Lorsqu'il s'agit de démontrer l'utilité d'une proposition théorique nouvelle, rien ne vaut une confrontation avec la réalité qu'elle est censée décrire. Dans le cas d'une théorie sur les phénomènes idéologico-religieux, l'épreuve idéale serait de pouvoir l'utiliser en situation de terrain avec plusieurs systèmes de croyances (occidentaux et non-occidentaux). Pour ce qui est de la théorie proposée dans cet essai, la réalisation d'une telle épreuve n'est pas possible pour le moment et il faudra se contenter d'une confrontation indirecte effectuée au moyen de données ethnographiques recueillies par deux anthropologues au cours de recherches dans des sociétés non-occidentales. Dans ce chapitre donc, nous confronterons le cadre théorique proposé dans le chapitre précédent avec deux cas de religions non-occidentales, soit ceux des Tikopia étudiés par Raymond Firth et des Ndembu étudiés par Victor Turner.
Le choix de religions, fait ici, reflète deux critères, d'abord les données devaient représenter autant que possible des religions précontacts[1] (telles qu'a pu les reconstruire l'ethnographe), c'est-à-dire démontrant un minimum d'influences occidentales[2]. Deuxièment, les cas choisis devraient être bien documentés et les rapports de ces recherches facilement accessibles de manière à éviter de court-circuiter toute vérification ou critique ultérieure. En termes de procédure nous allons dans chacun des cas mentionnés ci-dessus fournir d'abord une brève description de l'environnement physique et social des groupes concernés, ensuite établir quelles sont les croyances impliquées dans leurs cosmologies, les rituels et pratiques les plus importants. Suite à cela nous analyserons ces données afin de préciser quelles sont les stratégies impliquées dans ces religions, quelles sont leurs caractéristiques, de quelle manière elles se concrétisent dans ces sociétés et quel est le type d'ordre qu'elles tentent de maintenir. Nous terminerons avec quelques comparaisons et commentaires.
- les Tikopia et leur religion
La religion des Tikopia a été observée et étudiée par Raymond Firth au cours de trois terrains successifs faits en 1928-29, 1952 et en 1966[3]. Les Tikopia habitent une petite île (du même nom) de la Mélanésie et vivent principalement de la culture du taro et du fruit à pain, mais consomment aussi les bananes, l'igname et la noix de coco. On y mange aussi beaucoup de poisson et d'autres fruits de mer; ils n'ont pas de porc et les oiseaux ne sont pas consommés, étant considérés tabous. On y cultive aussi le tabac et la noix de betel. Les Tikopia se regroupent en quatre clans qui ont chacun à leur tête un chef ou ariki, celui-ci étant conçu comme ayant un pouvoir absolu sur la vie et la propriété de son peuple. Les quatre clans sont les Kafika, Tafua, Taumako et Fangarere. L'ordre donné ici correspond à l'importance de chaque clan sur le plan rituel, le clan Kafika ayant la prééminence[4]. Les frères du chef et aussi sa proche parenté mâle occupent des fonctions de police ou maru, et entre autres ils doivent protéger le peuple des colères occasionnelles du chef. Chaque clan a aussi des anciens ou pure (établis selon le nombre de lignages dans le clan) qui représentent leurs lignages auprès des ancêtres et dieux dans divers rituels. Firth explique comment se répartit le pouvoir entre ces personnes. (1970:38)
"In this a ritual elder (pure) was sharply marked off from an executive (maru) elders had religious duties but no political status as such; maru had political duties, but no religious status at all. A chief had both. An elder might have political influence, but his lack of political recognition as an office holder makes the term 'ritual elder' appropriate. Looked at from another point of view, the significant difference between chief and elder, ritually and politically, was that an elder could never be promoted to a chief - his traditional origin and entitlement were of an entirely separate order from those of a chief. "
