiques pour ensuite s'arranger avec les résultats plutôt équivoques qui en découlent... comme dans la citation qui suit. (Spiro 1966: 105-106)
"The differential characteristics of religious, compared with other types of instrumental, behavior consists in an attempt to enlist the assistance, or to execute the will, of superhuman beings. Indeed, by what other criterion could religious, be distinguished from non-religious, behavior ? Surely not in terms of ends: with the exception of mysticism (confined to religious virtuosos) the range of mundane ends for which religion, cross-culturally viewed, is conceived to be instrumental is as broad as all the range of human ends. My argument, then, is not that political power is disqualified as a religious end, but that any attempt to achieve this end by means which do not entail a belief in the existence of superhuman beings is disqualified as religious means. A Kachin headman may attempt to manipulate myths and nats in order to validate his, or his clan's claim to power and authority; but this political behavior is to be distinguished (at all costs!?!?-P.G.) from his religious behavior, which consists in his belief in the existence of nats, and in his propitiation of them, both at local shrines and during manaus. Indeed, only because Kachins do believe that the verbal symbol 'nat' has reference to an existential being - and is not merely a social structural symbol - is it possible to manipulate this belief for political ends."
Malheureusement de telles analyses n'ajoutent pas grand chose à notre connaissance ethnographique et ressemblent plutôt à un effort découragé pour rehausser la validité de nos catégories de comportement. D'après les données d'Henri Desroches exposées dans une étude sur la 'préhistoire' des mouvements socialistes au 19e siècle, la distinction entre mouvements politiques et mouvements religieux n'est pas plus facile à faire en Occident qu'ailleurs. (Desroches 1974: 168)
"Dans le champ de l'utopisme vécu, il est assurément commode de distinguer ce qui relève d'une religion non-conformiste et ce qui relève d'un socialisme non-religieux. Pourtant, par les échantillons retenus précédemment, on a pu voir déjà la relativité d'une telle classification. Dans la conception d'un Münzer, ce qui est encore dissidence religieuse est déjà anticipation socialiste; et Engels peut noter - à propos de ce même Münzer - que sa théologie du "Saint-Esprit" "frisait" l'athéisme moderne, au même titre que sa théologie du Royaume de Dieu "frisait" la conception à venir d'une société sans classes. Au contraire, dans les conceptions d'un Weitling, ce qui est déjà préface au socialisme européen est encore une sorte de postface à une tradition de dissidences chrétiennes. On retrouverait une ambiguïté analogue dans l'univers mental d'un Cabet, cet autre communiste "religieux" du XIXe siècle[3]."
Discutant de l'universalité des mythes, Pierre Smith critique les comparaisons 'faciles' entre idéologies et discours religieux ou mythiques et émet quelques commentaires particulièrement intéressants quant aux implications plus profondes de l'universalité de la pensée mythique (ou religieuse). (Smith 1974: 261)
"Si la fonction des mythes est bien celle qu'on vient de désigner, elle est évidemment universelle et rien ne permet de supposer qu'aucune civilisation puisse se dispenser de mythes ou de leur équivalent. Pour le repérer, on peut d'abord, dans une civilisation complexe comme le nôtre, se référer à la relativisation des positions qu'opère chaque sous-culture face aux autres en les accusant de s'abondonner à des mythes: ainsi le marxiste face au chrétien, l'artiste face à l'homme d'affaires, une génération face à une autre, et réciproquemment. Il faut ensuite considérer que les mythes s'inscrivent toujours dans un système de genres écrits ou oraux qui diffère selon les cultures et qui influe sur la forme particulière qu'y prennent les mythes eux-mêmes. Les sociétés qui se concoivent comme immuables et ne retiennent rien de leur histoire auront une mythologie dont l'axe se situe autrement que dans une société où l'histoire est mise en premier plan. Tous les genres, aussi bien les genres littéraires que l'histoire, l'idéologie politique, la philosophie, etc., entretiennent un rapport direct avec la pensée mythique qui façonne les significations dont ils sont porteurs."
Tout comme l'affirme Smith, je suis d'avis qu'il faut éviter les comparaisons superficielles et 'faciles' entre idéologies politiques et systèmes religieux. Mais reprenant l'idée, énoncée par Smith plus haut, de l'universalité de la pensée mythico-religieuse, je crois que nous pouvons arriver à une compréhension plus profonde de ces deux systèmes en les comparant au niveau de leur fonctions cognitives. A partir de la définition du phénomène religion explicitée antérieurement les idéologies politiques occidentales peuvent être considérées comme des religions 'pas tout à fait réussies'. Expliquons...
D'abord, il faut noter que les idéologies politiques occidentales opèrent, tout comme les religions 'traditionnelles', à partir de certaines conceptions irréfutables (souvent implicites) de l'homme et de la société, et ces conceptions servent en quelque sorte de cosmologie et de point de repère permettant la critique et la modification des comportements individuels ou encore de certains aspects des rapports sociaux. Le marxisme, par exemple, analysé à partir d'un tel point de vue rendra les résultats suivants. (Lefort 1955: 36)
"Comment parler d'une perte de l'homme dans son travail ou d'une humanité rendue étrangère à elle-même, si l'on ne possède par devers-soi l'idée d'un vrai être de l'homme ? Appliqué à Marx cette réflexion - ironie imprévisible de l'histoire des idées - ne viserait rien de moins qu'à le remettre sur ses pieds. (...) ...c'est parce qu'il (Marx-P.G.) part de l'idée d'une certaine relation de l'homme à l'homme et d'un certain type d'activité humaine, que le travail dans la société capitaliste lui apparaît comme aliénée, qu'il peut établir une contradiction entre la socialisation du travail et le monde privé de la production, qu'il peut dénoncer un déchirement fatal entre le travail mort et le travail vivant, qu'il peut enfin juger la constitution politique, le droit, la religion ou d'autres sphères d'activités comme des expressions de l'aliénation. "Sans la notion du vrai être de l'homme, la critique de la réalité existante doit donc rester inintelligible et n'est qu'un reproche vide de sens, une querelle de mécontents"."
A ce sujet Joachim Israel note: (1971: 79-80)
"Thus, contrary to such authors as Althusser, we reach the conclusion that Marx's theories contain normative[4] elements even after he rejected the philosophical ideas which mark his earliest works. Adam Schaff points out that each humanistic system has its own theory of happiness. Such a theory may be developed in two ways: either in a positive way by describing the preconditions for human happiness; or in a negative way, by indicating the conditions for the abolishment of man's unhappiness. Contained in Marx's theories are both the positive and negative elements. But, more than that, there is a mixture of sociological-economical analysis and of normative-ethical discourse."
Mais qu'est-ce au juste une religion 'réussie' ? Est ce que celà vise des religions qui "fonctionnent", c'est-à-dire qui ont un leadership capable et des possibilités de recrutement afin d'assurer leur survie à long terme ? Est-ce un jugement de valeur sur le caractère éthique d'un système ? Non, la "réussite" ici est évaluée strictement en termes de pénétration culturelle. Une religion sera 'réussie' donc en donnant le sens ou en rendant signifiant des champs d'activité aussi divers que la politique, la psychologie individuelle, la technologie, les soins de santé, l'économique, l'alimentation, les sciences, le droit et les arts. Une religion sera réussie en 'imprégnant' tous les aspects de la vie d'une société. Tout est coloré par la religion, tout en tire son sens. Plus une religion sera 'réussie', plus elle pénétrera les moindres détails de la vie quotidienne.
Tableau III: Les domaines d'une religion réussie.
Concernant le tableau III, soulignons que l'agencement des domaines Emotions, Langage et Cosmologie ne présuppose aucune hiérarchie. Cette disposition a été choisie simplement parce qu'elle illustre le fait que les émotions, le langage et la cosmologie se retrouvent dans tous les aspects de la culture. Que les émotions soient situées au centre est donc arbitraire et n'implique aucune prééminence. Notons aussi que l'agencement des autres domaines, les uns par rapport aux autres, ne peut évidemment représenter toute la complexité des cultures humaines. Que le rituel ne recoupe pas ici la politique ne préjuge pas du fait que ceci puisse être le cas dans bon nombre de sociétés. Ceci peut aussi, dans bon nombre de cas, impliquer un contrôle direct comme ce fut le cas au Québec avant la Révolution Tranquille où la religion catholique rendait signifiant (donnait le sens) et gérait effectivement l'éducation, les soins de santé, les attitudes vis-à-vis la sexualité, les mouvements ouvriers et jouissait d'une grande influence sur la politique, les arts, la littérature (l'Index), et la démographie (la 'revanche des berceaux") de cette société. La religion catholique après la Revolution Tranquille, par ailleurs, nous fournit un excellent exemple de la notion pendante de religion réussie, celle de religion incomplète. Une religion incomplète est un système idéologico-religieux qui ne rend signifiants que quelques champs d'activité humaine, elle n'a que partiellement 'réussi' à pénétrer et imprégner sa culture hôte. Elle est loin d'être un "fait social total". La religion catholique au Québec depuis les années soixante jouit effectivement de beaucoup moins d'influence dans les grandes institutions sociales et pour une grande part se voit réduite à un discours moraliste visant surtout l'individu. Bon nombre de catholiques contemporains, même pratiquants, vivent dans une cosmologie le dimanche et, au cours de l'exercice de leur vie professionelle quotidienne, dans une autre, scientifique ou technique généralement. Leur vie est segmentée et réfère à plus d'une cosmologie. Mais retournons à nos idéologies politiques occidentales.
Dire, donc, que les idéologies politiques occidentales ne sont que des religions mal 'réussies' ou incomplètes implique qu'elles fournissent un sens 'limité', c'est-à-dire qu'elles produisent généralement un discours (et des 'réponses') se rapportant à la vie collective de l'homme, mais pas pour des problèmes d'ordre familial ou individuel. Elles ne fournissent pas de sens à ce niveau. Les problèmes d'ordre psychiatrique ou physiologique par exemple peuvent être traités sans trop de difficulté dans le contexte d'une religion 'réussie', mais dans le contexte d'une idéologie politique, ils devront être traités de 'l'extérieur', par des spécialistes opérant dans d'autres paradigmes (ou sous-cosmologies) plus adaptés à ces problèmes particuliers. Il y a évidemment des cas d'idéologies politiques plus 'réussies' que d'autres. Nous nous retrouvons en Chine et en URSS par exemple avec "la science pour le peuple", "l'éducation pour le peuple[5]", "les sports pour le peuple" et "les arts pour le peuple", etc.
- et les philosophes ?
Nous tournant maintenant vers les catégories de discours identifiées en Occident par les termes 'philosophie et métaphysique', il n'apparaîtra pas très prodigieux, si on les considère à partir du point de vue explicité ci-dessus sur les idéologies politiques, que ces deux catégories de savoir seraient aussi en fait des formes religieuses particulières à l'Occident. Touchant cette question Jan Van Baal indique: (1971: 5-6)
"One of the more serious objections usually raised against our definition (of religion[6] -P.G.) is that it is too wide because it includes magic as well as an important part of metaphysics. One might be inclined to reply: so what ?; but that is a crude and rather unsatisfactory answer (tsk, tsk -P.G.). Nevertheless, as far as metaphysics is concerned, would it do any harm if we admitted that metaphysical concepts are religious when they refer to a non-empirical reality ? Is there any sense in denying that metaphysics and religion repeatedly go hand in hand ? Often metaphysics is simply religion, even if it is religion in a very specific, intellectualized and speculative guise."
Tout comme Henri Desroches nous établit ci-dessus qu'il y eut un temps où religion et politique furent inextricablement mêlées, Henri Rousseau fait de même quant à la religion et la philosophie. Discutant de l'expansion originale du christianisme et des premiers convertis gentils, Rousseau écrit. (1973: 15-16)
"Mais il en est autrement des convertis (Grecs ou Romains-P.G.): pour nombre d'entre eux, la conversion au christianisme était l'aboutissement d'un itinéraire philosophico-religieux. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque il n'existait pas de distinction radicale entre philosophie et religion; toutes deux étaient étroitement imbriquées dans une recherche de la sagesse, de la connaissance vitale, de la gnose."
Comme l'indique Van Baal, la philosophie est généralement caractérisée par un langage dense et abstrait et un niveau peu élévé d'institutionalisation et de ritualisation[7]. Parce qu'elle tend à être moins accessible aux masses, elle est habituellement moins réussie que les idéologies politiques, ou les religions traditionelles sauf quelques exceptions comme l'existentialisme ou le confucianisme qui ont eu quand même une grande portée à l'extérieur des rangs des philosophes professionels et dont on pourrait dire qu'elles étaient plus 'réussies' que la plupart des philosophies.
- et la culture ?
Au cours de la rédaction de cet essai j'ai soumis à quelques individus l'idée exposée plus haut que si nous voyons que les religions dans nombre de sociétés non-occidentales sans écriture ce que Marcel Mauss appelait des "faits sociaux totaux" et remplissent très souvent des fonctions que, nous, nous qualifierions de proprement politiques, il me semblait qu'il fallait prendre au sérieux la possibilité que nos propres idéolgies politiques ne soient que des religions dont la forme cosmologique serait particulière à l'Occident. A ceci on m'a repliqué que, tel que je l'envisageais, dans le cas des sociétés non-occidentales sans écriture, la notion de religion devenait à peu près impossible à distinguer de la notion plus large de la culture,... ce qui ne rendait pas les choses tellement plus claires.
Sur le coup, je n'y ai pas trop porté attention, mais plus tard, en travaillant plus à fond la question, j'ai constaté que lorsqu'une religion est réellement 'réussie', c'est-à-dire qu'elle traverse et rend signifiante à peu près toutes les facettes de la vie collective et individuelle comme c'est souvent le cas dans beaucoup de sociétés non-occidentales précontactes et comme ce fut aussi le cas en Occident avant le XIXe siècle, la religion devient effectivement l'équivalent de notre notion de culture et dans de telles situations on ne peut distinguer les deux. Edward Sapir met clairement en évidence cette caractéristique de la religion des "sociétés primitives". (in Mandelbaum 1958: 355)
"The sharp distinction between religious and other modes of conduct to which we are accustomed in modern life is by no means possible on more primitive levels. Religion is neither ethics nor science nor art, but it tends to be inextricably bound up with all of three. It also manifests itself in the social organization of the tribe, in the ideas of higher or lower (ideological, social? -P.G.) status, in the very form and technique of government itself. It is sometimes said that it is impossible to disentangle religious behaviour amongst primitive peoples from the setting in which it is found. For many primitives, however, it seems more correct to say that religion is the one structural reality in the whole of their culture and what we call art and aesthetics and science and social organization are hardly more than the application of the religious point of view to the functions of daily life."