Tournons-nous maintenant vers la cosmologie tikopia. Le système idéologico-religieux des Tikopia, qui est polythéiste, est particulièrement caractérisé par la croyance en des êtres surnaturels appelés atua[5]. Tous les chefs et anciens ont un certain nombre d'atua qui leur sont attribués et avec lesquels ils entretiennent un rapport privilégié (Firth 1970:144). Certains de ces atua sont des hommes, plus précisémment des ancêtres de lignage qui, après leur mort, ont eu accès à la divinité. Les autres, les dieux originels, n'ont jamais eu d'existence humaine. Le dieu le plus important du panthéon tikopia, l'Atua i Kafika du clan Kafika, institua un important cycle rituel: les Travaux des Dieux et les Tikopia racontent que l'Atua i Kafika était autrefois un homme très puissant et très grand qui après sa mort convainquit les dieux de lui partager leur mana, ou pouvoir, au moyen duquel il s'établit lui-même atua suprème. Bien que les Tikopia ne semblent pas avoir développé une mythologie très élaborée, Firth note (1967b:28) une série de trois mythes majeurs: d'abord celui racontant l'apparition du couple divin originel qui fut par la suite les parents de tout les atua; et de ceux-ci naquirent plus tard les premiers hommes. Parallèlement à ce récit, d'autres racontent l'arrivée au pays de l'ancêtre Kafika et une dernière série, l'arrivée d'un canoë de Luaniua et le peuplement des terres basses de Tikopia. Firth signale l'importance de l'interpénétration du 'religieux' et du 'politique' chez les Tikopia. (1967b:25)
"The religious system of Tikopia is essentially one structure with the political and social system, and in fact provides force and sanction to the working of this latter. The most prominent place in ritual is taken by the chiefs, supplemented by their respective pure. They recite the formulae to their ancestors and higher gods to give food, health and welfare to the land and its people. They perform ceremonies primarily for the benefit of their own paito, or in the case of the chiefs, of their own clan, but all, particularly the latter, give a more general tone to their invocations. Moreover, the partition of function whereby one chief and his duties control taro, another yams, another coconuts, another breadfruit, means that invocations are addressed on behalf of the community as a whole. "
Les Travaux des Dieux que nous avons mentionnés ci-dessus consistent en un cycle rituel accompli deux fois l'an et qui dure six semaines (Firth 1967a:9). Les chefs y jouent un rôle prépondérant puisqu'ils sont les seuls à savoir les noms des dieux qui doivent y être invoqués. Le cycle rituel comprend (Firth 1967a:27) un acte symbolique qui initie le cycle (throwing the firestick), une re-consécration des canoës et des temples, une série de rites pour la récolte et la plantation de l'igname, un festival de la danse sacrée, quelques rites commémoratifs sur les sites d'anciens temples et une fois l'an, la confection rituelle du curcuma. Firth note au sujet de ce cycle. (1967a:6)
"To the pagan Tikopia the meaning of the Work of the Gods was clear: in major outline the performances were a formal traditionalized means of maintaining contact with powerful spiritual beings and inducing them to look with favour upon the Tikopia by the grant of food and health. The spiritual beings were concieved of as being in reciprocal relationship with the leaders of particular lineages and clans, though the benefits to be derived from them were regarded as spread rather indifferently over the whole population. Contact with them was to be maintained partly on the same pattern as contact with powerful human beings, that is, by presentations of gifts and conduct of abasement. But they had to be treated with even more deference and even more formality. In particular, they had to be addressed by special titles not necessarily known to ordinary men and in much more elaborate set phraseology. To render their benefits specific and reinforce the material claims made upon them, these spiritual beings were associated individually with material equipment or resources such as canoes, temples and foodstuffs. "
Comme Firth le signale ici, on croyait pouvoir entretenir une relation avec les dieux et leur faire parvenir des requêtes, mais il faut noter que l'accès aux dieux était réservé à ceux dont la généalogie leur assurait un tel droit, c'est-à-dire aux chefs et anciens. Les femmes en général avaient rarement accès aux dieux au cours des rites des Travaux des Dieux, sauf qu'en devenant médiums elles pouvaient jouer un rôle intermédiaire reconnu par le système idéologico-religieux des Tikopia. Firth explique ici le principe d'accès indirect aux dieux tikopia. (1970:303)
"Tikopia religious theory embodied no proposition that every individual must have a personal tie with his god. On the contrary, the theory provided specifically for a relation between god and man in terms of descent group linkage, with the descent group represented by its ritual head. So on the one hand, in the performance of a rite by a Tikopia chief or elder he acted as a priest in a broad sense of the term, not confining his functions to his own interest but serving also the interests of his descent group. Many of the rites of the Ariki Kafika and other chiefs were regarded by the people at large as serving the interest of the community[6]."
Par ailleurs si la prospérité d'un clan semblait moins grande que celle d'un clan voisin, cela était imputé à un manque de pouvoir du chef dans ses relations avec les esprits et n'aboutissait pas en des accusations de sorcellerie (Firth 1970:29). Le pouvoir dont il s'agit ici c'est le mana[7]. Chez les Tikopia, l'accomplissement du cycle rituel des Travaux des Dieux n'a pas comme objectif immédiat la prospérité et le bien-être du peuple, mais plutôt l'acquisition du mana par le chef, ce qui lui assure par le suite l'efficacité de ses requètes auprès des dieux. Cela a comme implication qu'il y a toujours une certaine évaluation par le peuple des performances rituelles du chef en fonction des bénéfices matériels qui en résultent. Si le temps n'est pas beau, les récoltes ou les pêches mauvaises, on dira que le chef n'est pas mana. Un chef qui, aux yeux de son clan, n'est plus mana court le risque de perdre de l'appui technique et des participants aux rites qu'il officie, mais il ne pourra pas être démis de ses fonctions qui lui sont attribuées à vie. D'après ce que Firth nous laise entendre, la religion tikopia semble, au niveau doctrinal du moins, à caractère syncrétique, c'est-à-dire que l'addition de dieux ou de concepts religieux étrangers ne lui pose pas de problème. (Firth 1970:21)
"Tikopia traditional religion was of another order. It was polytheistic, in that it admitted the worship of many gods, and it regarded them as local, with jurisdiction primarily in Tikopia. Only by somewhat dubious extension were these gods concieved to operate for Tikopia abroad. This religion was not exclusive in that it was prepared to accept the entry of other gods into the system by proper ritual process of incorporation, and it was tolerant in treating another faith as Christianity as an alternative to its own[8]."
- analyse
Procédons maintenant à l'examen de la religion tikopia à partir des concepts proposés dans le chapitre précédent. Nous tenterons d'établir quelles sont les stratégies impliquées dans le système idéologico-religieux tikopia et aussi de déterminer quel est le type d'ordre que ces stratégies s'efforcent de maintenir.
Un des éléments les plus importants de la stratégie primaire de la religion tikopia c'est ce qui pourrait s'appeler l'orientation rituelle (Ricoeur 1960:168) caractérisée par des processus de mise en ordre du présent et opérant à partir de la production (au sens théâtral) d'un schème de sens incorporant le social, l'agricole, le politique, le rituel, le technologique, etc.. et qui a son lieu dans le passé. Firth note au sujet du cycle rituel les Travaux des Dieux instaurés par l'Atua i Kafika: (1967b:26)
"The extremely interesting cycle of ceremonies performed twice a year in connection with sacred canoes and houses, the harvest and the planting of the yam, and concluding with a laudatory dance to the gods of a most picturesque kind, is a perpetuation, to native ideas, of the work of this culture-hero."
Ailleurs, commentant le manque d'intérêt pour les problèmes d'ordre moral dans la religion tikopia, Firth remarque. (1970:26)
"From this point of view it is easy to understand why Tikopia had as the foremost figure in its pantheon a culture-hero, not a redeemer. The person who, according to their view, took prime place in their religious interest was the one who had shaped the (original-P.G.) form of their society, not one who would lead them in the future to better things. In this sense tikopia pagan religion was conservative, traditionalist, not only looking backward in time but also up to a point finding in the past its ideal pattern."