Marc Augé, dans un essai récent, a, discutant des pratiques symboliques en Occident, aussi émis des commentaires laissant sous-entendre l'identité de la religion et de la culture. (1982: 320)
"Sans doute serait-il très difficile, mais non entièrement vain, de chercher à mettre en évidence les liaisons subtiles entre les divers pratiques symboliques parcellaires qui constituent pour une partie importante des sociétés modernes une manière de religion sans foi ni culte unifié. Un projet de ce genre impliquerait une démarche inverse de celle de l'anthropologie religieuse, notamment telle que la définit une de ses théoriciens les plus avertis, Clifford Geertz: "The anthropological study of religion is therefore a two-stage operation: first an analysis of the system of meanings embodied in the symbols which make up the religion proper, and, second, the relating of these systems to social-structural and psychological processes." (Geertz 1966, p.42). Car ce serait alors moins la religion qu'il s'agirait de définir comme un système culturel que la culture, appréhendée dans ses manifestations les plus contrastées, qu'il faudrait tenter de cerner comme un ensemble virtuellement systématique et implicitement religieux."
Poussant plus loin mes propres recherches sur cette question, j'ai constaté une étonnante convergence de certaines définitions de la culture et la définition, exposée plus tôt dans ce chapitre, de la religion que j'ai développée. Le cas le plus frappant est une définition de la culture élaborée en rapport avec le structuralisme et proposée dans un article de Pierre Maranda. (1972: 330-331)
"Thus, cultures are seen as logical mechanisms for reducing the randomness of history. Unexpected events occur which have to be faced, defined, integrated into a world-view, or else the society disintegrates and/or has to be revamped. Actual solutions (for entropy reduction-P.G.) vary from society to society, but because the mechanisms are essential and universal features of mankind they remain constant. "
Thomas O'Dea, pour sa part, voit aussi dans la religion un mécanisme ayant de nombreuses propriétés parallèles à celles de la culture. (O'Dea 1966: 113)
"Religion is a central and fundamentally important aspect of culture and, like culture as a whole, its concrete content may be in harmony or in conflict with situations existing in, or transformations in progress in, the society. A consideration of religion as a core element in culture will help us summarize the human significance of religion. Like culture, religion may be described as a "Dramatic Design", serving "to redeem the sense of flux by investing passage and process with the appearance of aim, purpose and historical form." (...) Like culture, religion is in one important respect a "Defensive System" - that is, it is composed of "an array of beliefs and attitudes which help to defend us against vexing doubts, anxieties and aggressions"."
(O'Dea 1966: 114) "Thirdly, like culture, religion is also a "Directive System". It is made up of normative elements which shape and form our responses on many levels of thinking, feeling and acting. It makes us "perceive, feel and think in desired ways". Finally, like culture, religion involves a "Symbol Economy". It involves the allocation of symbolic values of varied worth."
Considérant donc les cas de religions 'réussies' comme à peu près équivalents à notre notion de culture il faut cepandant noter quelques phénomènes qui, à première vue, ne semblent pas concorder avec cette perspective. Il y a généralement, dans toute société, et même dans le cas de religions 'réussies', une fluctuation normale, un va-et-vient d'éléments technologiques, vestimentaires, linguistiques, etc., dont le sens n'est pas donné directement, d'une manière évidente, par le système idéologico-religieux en place, c'est-à-dire que leur sens échappe au 'contrôle' évident du système[8]; mais ces éléments entrent tout de même dans la catégorie culture, du moins dans la pratique anthropologique habituelle. Comment expliquer cette différence ?
- le "bas" et le "haut"
A mon avis, cet écart, situé au niveau du dégré d'extension de ces catégories, peut s'expliquer par le fait que dans un système idéologico-religieux nous retrouvons en quelque sorte une hiérarchie de sens. Plus nous nous approchons du 'haut' de la hiérarchie, plus le sens sera précis (et sacré) et non pas laissé à la discrétion des individus, par exemple le cadre conceptuel d'une religion sera toujours situé dans le 'haut' de la hiérarchie. Plus nous nous approchons du 'bas' de l'hiérarchie du sens, notamment aux niveaux technologiques, linguistiques, etc., plus il y a possibilité de polysémie. En somme, nous pouvons dire qu'un système idéologico-religieux sera 'fermé' dans le 'haut' et 'ouvert' dans le 'bas'[9]. Concernant les systèmes cognitifs en général, Roy Ellen note ce qui suit sur les limites de leur intégration/développement. (1979: 22)
"It is reasonable to assume that the classification systems of all societies tend toward integration, economy and structural conformity between historically unique events. This is a feature of most social systems and sub-systems about which we are knowledgeable. But, equally, no system or sub-system can ever be a single, integrated totality; there will always be behavioral traits that do not "fit". This is both because socialization is never perfect - there is always a large element of individuality - and because societies and their environments change. And so we have the paradox that integration takes time, but time itself disintegrates."
Si nous admettons, comme Ellen, que les comportements individuels constituent une source importante de 'désordre' (relativement au système en question), il faut cependant préciser que le dégré de liberté ou de contrainte permis aux individus variera beaucoup d'un système idéologico-religieux à un autre, ainsi que le 'lieu' de la liberté ou de la contrainte aussi. Que le temps soit à la fois un facteur nécessaire à l'intégration d'un système idéologico-religieux et aussi un facteur contribuant à la désintégration du même système constitue un paradoxe plus apparent que réel. Ceci se comprend si l'on tient compte du fait que le temps en soi ne peut être cause de quoi que ce soit, mais que le temps + des efforts humains + une stratégie (ou manque d'efforts ou de stratégies adéquats) peuvent aisément être compris comme étant la cause de l'intégration ou la désintégration d'un système idéologico-religieux. Tournons-nous maintenant vers un exemple tiré d'une étude faite par Martin Southwold sur un groupe de boudhistes, qui, bien que limité, illustre, au niveau des attitudes cognitives, la différence entre le 'haut' et le 'bas' d'un système idéologico-religieux. (Southwold 1979: 632)
"As I have indicated, within one community different persons may have different cognitive attitudes toward religious tenets. The same person may have different attitudes in different situations and contexts. (...) And there may be different attitudes to different tenets: thus among the Sinhalese I found it not uncommon for people to express dissent from some tenets, whereas there were other tenets which no one told me, or even showed me, that he doubted. These unquestioned articles of faith were, unsurprisingly, those which are logically basic to pratical Buddhism: those to deny which would carry away a large part of what is characteristically Buddhist."
Sur cette même question Gellner remarque. (1973: 177)
"Il m'est possible de répartir mes convictions entre celles qui peuvent êtres reniés ou remplacées sans trop déranger ma perspective globale ainsi que ma tranquillité et ceux qui peuvent être déplacées seulement au prix d'une dislocation et de bouleversements à grande échelle. Si, par exemple, je découvre qu'au dernier moment, que le train que j'espérais prendre pour me rendre à la maison n'arrivera pas, ceci constitue un inconvénient considérablemais sans prétendre une imperturbabilité remarquable, je peux affirmer que mon humeur, dans l'ensemble, ne sera pas atteinte. Si par contre, un homme devient un jour convaincu que l'identité de ses parents est autre que celle qu'on lui a fait croire; ou que le mouvement politique qu'il a supporté toute sa vie est, dans les faits, criminel et immoral; ou encore que l'interprétation de l'histoire récente avancée de manière officielle par sa nation est frauduleuse, de telles découvertes ou conversions ne peuvent laisser un individu indifférent. Trop de choses sont liées à ces convictions critiques, centrales et si elles sont remises en question, bien d'autres choses s'écrouleront aussi.*"
Il y aura évidemment des contraintes et des éléments tabous même dans le 'bas' de la hiérarchie du sens, mais c'est tout de même en 'bas' qu'on trouvera le plus de liberté (bien que ce soit une 'liberté' dirigée, tout n'est pas possible), et c'est dans le 'bas' où il y aura le plus de possibilités d'emprunter, d'innover ou de modifier des éléments. Cette liberté est possible dans le 'bas' de de la hiérarchie du sens parce que, comme vient de le souligner Gellner ci-dessus, des changements à ce niveau ont généralement beaucoup moins de répercussions qu'un changement en 'haut' de la hiérarchie qui, s'il est trop radical, risquerait de faire écrouler 'l'édifice'. Cela dit, il faut tout de même noter que chaque système idéologico-religieux constitue un cas particulier. Chacun impose par endroits des tabous et permet, par d'autres, des libertés. Un ensemble d'éléments, qui dans un cas, constituera le 'haut' d'un système idéologico-religieux, dans un autre, n'aura pas cette même importance. Notons que bien que nous ayons indiqué ci-dessus que le 'haut' d'un système idéologico-religieux soit 'fermé', cela n'implique pas qu'il soit immuable, ou ne puisse être changé, mais seulement qu'un changement à ce niveau sera beaucoup plus difficile à réaliser et risquera d'avoir d'énormes répercussions sur la crédibilité générale du système[10] à l'encontre de l'effet plutôt bénin que peut avoir un changement dans le 'bas'.