Discutant de divers types de mythologies Langdon Gilkey précise de quelle manière les mythes qu'il appelle cosmogoniques (équivalent à la notion d'orientation rituelle énoncée plus haut) créent et entretiennent 'l'ordre des choses'. (Gilkey 1970:67)
"Archaic myths were cosmogonic, that is to say, the sacred manifesting itself in and through the the present symbols was identified with the originating divine power of things, of time, of space and of natural and especially of social (tribal or national) forces. It followed, thirdly from the cosmogonic character of most ancient myths, that human existence was believed to escape dissolution and disorder by repeating the original and founding form of things. Whenever, therefore, these originating forces repeated themselves cyclically in time, there men might find renewal and freedom from disarray. Hence in ancient myths there was inevitably a backward look, a cyclical view of the sacred structure of time, and, finally, a sense that man's freedom was fulfilled, not in creating new forms of existence in future time - as in modern life - but only when men reenacted or repeated these religiously given original forms posited into existence at the begining by the gods[9]."
Le cycle rituel, les Travaux des Dieux, mis en évidence par Firth représente à mon avis l'actualisation de deux éléments complémentaires et indissociables de la stratégie primaire de la religion tikopia. D'abord l'orientation rituelle, décrite par Gilkey, constitue sans doute la raison d'être du cycle rituel tikopia lui-même. L'orientation rituelle implique, comme le signale Gilkey, la réactualisation d'un schéma de sens originel (parfois le terme sacré est approprié aussi), cette réactualisation étant conçue par les Tikopia comme le moyen le plus efficace dont ils disposent pour s'assurer la faveur des dieux, ce qui se traduit en termes de prospérité économique, de descendance nombreuse et la continuité de l'ordre social tikopia. Corrélativement, les manques de prospérité, de fertilité et certaines attaques, de la part des éléments naturels surtout, contre l'ordre social peuvent alors être expliqués en termes d'une causalité qui aboutit généralement à une lacune dans un aspect technique du cycle rituel.
Le deuxième élément de la stratégie primaire, c'est la notion du mana. Comme nous l'avons indiqué précédemment, la performance du cycle rituel, les Travaux des Dieux, n'a pas comme objectif immédiat l'obtention de récoltes et de pêches abondantes mais vise plutôt un objectif intermédiaire qui est l'obtention du mana par les chefs participants. Ainsi, nous voyons que, chez les Tikopia, l'obtention de la prospérité matérielle (et le maintien de l'ordre social que cela permet) pour la société se fait par un processus à plusieurs chaînons. D'abord, il faut une participation 'réglementaire' au cycle rituel. Au niveau de l'exécution des rites, seuls les hommes (chef ou anciens) sont reconnus comme étant aptes à officier et parfois les femmes et les enfants sont exclus des rites, même à titre d'observateurs. Au niveau de la préparation des rites, l'accès y est plus large et tous (à peu près) auront une certaine tâche à remplir ou de la nourriture à fournir. La deuxième condition à remplir est que, en termes techniques, le rite soit bien exécuté, qu'on n'ait pas oublié d'invoquer aucun des dieux concernés par le rite ou aucun geste rituel important. Ensuite si ces conditions sont remplies, généralement on considère que les dieux accorderont au chef du mana, bien que les Tikopia ajoutent que parfois les dieux peuvent, pour des raisons connues d'eux seulement, négliger d'accorder du mana à un chef qui en demande. Le mana n'est donc pas conçu comme une propriété intrinsèque de l'homme mais plutôt comme un don qui dépend de la bonne volonté (et des caprices) des dieux. Ce n'est qu'une fois le mana acquis que les demandes du chef auprès des dieux (pour la prospérité, etc...) auront l'efficacité nécessaire et les résultats désirés; le mana confère puissance et efficacité à des paroles humaines habituellement impuissantes (Firth 1967b:183). Le chef dont les demandes sont exaussées est un chef qui est mana.
Au niveau pratique comme au niveau théorique, les deux éléments de la stratégie primaire sont difficiles à dissocier et ensemble fournissent l'outil le plus important pour la restauration de l'ordre et la prospérité. Firth donne plusieurs exemples de leur interaction. En voici deux. (Firth 1967b:190)
"When we were discussing the relation of a chief's activities to the state of the wind and of the weather, Pa Fenuatara said 'A chief who is wrong in his Kava is mara; there is no manu for him. He requests a calm, but none falls; he requests rain but no rain arrives. That is because his things are wrong! The expression 'to be wrong in the kava' means to omit from the list of deities invoked some important names, or to use expressions incorrectly. A reason given for this is that before his election the future chief has not listened properly to the instructions given by the reigning chief or other elders. He may have been too intent on fishing, or on work in the cultivations. then, when he performs his kava and omits a name, the spirit concerned is offended, turns his back and refuses to hand on manu to him - that is, to give any practical results to his invocations. "
(Firth 1967b:186) " When the seasonal dances were being performed in Marue, I participated in them. The songs dealt mostly with the gods. When I asked why the dances were performed, the answer was given: 'they are performed for the manu of the gods. All the chiefs sing to the gods that they may perform hither the manu for the land to be well.' (...) In Tikopia belief the gods give manu when the dances are performed because they see that the traditional ways of behaviour which they instituted are being faithfully followed; and they are pleased. "
Remarquons qu'au-delà des deux éléments de la stratégie primaire de la religion tikopia, les Tikopia disposaient aussi de ce qu'on peut presque appeler une théorie de la psychologie divine. Théorie qui leur fournissait des moyens additionnels pour rendre leurs requêtes plus efficaces encore. Firth précise: (1970:300)
"The Tikopia god was believed to share human psychology. He could be moved by pity and he could also be moved by shame at letting his dependants be in want when it was in his power to prevent this. The Tikopia in their rites regarded themselves as qualified to speak for the attitude of mind of their gods. The gods, they thought, were like men. If a man's children cry for food, he feels ashamed at not having provided it for them. From this point of view Tikopia worship was an illustration of the well-worn thesis that 'Man made God in his own image'. But while endowing gods with some of the powers he would have liked to possess himself, the Tikopia reserved some of these powers to enable him to drive a better bargain. Tikopia worship by formula and offering was a series of procedures designed to maintain the relationship between gods and men and to induce the gods to take a dynamic positive attitude towards the care of men. In a sense it was a kind of human control mechanism extruded into the ritual sphere and endowed with a special sacred quality. "
Notons aussi au sujet de cette complémentarité des stratégies, que la notion du mana sert vraisemblablement de 'soupape de sécurité' à ce système. Par exemple lorsqu'aux yeux de tous un chef remplit toutes les obligations requises par le cycle rituel et que 'ça ne marche toujours pas', on attribuera alors la disette, les maladies ou encore le mauvais temps à un manque de mana chez le chef et non pas à une lacune du système lui-même (ce qui équivaudrait en fait à la réfutation du système). A vrai dire, je doute fort que l'orientation rituelle, en tant que stratégie idéologico-religieuse, puisse exister-fonctionner à elle seule très longtemps en tant que stratégie primaire. Elle n'est pas assez complexe et les aléas de la vie dans un monde souvent très dur risquent, même à court terme, de la faire sauter. Ainsi, là où l'orientation rituelle constituera une partie importante d'un système idéologico-religieux, on pourra aussi s'attendre à la voir accompagnée de théories de personne, d'esprits malfaisants, etc... qui ouvrent d'autres avenues d'explication en termes de causalités alternatives de manière à assurer la survie du système.