Ailleurs en sciences sociales d'autres chercheurs étudient des questions parallèles. Certains anthropologues pratiquant la méthode ethnoscientifique comme Mary Black et aussi les sémioticiens russes semblent être de l'avis que le 'haut' et le 'bas' (Black parle plutôt des niveaux macro et micro des systèmes de croyances, voir Black 1973: 514-515) sont liés de manière logique dû au fait qu'ils sont formulés au moyen d'une langue naturelle particulière[11]. A mon sens on ne peut vraiment espérer trouver une cohérence ou une logique reliant le 'haut' et le 'bas' que dans des situations où des groupes ont subi ou choisi diverses formes d'isolement, soit géographiques, linguistiques, idéologiques, ou autres et cela pendant une période de temps assez prolongée. Ces groupes auront plus de chances (surtout si l'isolement a été choisi plutôt qu'être le résultat d'un accident de l'histoire) d'avoir un 'bas' intégré, de manière évidente, au 'haut'. Les Yir Yoront que nous avons mentionnés déjà sont un exemple assez frappant d'une intégration fort poussée du 'bas' et du 'haut' (voir la note no. 63), mais il semble qu'un tel dégré d'intégration rende une société plus 'fragile' lorsqu'elle est confrontée à des réalités culturelles étrangères qui ne peuvent être évitées ou ignorées. Un tel degré d'intégration aura, entre autres, comme effet de rendre une telle religion difficilement exportable, tant elle sera liée à son contexte social et physique (écologique). Dans le cas des Tikopia Firth note: (1970: 417)
"Tikopia paganism was an exclusive religion, not with the proud assertion of a "chosen people" but with the humility of a small-scale local environment. On Tikopia it could be offered to strangers as a gesture of courtesy and they were readily incorporated if they showed concern. But it was not an export religion; it could not be effectively practised in an alien environment. Minimal rites such as wind-abating at sea or invocation of an ancestor for protection on a foreign shore could be practised, individually if necessary. But the major group rites, with the participation of substantial sectors of the Tikopia community, were inapplicable in an external situation[12]."
Si nous considérons les grandes religions mondiales (le bouddhisme, le judaîsme, le christianisme, l'islam et autres) qui au cours des siècles ont été 'exportées' dans de nombreuses sociétés étrangères, lorsqu'ainsi 'transplantées' nous ne pouvons plus nous attendre à découvrir une cohérence immédiate entre le 'haut' et les éléments culturels plus quotidiens du 'bas'. Prenons par exemple les Juifs et leur religion. Bien qu'un nombre important d'éléments du 'haut' de leur système religieux aient survécu à des siècles d'exil et des persécutions, nous ne pouvons plus nous attendre à trouver aujourd'hui qu'un nombre très limité de liens originaux entre le 'haut' et le 'bas' (culture pastorale-agricole antique). Cela semblerait laisser entendre que le 'haut', ou le 'macrosystème' comme Black l'appelle, peut former une unité cognitive distincte qui peut être arrachée d'un contexte social, technologique, linguistique, etc. et mise dans un autre,... et avec le temps, y 'prendre racine', c'est-à-dire produire une intégration originale des éléments du 'bas' de la culture. Notons que certains systèmes idéologico-religieux survivent mieux que d'autres à une transposition de contexte culturel. Il semblerait même possible que parfois l'intégration du 'bas' et du 'haut' puisse être 'trop' bien réussie et que dans de tels cas un changement brusque de mode de production ou d'environnement peut amener la désintégration complète du système.
- cosmologie et stratégie: explicitation
Afin de préciser quelques notions impliquées dans la définition de la religion proposée au début de ce chapitre, je vais maintenant expliciter les notions de cosmologie et de stratégie de traitement des processus entropiques.
Dans un article de Suzanne Lallemand on nous expose les éléments majeurs impliqués par la notion de cosmologie, en même temps que la notion plus resteinte de cosmogonie. (Lallemand 1974: 20-21)
"Les concepts de cosmologie et de cosmogonie ont des champs sémantiques d'ampleur inégale, le premier de ces termes tendant à englober le second. En effet, l'anthropologie peut définir la cosmologie comme un ensemble de croyances et de connaissances, un savoir composite, rendant compte de l'univers naturel et humain; quant à la cosmogonie (partie de la cosmologie centrée sur la création du monde) elle expose, sous forme de mythes[13], les origines du cosmos et le processus de constitution de la société. Ainsi, la cosmologie - à laquelle nous nous intéressons de manière prioritaire - se présente comme une exigence de synthèse, comme la recherche d'une vision totalisante du monde; réductrice, puisqu'elle dégage et privilégie certains éléments perçus comme constitutifs de l'univers, elle est aussi explicative, car elle ordonne et met en rapport le milieu naturel et les traits culturels du groupe qui l'a produite."
La cosmologie fournit effectivement un cadre conceptuel ou, pour employer un langage plus métaphorique, une 'scène' où les événements du 'théâtre de la vie' peuvent prendre place. On pourrait dire aussi, en utilisant le terme de T.S. Kuhn, que la cosmologie d'un système idéologico-religieux fournit un paradigme ultime dans lequel les événements de la vie, les caractéristiques de l'environnement, les rapports sociaux, etc., peuvent être ordonnés et recevoir une signification. Les religions 'réussies' fournissent généralement, dans leurs cosmologies, des données sur l'origine de l'homme (en général et/ou pour un groupe humain spécifique) et du cosmos et, lié à ces données, des conceptions de ce qu'est la nature humaine et de ce qui pourrait être considéré des rapports sociaux idéaux, etc. Un autre élément qui est fréquemment rencontré dans les cosmologies est un récit expliquant l'origine de l'aliénation humaine (prise dans un sens large), soit au niveau de la mort et les maladies, soit encore au niveau des antagonismes qui existent entre les sexes ou divers groupes humains.
Dans les divers systèmes idéologico-religieux, les mythes d'origines constituent très souvent, lorsque combinés avec des rites, d'excellents mécanismes cognitifs de création d'ordre et, en soi, de magasins d'informations culturelles fondamentales; évidemment un tel constat n'entre pas en conflit avec l'idée, énoncée plus tôt, que la religion est, de manière générale, un mécanisme culturel anti-entropique. Fréquemment 'l'extraction' de l'ordre du chaos, du néant sans distinctions, sans catégories et sans noms, est un thème très explicite de nombreux mythes d'origines. Par exemple, dans le récit de la Génèse on y voit Dieu créant le temps (le jour, la nuit, la première semaine), la lumière, les astres, les êtres vivants et l'homme. Vers la fin du récit, Dieu fait même participer l'homme à cette création en lui laissant la possibilité de nommer les animaux[14]. D'après Lévi-Strauss, 'l'extraction' de l'ordre du chaos est aussi le thème fondamental dans la cosmologie des Pawnee. (Lévi-Strauss 1958: 259)
"...; toute la pensée métaphysique des Pawnee repose en effet sur l'idée qu'à l'origine de l'univers, les éléments antagonistes sont mêlés et que l'oeuvre des dieux a d'abord consisté à les distinguer[15]."
Dans certains mythes d'origines on ne se préoccupe guère de l'origine du monde physique et on tourne plutôt l'attention vers l'origine des divers groupes humains ou des rapports sociaux qui existent dans un groupe particulier. En fait, ce qui sera considéré signifiant variera d'une cosmologie à une autre, et cela en fonction de la configuration particulière de celle-ci. Les mythes d'origines sont porteurs d'une très grande quantité d'informations sur l'ordre contenu dans (et, à imposer sur) la réalité qui nous entoure comme nous le font constater les remarques qui suivent de Kenelm Burridge au sujet de la mythologie des Tangu. (1969: 457)
"The major theme running through the (Tangu mythological-P.G.) narratives is the condition and development of man, 'being and becoming': how culture originated, how it starts again with each succeeding generation; how culture and moral community are maintained and continued; how men, the culture bearers, may mature and be so qualified to fulfil their roles that culture and the moral community may be sustained; how metamorphoses in cultural and biological being relate to the origin, growth and preservation of culture."
D'après Mircea Eliade (in Beane et Doty 1975: 3-4), les mythes racontent tous une histoire sacrée: ils décrivent comment une chose est arrivée à faire partie de la réalité qui nous entoure. Le mythe décrit ainsi l'intrusion du sacré dans le monde et c'est cette intrusion qui all établit la réalité que nous connaissons. En somme, le mythe fournit le pourquoi des choses, information capitale dans le schéma de sens de n'importe quelle cosmologie. Barbara Sproul indique simplement: (1979: 1)
"The most profound human questions are the ones that give rise to creation myths: Who are we ? What is the purpose of our lives and deaths ? These are central questions of value and meaning, and while they are influenced by issues of fact, they are not in themselves factual questions: rather, they involve attitudes towards facts and reality. As such, the issues that they raise are addressed most directly by myths. Myths proclaim such attitudes toward reality. They organize the way we perceive facts and understand ourselves and the world. Whether we adhere to them consciously or not, they remain pervasively influential."
André Reszler, qui s'est penché plus particulièrement sur les mythes des idéologies politiques occidentales, note ce qui suit: (1981: 216)
"A l'individu, le mythe offre une vision cohérente de la société (de son passé, son présent et son avenir) et l'intégration de ses aspirations dans une finalité collective transfigurée par le "merveilleux" d'une vaste entreprise commune.
Aux gouvernements et aux gouvernés, le mythe permet d'établir la grande hiérarchie des faits - valeurs, événements; de séparer l'accidentel et le trivial du vital et de l'essentiel; de transformer en absolu la relativité éphémère du contingent."
Précisons tout de même que le mythe, c'est-à-dire le texte narratif (oral ou écrit) concernant l'activité de dieux ou de héros culturels des temps passés, n'est qu'un véhicule pédagogique parmi tant d'autres qui peuvent être utilisés pour transmettre l'information contenu dans une cosmologie. Il n'est pas nécessairement universel, dans certains cas ce sont les rites, cérémonies ou fêtes qui servent 'd'emballage' à cette information[16]. Il reste que le récit narratif sacré est un mode particulièrement populaire 'd'emballage' d'informations cosmologiques, ce qui est peut être dû à une économie d'efforts impliquée dans l'entreposage, la transmission et la compréhension d'information lorsqu'elle est présentée sous cette forme. Par ailleurs, l'étonnement de l'anthropologue face à des sociétés sans mythologies élaborées n'est probablement rien d'autre qu'une séquelle d'une fixation occidentale qui produit en lui l'attente voulant que tous les systèmes idéologico-religieux 'devraient' employer les mêmes méthodes 'd'emballage' que celles qui lui sont familiers chez lui, sinon... il trouvera qu'il y a 'quelque chose' d'anormal dans la situation.
Soulignons d'autre part que les croyances impliquées par la cosmologie peuvent très bien être implicites et se transmettre parfois de manière complètement inconsciente. Dorothy Rowe, une psychiatre, remarque à ce sujet: (1982: 15)
"Tony saw himself as a thinker and he wanted to share his thoughts with me, but even he found it difficult to reveal to me, and sometimes to himself, his basic beliefs, the structure which supported and surrounded him. We do not display our set of basic beliefs any more than we display our skelton. Yet, just as our skelton determines whether we spread our fine bones in the shape of a hand or a wing, whether we stand upright or pad along on all fours, so our beliefs determine whether we shall act upon the world with mastery, or soar freely and confidently through life, or stand upright against life's buffeting, or plod through life's weary ways. We do not state some of our beliefs, or even bring them to mind, since we regard them as totally obvious and axiomatic. We hide our beliefs from others to prevent them from laughing at our childish faiths, or belittling our deepest fears, or chiding our foolish optimism. Or simply not understanding what was being told."
Passons maintenant à la notion de stratégie. Une stratégie de traitement des processus entropiques est un ensemble de moyens d'action et/ou d'attitudes bien connus[17] par les adhérents d'un système idéologico-religieux permettant d'imposer un certain type d'ordre sur une réalité (humaine ou physique) récalcitrante. Nous pouvons distinguer, ici, entre stratégies primaires et stratégies auxiliaires. Les stratégies primaires, ce sont des stratégies qui ont une portée sociale très grande et qui sont généralisables, c'est-à-dire qui sont utilisables par des individus ou des groupes dans une très grande variété de circonstances, fournissant aussi une base logique pour la technologie rituelle. Les stratégies auxiliaires ont, pour leur part, une portée plus limitée et contribuent souvent directement, parfois indirectement, à mettre en marche la stratégie primaire et prennent forme souvent dans des rituels secondaires plus spécialisés. Dépendant des croyances fondamentales impliquées dans sa cosmologie (matérialisme, monothéisme, polythéisme, dieu personnel ou puissances surnaturelles impersonnelles, réincarnation, détermination par l'économique en dernière instance, etc... ) chaque système aborde les processus entropiques de manière différente, définit de manière originale ce qu'il considère comme des phénomènes aliénants ou incompatibles avec le système[18] et, conséquemment, élabore des attitudes et/ou des moyens d'action cohérents avec le reste du systèm. Par exemple, Dorothy Lee nous indique que chez les Hopi, l'aliénation ou le mal n'est pas conçu comme le résultat d'une chute originelle, ou encore de problèmes sexuels infantiles irrésolus d'un individu, mais plutôt comme la conséquence d'une déviation d'un ordre inné et transcendant. (Lee 1954: 72-73)
"Perhaps the view of what constitutes the good is natural and applicable in a culture which also holds that man was born in sin, whether in Biblical or psychoanalytic terms. But should we, who believe that other cultures should be assessed according to their own categories and premisses, impose upon them our own unexamined conceptions of the good (=order - P.G.), and thus see them as striving to remove or avoid ills ? It seems to me that, when we do not take this negative view of the good for granted, other cultures often appear to be maintaining "justment" rather than trying to attain adjustment. For example, for the Hopi, the good is present and positive. An individual is "born in hopiness" so to speak, and strives throughout life to maintain and enhance this hopiness. There is no external reward for being good, as this is taken for granted. It is evil which is external and intrusive, making a man kahopi, or un-hopi; that is un-peaceful, un-good."