Nous avons mentionné à diverses reprises un ordre que cherche à établir (et à maintenir) la stratégie primaire; précisons maintenant chez les Tikopia de quel type d'ordre il s'agit. Déjà les citations précédentes ont pu nous donner une idée de quel type d'ordre le système Tikopia produit ou vise; il s'agit d'un ordre matériel ici-bas, compatible avec la structure lignagère de cette société. Ce qu'on appelle communément "le bonheur matériel". Firth explique un peu ce que cela signifie. (1970:27)
"Traditionnally the Tikopia regarded their religion not as substantially concerned with assuring them a safe place in the next world, but designed to assist their survival and confort in this world. Theirs was what might be called a religion of preservation. Their acknowledged aim in practicing it was to maintain welfare, and primarily their own welfare, in Tikopia. The term which I have translated here as welfare (ora) in some contexts refers to the vitality or life principle of men, animals or plants. In the context of religious rites the empirical descriptions of what is meant by performances for ora refers to the generation and growth of crops, the taking of catches of fish, the maintenance of health of people and their fertility. It was this objective of achieving continued prosperity in practical, concrete terms of food and health which allows one to represent Tikopia paganism as a religion of preservation with welfare as its objective. "
Chez les Tikopia, la majorité des diverses activités qui pourraient être considérées comme des stratégies auxiliaires se retrouvent déjà intégrées au cycle rituel des Travaux des Dieux. Il y a néanmoins un certain nombre d'activités qui peuvent aussi être considérées comme des stratégies auxiliaires, mais dû au caractère aléatoire des phénomènes qui les nécessitent, ils ne peuvent être incorporés au cycle rituel. On retrouve parmi ces derniers évidemment les divers rites de passage concernant la naissance, la maturation et la mort des individus, mais aussi d'autres activités dont le caractère imprévisible, non-cyclique des phénomènes provocateurs rend difficile l'intégration dans un cycle rituel programmé à l'avance; il s'agit, entre autres, des activités de guérison des anciens et des médiums. Les activités des médiums en particulier sont intéressants puisque ces derniers deviennent médiums de manière aléatoire. A l'encontre des chefs, des marus et des anciens qui occupent ces postes en fonction d'un privilège héréditaire prévisible (lignée de chef ou d'ancien), l'entrée en fonction des médiums tient, dans les conceptions Tikopia, aux caprices des dieux. En termes pratiques, n'importe quel adulte peut devenir médium (même les chefs ou anciens). Parfois, certains individus recherchent cet état, mais c'est plutôt inhabituel. Il arrive aussi que certains individus deviennent médiums même contre leur propre gré, les dieux ayant 'forcé le chemin' comme disent les Tikopia (Firth 1967b: 303, 306-307). Bien que l'entrée en fonction du médium ait un caractère aléatoire, l'exercice de ces fonctions en a moins, le médium se doit avant tout à son lignage.
D'après Firth, il faut inclure les activités des médiums dans la religion tikopia dû aux faits que ces derniers font référence aux mêmes dieux que ceux impliqués dans les Travaux des Dieux, que très souvent l'entrée en transe d'un médium est une partie importante d'un rite et que les conversations avec les esprits, qui peuvent avoir lieu lors de transes, fournissent souvent des informations nouvelles sur le monde de dieux, ce qui a comme effet de renouveler l'intérêt pour ces croyances. Firth signale trois types d'événements généralement accompagnés par des médiums et leurs entrées en transes; certains rites publics très importants, l'achèvement d'un travail technique majeur tel que la construction d'un grand canoë ou filet, des crises sociales telles que les maladies graves ou la disparition d'une personne en mer. Firth note ce qui suit sur ce qu'impliquent ces contributions au système. (1970:263)
"In the public religious rite the entry of the spirit (initiating the trance-P.G.) marked the god's approval; for the canoe or net it signalized the importance of the achievement; for the illness or other crisis it gave a diagnosis, indicated lines of decision, and helped to give reassurance. "
En rapport avec les maladies, les médiums offraient des diagnostics d'au moins deux types. D'abord, lorsque consultés, un médium (en transe) pouvait identifier certaines maladies comme étant le résultat de sorcellerie et il entreprenait alors une contre-offensive sur le plan spirituel, arrangeant les choses habituellement. Certaines autres maladies graves pouvaient être attribuées, par le médium, à un rapport sexuel accidentel (de la part du malade) avec un esprit. Firth explique quelques implications de ce dernier type de diagnostic et son traitement. (1970:101-102)
"It seems to have been thought that a spirit child was generated by the sex congress, and that the illness of its human parent was caused by the child's grieving for his company and summoning him to join it in the spirit world. The means of readjusting the situation was for a spirit medium in trance to assume the role of the tutelary spirit, seek out the spirit child and by blandishment, by threats or by killing the child, induce it to relax its hold upon the sick person. If this move was not successful the person died. "
Même en cas d'échec, le médium était utile puisqu'il était en mesure de fournir des informations rendant cet échec compréhensible - il a été battu par un esprit plus fort - c'est-à-dire compatible avec la cosmologie tikopia. Cela était également vrai lorsqu'un médium en transe se prononçait sur le cas d'une personne longtemps disparue en mer, le déclarant mort, ce qui permettait au gens d'entreprendre alors les rites funéraires (Firth 1970:104-105). Ainsi, les activités des médiums, bien qu'ayant une portée moindre que celles liées à la stratégie primaire, contribuèrent aussi, et parfois de manière assez cruciale, au maintien de la structure de sens/sociale tikopia.