Maranda remarque de manière générale. (1979:255)
""Belief... puts us in such a condition that we shall behave in a certain way, when the occasion arises." Occasions are encounters, dreams, ordinary or extraordinary events, routine or exceptional behavior. An adequate belief system will respond to most if not all inputs by an appropriate output, having interpreted the event in a way consistent with its structure."
Les stratégies, ce sont des croyances, alliées très souvent avec des comportements, qui ont la particuliarité de constituer un 'système de défense' pour protéger le système idéologico-religieux des choses définies comme des 'corps étrangers' (événements, attitudes, et doutes) c'est-à-dire d'éléments qui sont en contradiction avec certains aspects fondamentaux du système et qui risqueraient de le faire sauter. Bien que les stratégies de divers systèmes idéologico-religieux soient parfois difficiles à reconnaître, elles fournissent néanmoins vis-à-vis les processus entropiques affectant toute société un point de repère très important puisqu'elles permettent de comprendre comment ces systèmes 'fixent' la réalité et aussi les différentes réactions que peuvent avoir des adhérents (de systèmes différents) face à des problèmes humains semblables[19]. R.A. Rappaport, qui s'est particulièrement penché sur les implications écologiques de divers cosmologies (il utilise le terme "cognized model"), met bien en évidence les différentes attitudes vis-à-vis l'environnement que peuvent déterminer les croyances impliquées dans des cosmologies différentes. (Rappaport 1979: 101)
"All cognized models encode values, but all do not value the same things equally, and we may inquire into the adaptiveness of different set of evaluative understandings. A model dominated by, let us say, the postulates of economic rationality would propose that an ecosystem is composed of elements of three general sorts: those that qualify as "resources", those that are merely useless, and those that may be regarded as pests, antagonists, or competitors. In contrast, the Ituri Pygmies take the forest encompassing them to be the body of God. These two views of the world obviously suggest radically different ways of living in it."
Tournons-nous maintenant vers quelques exemples très sommaires de stratégies primaires. Le christianisme, par exemple, implique minimalement la reconnaissance de Jésus comme Dieu, Sauveur des hommes et source de salut. De là, les christianismes divergent et les stratégies sont diverses, les types les plus traditionnels sont orientés vers l'accomplissement d'un cycle de devoirs rituels se terminant à la mort qui, lorsque bien exécuté, est censé mériter le ciel à l'adhérent. Dans les variantes plus contemporaines, le christianisme est souvent réduit à un discours/code moral destiné aux 'hommes de bonne volonté' et encore méritant le ciel aux adhérents sincères à la fin de leurs jours. Un autre type, à mon avis plus près de l'évangile original, précise que la salut est atteint par un acte de volonté (la conversion) dans lequel l'individu admet sa nature pécheresse, soumet sa vie à Christ et lui demande la grâce, afin de vivre une vie reflétant celle du Sauveur. Dans le cas du marxisme, la stratégie primaire tourne autour d'un projet politique collectif impliquant, entre autres, la prise du pouvoir d'un état par le prolétariat, l'abolition de la propriété privée et la gestion de l'économie par un gouvernement plus ou moins centralisé. La souffrance humaine est, dans le bouddhisme Theravada, un thème central (Obeyesekere 1968: 7). Dans la cosmologie bouddhiste on retrouve la notion du karma qui affirme que la condition heureuse ou malheureuse des humains est le résultat inévitable d'actions faites dans des réincarnations précédentes[20]. L'individu peut améliorer son sort futur (et l'état de son karma) en prenant les mesures préscrites par les règles de vie du bouddhisme, mais il sait que lorsque frappe le malheur, il subit une punition bien méritée pour une action commise dans une vie antérieure. Obeyesekere remarque: (1968: 21)
"In Buddhism, on the other hand, I cannot know what the future holds in store because I do not know what my past sins and good actions have been. Anything could happen to me: sudden changes or alterations of fortune are to be expected, for my present existence is determined by past karma (regarding which I know nothing). I may be a pauper today, tomorrow a prince. Today I am in perfect health, but tomorrow I may be suddenly struck down by fatal disease. It is my fault that this is so, but my conscious experience cannot tell me what this fault is."
En fait, dans le bouddhisme, nous nous retrouvons avec deux stratégies primaires dont l'importance est presqu'égale. Obeyesekere note que l'état ultime dans le bouddisme c'est le nirvana, état où toute souffrance est éliminée. Cet état est atteint par de rigoureuses pratiques ascétiques destinées à évincer tout désir et tout attachement aux choses du monde. En pratique, seuls les moines bouddhistes, qui renoncent complètement au monde et qui observent les 227 préceptes (Obeyesekere 1968: 34), ont une chance de sortir de l'emprise du karma et d'atteindre le nirvana. C'est là la stratégie primaire du bouddhisme. Dans le cas des laîcs, une deuxième stratégie est avancée, le nirvana étant hors de leur portée, on leur accorde une compensation secondaire sous la forme d'un ciel temporaire après la mort et d'une réincarnation heureuse s'ils observent au moins les prescriptions fondamentales du bouddhisme[21]. A défaut de quoi, ils pourront, en guise de punition, être réincarnés sous des formes animales.
Dans de nombreuses religions amérindiennes et aborigènes, les stratégies primaires tournent très souvent autour d'un cycle rituel destiné non pas à procurer aux adhérents le ciel à la fin de leurs jours, mais plutôt à restaurer l'ordre de la nature, et de la société tel qu'elle fut dans les temps mythiques originels où agirent les héros culturels et les dieux. En fait, chaque système idéologico-religieux qui propose un état désirable pour l'individu ou la société[22] (que ce soit l'élimination de la douleur, de l'injustice sociale, ou de complexes psychologiques) se doit aussi de fournir des stratégies permettant d'atteindre cet état ou, minimalement, agir sur la réalité de manière à rendre la possibilité d'atteindre l'état plausible. Dans certains systèmes idéologico-religieux, la stratégie de traitement de l'entropie ne ressemblera en rien à une forme de salut ou d'utopie comme on la rencontre souvent en Occident mais se limitera à une explication résolvant à un niveau cognitif seulement le processus dé-signifiant, c'est-à-dire qui peut aboutir à une position qui déclare par exemple que la souffrance et les malheurs sont des éléments inhérents et inévitables de la vie qu'il faut simplement accepter pour une raison ou une autre (la conjoncture, le destin, la volonté des dieux, etc.). Obeyesekere note: (1968: 14)
"Many present-day religions in primitive Melanesia do not have a notion of salvation at all. Some have concepts of the other world which offer no radical solution to the problem of suffering, even though they may, on the cognitive level, provide a meaning for suffering."
- déterminations ?
En terminant ce chapitre, j'aimerais préciser que l'approche développée ici ne présuppose pas une quelconque détermination des infrastructures par les superstructures (ou l'inverse). Pour le moment je ne dispose pas d'informations qui me porteraient à croire que les systèmes idéologico-religieux ne soient qu'une influence (même si elle est importante) parmi tant d'autres dans la praxis sociale. Ces autres influences, économiques, linguistiques, physiologiques, etc., sont toutes nécessaires, d'une manière ou d'une autre, au maintien de la vie en société. Tels que je les conçois (et sur ce point je rejoints Augé et d'autres), les systèmes idéologico-religieux sont à la fois cognitifs, c'est-à-dire composés de récits, croyances, prescriptions, tabous, etc.... et matériels, c'est-à-dire comportant des reliques, écrits, monuments, habits sacrés, rites, lieux de culte, etc... Ils imprègnent et donnent sens (ou du moins le tentent) à une réalité sociale, physique, et psychique. Sans eux, aucune société... si modeste soit-elle, n'est concevable à long terme[23], mais sans cette réalité à travailler, à 'bricoler', aucun système idéologico-religieux n'est logiquemment concevable non plus; il n'y aurait tout simplement plus rien à rendre signifiant. Par ailleurs l'approche proposée ici permet, je crois, d'éviter une vision des systèmes idéologico-religieux comme des ensembles statiques ou inchangeables. Comme nous l'avons noté, le changement se produit à deux niveaux. D'abord, là où le syncrétisme opère dans un système idéologico-religieux, l'addition et l'élimination d'éléments se produiront régulièrement. Ensuite les lacunes ou manques de sens d'un système idéologico-religieux peuvent pousser des individus ou des sociétés à chercher ailleurs des alternatives, ce qui, à long terme, peut avoir comme résultat la disparition d'un système idéologico-religieux.