Un aspect intéressant de la stratégie primaire de la religion tikopia, mais qui n'a pas été mentionné jusqu'ici, c'est son caractère collectif. L'individu, voire le clan, n'a accès qu'à un nombre limité de dieux par l'intermédiaire de son chef. Cette situation est le résultat de la conception que les dieux tikopia sont la propriété d'un clan seulement et que ce dernier a un accès privilégié aux dieux qui lui appartiennent. Un chef ne peut invoquer que les dieux que lui avait légués son prédécesseur; l'invocation illicite d'un dieu se faisant au risque d'attirer la colère (et un mauvais sort) de la part du propriétaire légitime. Par ailleurs les dieux tikopia n'ont qu'une juridiction limitée, ce qui a comme résultat de créer une interdépendance rituelle entre les divers clans où les membres d'un clan doivent se fier aux chefs des autres qui, lors des Travaux des Dieux, invoquent leurs dieux pour le bien de tout Tikopia. Une telle intégration au système lignager a eu comme conséquence de rendre la religion tikopia difficilement 'exportable' et lors d'une rencontre avec le christianisme, étant donné la notion de l'accès indirect aux dieux[10] (prêtrise des chefs), la conversion d'un chef entraînait souvent celle de la majorité de son clan puisque celui-ci se retrouvait du coup coupé de ses dieux.
Passons maintenant à l'étude du prochain groupe.
[1]- Les descriptions qui suivront rendront compte surtout de la situation sociale telle qu'elle se présentait lors des premiers terrains des anthropologues en question, depuis ce temps de nombreux bouleversements économiques, sociaux et religieux se sont produits.
[2]- J'ai posé cette exigence pour la raison qu'il m'apparaissait que la confrontation d'une théorie élaborée par un occidental, au moyen de concepts occidentaux, à des religions précontactes (même si les données ne sont pas toujours aussi complètes qu'on voudrait) serait plus utile et plus 'risquée' que l'application de cette même théorie à des religions plus récentes de la période coloniale ou post-coloniale, influencée d'une manière ou d'une autre par 'la' pensée occidentale.
[3]- Les informations ethnographiques d'ordre général qui suivront se rapportent, pour la plupart, à la situation telle qu'elle se présentait lors du premier terrain de Firth et peuvent être retrouvées dans le chapitre I de Tikopia Ritual and Belief.
[4]- Voici un peu plus en détail ce qu'implique cette forme de distribution du pouvoir. (Firth 1967a:39)
" One such problem is the type of integration which exists in the relationship of the four clans and their component kinship groups. These clans are politically autonomous, each under its own chief, whose decisions are not governed by any higher authority. In the religious sphere they are ranged in an order of precedence as follows: Kafika, Tafua, Taumako and Fangarere. But the Ariki Kafika is primus inter pares and not the sole controlling authority. The question is then how do the clans and chiefs maintain effective co-operation when any one of them is theoretically free to break away from the system ? The answer, it would seem, lies partly in the religious sanction which attaches (or is attached -P.G.) to the performances of the Work of the Gods, backed up by the belief that the Atua i Kafika is supreme among the Tikopia deities. But this in itself is not enough. In a great measure integration is achieved by the concatenation of the daily events, which as it were, carry along with them the chief and people of each clan in the stream. To fail in co-operation at one point would have repercussions at many others, and it is clear that the Tikopia do look upon the Work of the Gods as a coherent system of activities. Moreover at specific points the chief of each clan have specific privileges which for the time being elevate them to a position of preeminence and allow opportunity for self-assertion and the expression of prestige."