- le point
Résumons rapidement les apports de ce chapitre. D'abord la définition du phénomène religieux lui-même. Dans ce chapitre nous avons avancé l'hypothèse que les systèmes idéologico-religieux sont des formes d'ordre en interaction avec les divers processus entropiques naturels. Les systèmes idéologico-religieux peuvent être considérés en plus comme des systèmes cybernétiques comportant d'abord une somme d'information concernant, dans le cas d'une religion "réussie" tous les aspects de la vie humaine, le rapport à l'autre, à soi, à la nature, informations qui donnent sens à la vie. C'est ce qui constitue la cosmologie d'un système idéologico-religieux. Ensuite la religion fournit un ensemble de moyens, soit pratiques rituelles, ascétiques, méditatives, révolutionnaires, et autres destinées à permettre la création et/ou le maintien de l'ordre postulé par la cosmologie. Ce sont ce que j'appelle les stratégies d'un système idéologico-religieux. Un système idéologico-religieux à mon avis doit être considéré comme un système cybernétique puisqu'il n'est pas qu'une forme d'ordre statique, subissant passivement le passage du temps, mais il est (si l'on inclut le facteur humain: ses adhérents) actif, intervenant à la fois sur la nature (vivante et non-vivante), mais aussi vis-à-vis les autres formes d'ordre ayant des objectifs incompatibles avec celui-la. Par ailleurs, nous nous détachons ici de la vision 'rigide' (et fondamentalement ethnocentrique) de la religion qui lie le phénomène religieux à un ou plusieurs traits culturels occidentaux: présence d'organisation de type eglise, présence de mythes d'origines, croyances aux êtres surnaturels, etc. Le particulier doit faire place au général.
Telle qu'elle est concue ici la religion est lié à une nécessité systémique de sens du même type que celui postulé par Geertz et Augé. Comme nous l'avons souligné dans l'annexe F ce besoin/capacité de sens serait vraisemblablement lié à une structure cognitive fondamentale fixée dans le 'schéma' de base du cerveau humain, structure permettant, entre autres, le passage d'un système idéologico-religieux à un autre. Bien que la structure mentionnée par Gregerson (voir annexe F) est un "culture-acquisition device" il n'y a aucune raison de ne pas l'appliquer à des systèmes idéologico-religieux, surtout si on accepte l'idée avancée plus haut qu'un système idéologico-religieux 'réussi' est l'équivalent de la notion anthropologique de la culture. A l'encontre de la définition de Geertz (Religion as a Cultural System) la religion, dans de tels cas n'est plus un système culturel, mais devient tout simplement la culture ! Le système idéologico-religieux 'réussi' quant à lui, peut être défini effectivement comme un discours ayant 'réussi' à intégrer et à donner sens à peu près tous les aspects de la vie humaine d'une communauté particulière. Comme nous avons pu voir dans ce chapitre, le développement de la notion de religion réussie/incomplète (conçu en termes de pénétration culturelle) établit un point de repère important permettant de jeter un regard renouvelé (et relativisant) sur les idéologies politiques en Occident et aussi, potentiellement, sur le problème complexe de la séparation de l'Église et de l'État. La notion de religion adéquate, quant à elle, établit un lien avec le dégré de satisfaction et le jugement subjectif des adhérents d'un système idéologico-religieux. Il est évident qu'une religion perçue comme non-adéquate par un adhérent servira de catalyste facilitant le processus de conversion à une autre religion. Le fait de considérer les religions (au moins partiellement) comme des systèmes cybernétiques, quant à lui, permet d'éclairer bien des détails de la vie d'un système idéologico-religieux, entre autres sa naissance, les confrontations entre systèmes différents, 'l'exportation' de systèmes, la conversion d'un système à un autre et les causes de la désintégration de ces systèmes.
Par ailleurs, nous avons exploré dans ce chapitre divers effets des processus entropiques (naturels et sociaux) sur la culture en général, mais aussi, et plus particulièrement, sur les systèmes idéologico-religieux. Cette exploration permet d'établir un portrait plus net et plus détaillé de ce que sont les 'responsabilités' d'un système idéologico-religieux 'réussi'. De manière insolite (cela m'a surpris, du moins), l'étude de cette interaction permet aussi d'éclairer sous un nouveau jour la vieille antithèse idéologique bien - mal, 'découverte' qui me paraît tout de même mériter de plus amples recherches à l'avenir, même si la question a été touchée (indirectement) par quelques chercheurs déjà (Douglas entre autres).
[1]- Sous ce rapport, les idéologies politiques occidentales se distinguent assez peu par exemple de l'islam qui lui aussi a une préoccupation assez grande avec les questions de pouvoir 'politique', mais qui, par hasard, s'est doté d'une cosmologie monothéiste, plutôt que matérialiste.
[2]- Les quelques remarques de Pierre Smith qui suivent ici sont particulièrement pertinentes vis-à-vis cette question. (1974: 260)
"Ce paradoxe est illustré par le fait que mot "mythe" est devenu dans nos langages synonyme d'erreur alors même que, là où il fonctionne, le mythe est considéré comme le lieu par excellence de la vérité. Ce glissement montre à quel point les mythes auxquels on se refère sont toujours les mythes des autres et combien le fondement mythique de sa propre pensée reste en dehors des atteintes dissolvantes de la conscience."
[3]- Saul Karsz, un autre marxiste qui remet en question la coupure idéologie politique/religion, note: (1974: 197)
"Par exemple, quand il (Marx-P.G.) pense l'idéologie religieuse comme une représentation illusoire (opium du peuple) qui, cachait le réel (inégalités sociales), doit être remplacée in situ par une représentation dite juste: la politique. Mais celle-ci fonctionne alors comme la religion renversée, comme la religion vraie. Au lieu d'analyser la religion, et de l'investir, la politique prend sa place pour dire aux hommes, avec le langage de la terre, cela même que la religion leur dit avec le langage du ciel."
[4]- Pour rendre l'effet maximum de ce qui suit, déplacer ce terme par celui de 'religious'.
[5]- Le degré de 'réussite' semble relatif dans certains cas tout de même. (Mao 1976: 207)
"Ces derniers temps, on a constaté un fléchissement dans le travail idéologique et politique parmi les étudiants et les intellectuels, et certaines déviations sont apparues. Il en est qui pensent apparemment qu'ils n'ont pas besoin de se soucier de la politique, de l'avenir de leur pays et des idéaux de l'humanité. A leur yeux, le marxisme aurait été à la mode un certain temps et ne le serait plus tellement maintenant. Etant donné cette situation, il est à présent nécessaire de renforcer notre travail idéologique et politique. Etudiants et intellectuels doivent s'appliquer à leur spécialité, ils doivent faire du progrès sur le plan idéologique et sur le plan politique, et pour cela étudier le marxisme, les questions politiques et les problèmes d'actualité. Sans vue politique juste, on est comme sans âme."
[6]- La définition de Van Baal est comme suit. (1971: 3)
"..., we can define religion or the religious as: all explicit or implicit notions or ideas, accepted as true, which relate to a reality which cannot be verified empirically."