[5]- Firth spécifie: (1970:67)
"Atua generally seemed to have been thought of by the Tikopia as anthropomorphic in the sense that they were endowed wirh human characteristics in most contexts of discussion. But they were regarded as being able to shift readily into other shapes, to take on other characteristics; only in specific contexts did the Tikopia attribute definite form to them. Linked with this view was the conception of atua as for the most part invisible to man. Hence the question of their 'proper' shape did not readily arise."
[6]- Sur cette notion de représentation indirecte dans les rituels Firth ajoute: (1970:302)
"The first point to make is that in Tikopia ritual the actual participants were only the religious spearhead of a much larger group involved in the economic organization of the proceedings, through provision of food, preparation of the oven and associated services. Women, children and helpers from outside the kin group tended to fall into this category of people who, though not present at the rite as worshipers, were conceived to be beneficiaries as by right. Again, in a community with a strong descent group differentiation, such as the Tikopia, many rites were performed specifically with one segment, commonly the chiefly segment, as responsible load-bearers, conceived as primary recipients of benefit, but with a generalized effect believed to pervade the whole major group and even the community. "
[7]- Firth note que ce terme chez les Tikopia est synonyme du terme manu (1967b:183). Ailleurs Firth remarque: (1967b:191-192)
"A possible translation of manu or mana in Tikopia would then appear to be 'success' or 'successful', which can embody reference to both the ability of man and to tangible results. This term is valid only if it is remembered that for the Tikopia success is not merely a matter of human effort. It is essentially success in certain spheres, those which affect human interests most vitally - food, health, and weather-control, but in ways with which ordinary technique cannot cope. Another possible translation of manu is 'efficacy' or 'to be efficacious'. Here the emphasis again is on the fact that the activity is believed to be only partly due to human endeavour, any translation must also by implication embody a reference to the extra-human causes of the result. The difficulty lies in comprising in the one term both the result of the activity and the native theory of the reason for it. Any single word in English cannot therefore express the fullness of the native concept."
[8]- Ailleurs, Firth décrit un peu le processus de création de nouveaux dieux. (1970:91)
"The Tikopia did not rest content with a pantheon supplied by tradition and by the regular decease of members of their society; they added to it by process of special creation according to the special experience and interests of individual ritual practitioners, including spirit mediums. This process of adding mew spirit entities - matched presumably by a sloughing off of old ones which had had their day - is an aspect of the dynamics of a pagan religious system which has been rarely described, though it must have been a common feature in such systems."
[9]- Au sujet de ce genre de cosmologie, Ricoeur souligne l'importance du rituel comme moyen de recréer l'ordre original. (1960:163)
"Selon le premier (type mythique-P.G.), que nous appelons le drame de création, l'origine du mal est coextensive à l'origine des choses; elle est le "chaos" avec lequel lutte l'acte créateur du dieu. La contrepartie de cette vision des choses c'est que le salut est identique à la création même; l'acte fondateur du monde est en même temps l'acte libérateur; nous le vérifierons dans la structure du culte, qui correspond à ce "type" de l'origine et de la fin du mal; le culte ne peut être qu'une répétition rituelle des combats à l'origine du monde."
[10]- Firth note: (1970:28)
"In a fully ritualized, complex worship of gods and ancestors the prime officiants were those men who specifically had been nominated for their office on the basis of social status, in particular, genealogical seniority. These were the men whom I have described as priests. Without such specific assumption of office no man might serve as a priest, and unless a social group had such an office holder the priestly functions had to be perfomed for it by someone from another group. For some limited immediate purposes heads of households could invoke spirit entities, but they did so rarely. This was one of the vulnerable points of Tikopia paganism. Since ordinary individuals had no systematic personal relationship with the pantheon, the loss of their priest could deprive members of a social group of spiritual protection and religious integration until a replacement was found. This was especially relevant as conversion to Christianity became widespread."