[7]- J.O. Wisdom est d'avis que même au coeur des systèmes philosophiques les plus abstraits (il présente le cas du philosophe anglais Bradley) on peut retrouver une préoccupation avec le problème religieux fondamental: trouver une vision du monde ou ce qu'il appelle un "way of life". (voir Wisdom 1975: 49)
[8]- Ils peuvent, dans certains cas, avoir été dévéloppés dans des cadres conceptuels complètements étrangers pour être ensuite empruntés.
[9]- Précisons ici que l'usage de termes tels que hiérarchie, 'haut' et 'bas' n'est qu'illustratif, et que la métaphore de la hiérarchie du sens avec son 'haut' et 'bas' pourrait très bien être remplacée par une conception plus systémique du fonctionnement d'un système idéologico-religieux. On pourrait, dès lors, parler de conceptions primaires, secondaires, tertiaires, etc.... plutôt que de 'haut' ou de 'bas'.
[10]- Mary Black, discutant des travaux de W. Goodenough, note que ce dernier établit trois catégories de vérités ou de croyances, premièrement les croyances "self-evident" ou quotidiennes, deuxièmement les croyances "inferred" ou déduites des croyances "self-evident" et troisièmement les croyances "unifying" ou générales. Black remarque sur ces dernières.(1973: 513)
"We are most reluctant to question the truth of these last (unifying-P.G.) beliefs, because of the chaos or vacuum in which disbelief would leave us, for a change in one such belief could have the effect of destroying nearly the whole system."
[11]- Plus précisément Black indique (1973: 562)
"If the individual needs economy, he also needs coherence. Goodenough's (1963) belief levels - self evident, specific and unifying - are presented from the point of view of the individual believers and their need for a "cognitive organisation of experience". While these assumptions may be carried too far- and people's "plans" may turn out in actual fact to be less elegant than the blueprints anthropologists have drawn for them - it could safely be proposed that the dynamic source of belief system is in the individual's need for coherence and that the macrosystem stems from the individual's articulations of microsystems."
Les sémioticiens russes indiquent pour leur part (Ivanov et al 1974: 147)
"..., la culture peut être considérée comme une hiérarchie de systèmes signifiants couplés dont la corrélation se réalise dans une large mesure par l'intermédiaire de leur rapport au système de la langue naturelle."
[12]- Il m'apparaît fort probable que la propension au prosélytisme, c'est-à-dire à 'l'exportation' d'une religion, notée ici par Firth, aura beaucoup à voir avec la présence ou l'absence de la notion de vérité ou d'absolu.
[13]- Ce terme est admissible à mon sens seulement s'il est employé dans un sens élargi comme l'entendent P. Smith (1974), E. MacCormac (1976), A. Reszler (1981), et d'autres, c'est-à-dire qui n'est pas nécessairement un récit d'événements passés impliquant des êtres ou forces surnaturels, mais simplement un véhicule pédagogique permettant la transmission d'informations cosmologiques diverses.
[14]- Voici quelques commentaires de la part de Gregory Bateson sur ce récit. (1972: 343)
"The extraordinary achievement of the writers of the first chapter of Genesis was their perception of the problem: Where does order come from ? They observed that the land and the water were, in fact, separate and that species were separate, they saw that such a separation and sorting in the universe presented a fundamental problem. In modern terms, we may say this is the problem implicit in in the Second Law of Thermodynamics: If random events lead to things getting mixed up, by what non-random events did things come to be sorted ? And what is a "random" event ?"
[15]- On retrouve ce thème chez les Hindous aussi apparemment. Jaki note: (1974: 2)
"Thus, in India it was the astrologer that determined the exact spot where the cornerstone of a building was to be placed. The mason in turn drove a little peg into the ground in the belief that it would hold the head of the snake motionless. The snake was the ancient Hindu symbol of chaos and the mason's action repeated the feat of Indra who overcame the serpent with his thunderbolt, securing thereby stability and timelessness to what had been formed from the chaotic."
[16]- Tenant compte de ce fait nous pouvons alors éclairer des situations comme celle-ci constatée par V. Turner chez les Ndembu. (1969: 20)
"Now let us turn to the rites themselves, and consider the interpretations of symbols in the order of their occurence. These will expand our picture of the belief structure, for Ndembu, who, as I said, have remarkably few myths, compensate for this by a wealth of item-by-item exegesis."
[17]- Même si parfois certains éléments de la 'formule' qui doit être appliquée puissent être le secret d'un groupe retreint d'initiés.
[18]- Raymond Firth note sur ce point: (1964: 232)
"Finally, there is an order of meaning which considers the relation of the most general characteristics of a religious system to major issues of the social life and individual participation in it. It is in this sense that it can be said that religion is man's ultimate answer to the problem of meaning. Yet issues of human frailty and human destiny, of the nature of man and the nature of life, of good and evil and their consequences are as much raised as answered by religion.Religions deal differently with these issues, and it is important to discover what are the issues on which a particular religion appears to 'make sense' and those which it appears to leave open or - like the problem of theodicy among the Tikopia or the Nupe - it appears to ignore. " (souligné de moi-même)
[19]- Sur ce problème de la possibilité d'un repérage a priori du lieu (ou du sujet) des croyances les plus importantes d'un système idéologico-religieux Ernst Gellner fait les remarques suivantes. (1973: 177-178)
"It is an interesting and important sociological truth that there is no a proiri way of delimiting the area in which these crucial, entrenched convictions are to be found. Of course, one can do it by means of a camouflaged tautology, which boils down to the assertion that what is important is what is important. But there is no non-question-begging way of doing so from the outside, so to speak. In other words, there is no special, priveledged type of basket into which all societies place their most valuable eggs. You cannot say, for instance, that in any society the world-foundation story, or the rule of selecting polical leaders, or theology, the rules governing sexual behaviour, will be singled out for special reverence and cross-tied by so many firm links to all other institutions, that they cannot be shaken without everything being shaken. Some areas are, indeed, more plausible candidates for the location of the sacred than others; but no area is necessarily predetermined for it, and no area is excluded from it. The sacred may lurk in the most unexpected quarters. The surprising quality of its choice of incarnation does indeed sometimes seem to be one of the devices for ensuring impact."
[20]- Obeyesekere note que dans les doctrines fondamentales du bouddhisme même les dieux sont pris dans le déterminisme du karma (1968: 22).
[21]- Obeyesekere indique: (1968: 28)
"... these texts themselves explicitly recognize the necessity for the laity to conduct themselves righteously according to the fundamental precepts of the doctrine.(...) ? This doctrine denies to the laity the practical possibility of salvation through the Noble Eightfold Path, but at the same time it it prescribes for the laity a special code of ethics. Instead of the primary compensation of nirvana (salvation), the laity are offered the secondary compensation of heaven and a happy rebirth."
[22]- La notion d'utopie n'est pas toujours appropriée ici puisque ce qui peut apparaître désirable pour certains peuples ressemblera à l'idée d'un enfer pour d'autres.
[23]- A.M. Greeley remarque: (1972: 146)
"Almost any intimate community man has ever known has been structured around a set of convictions about the nature of reality. (...) To have intimate community without a shared world-view is, humanly speaking, just about impossible. If one wants to rationalize or justify one's departure from the ordinary norm of human interaction - as do the new communitarians- then one must certainly appeal to some higher and more or less sacred interpretation scheme to justify one's deviation."
Il note de plus que de très nombreuses tentatives d'établir des communes (dans les années 60) se sont éffondrées faute d'une idéologie viable pouvant unir le groupe et fournissant des prescriptions et interdictions permettant de régler et orienter la vie de cette mini-société.