- les Ndembu et leur religion
Victor Turner a étudié et s'est intéressé à la religion des Ndembu au cours de deux terrains successifs (1950-1952 et 1953-54) lui donnant deux ans et demi de présence sur le terrain[1]. Les Ndembu habitent un plateau boisé situé dans la partie nord-ouest du Zambie (les frontières de leur territoire touchent l'Angola et le Congo), leurs ancêtres Lunda venus du Nord auraient conquis ce territoire il y a trois siècles environ. Les Ndembu vivent, pour une grande part, de la culture du manioc qui est associé avec des cultures secondaires telles que l'eleusine (pour la fabrication de la bière), le maïs et divers autres légumes. La division sexuelle des tâches agricoles correspond à un modèle fréquemment rencontré dans les sociétés où l'on pratique la culture sur brûlis, les hommes prenant à charge les activités dures (mais de courte durée) du défrichement et la préparation initiale du sol tandis que les femmes ont à s'occuper des travaux de longue haleine que sont les semis, l'entretien des jardins, la récolte et la préparation des repas. Les hommes ont, par ailleurs, le monopole des activités de chasse, activités particulièrement prestigieuses chez les Ndembu et qu'ils associent avec les privilèges des chefs. Quant aux jardins qui, bien qu'étant la propriété privée d'individus adultes des deux sexes, leur production est consommée de manière communautaire, c'est-à-dire qu'à tour de rôle les femmes et leurs filles préparent la nourriture pour les hommes du village. Turner signale ici quelques caractéristiques importantes de l'organisation sociale de Ndembu et auxquelles on devra se référer plus loin. (1972b:19)
"Ils forment un groupe matrilinéaire et virilocal[2] caractérisé par une grande mobilité des personnes. Ils habitent de petits villages formés de noyaux de parents matrilinéaires mâles dont le membre le plus âgé de la génération généalogique supérieure est généralement le chef."
Le système politique ndembu est très peu centralisé et, avant l'arrivée des Blancs, les villages et leurs chefs jouissaient d'une grande autonomie. D'ailleurs, la centralisation de ce peuple eût été une tâche particulièrement difficile étant donné la grande dispersion des villages sur le territoire et leur tendance à se scinder fréquemment en groupes plus petits ou à changer d'emplacement après l'épuisement du sol. Les Ndembu retinrent néanmoins un vestige politique de l'empire de leurs ancêtres Lunda, le rôle de Kanongesha, chef suprème des Ndembu, mais il faut cependant ajouter que le pouvoir de celui-ci avait surtout un caractère rituel, symbolisant l'unité du peuple Ndembu[3].
Avant de procéder à la description du système religieux ndembu, il m'apparaît nécessaire de fournir quelques précisions sur l'approche utilisée par Turner lors de l'étude de celui-ci. Turner relate (1967:7) que, lors de son premier terrain chez les Ndembu, il se mit à recueillir assidûment des données sur, entre autres, la parenté, la disposition des villages, le mariage, le divorce, les budgets individuels et familiaux, la politique villageoise et tribale et aussi le cycle agricole. Bien qu'il se sentît à l'aise avec la langue, il eut la curieuse impression de ne toujours pas comprendre 'de l'intérieur' la culture ndembu. C'est alors qu'il s'est rendu compte qu'il pourrait être utile de participer aux nombreuses performances rituelles qui avaient lieu autour du village et est entré en contact avec les divers spécialistes rituels. A l'exemple de Monica Wilson, Turner s'efforça de comprendre les rites ndembu et leur symbolisme à partir des interprétations qui lui étaient fournies par les Ndembu eux-mêmes, évitant de leur attribuer, a priori, une fonction sociale ou économique quelconque. En discutant du rite Isoma, Turner expose quelques particularités de son approche. (1969:14)
" If we now desire to penetrate the inner structure of ideas contained in this ritual, we have to understand how the Ndembu themselves interpret its symbols. My method is perforce the reverse of that of those numerous scholars who begin by eliciting the cosmology, which is often expressed in terms of mythological cycles, and then explain specific rituals as exemplifying or expressing the "structural models" they find in the myths. But the Ndembu have a paucity of myths and cosmological or cosmogonic narratives. It is therefore necessary to begin at the other end, with the basic building-blocks, the "molecules", of ritual. These I chall call "symbols"..."
Comme le signale Turner ci-dessus, les Ndembu ont un corpus mythique très réduit[4] et c'est ce fait qui l'a d'ailleurs incité d'étudier la religion ndembu à travers ses rites, ou plus précisément à travers du symbolisme qui imprègne ces rites et qui à son avis constitue la 'porte d'entrée' au système de croyances des Ndembu. Il note: (Turner 1969:20)
"... for Ndembu, who, as I said have remarkably few myths, compensate for this by a wealth of item-by- item exegesis. There are no short cuts, through myth and cosmology, to the structure - in Lévi-Strauss' sense - of Ndembu religion. One has to proceed atomistically and piecemeal from "blaze" to "blaze", "beacon" to "beacon", if one is properly to follow the indigenous mode of thinking. It is only when the symbolic path from the unknown to the known is completed that we can look back and comprehend its find form. "
Turner précise (1965:82) qu'une des caractéristiques importantes des symboles rituels c'est leur polysémie. Cela est particulièrement vrai dans le cas de ce qu'il appelle les symboles dominants ou focaux d'un rituel. Un tel symbole doit (ou peut) représenter toute une culture et son environnement et chacun d'eux a un 'éventail' de référents qui sont reliés habituellement de manière assez simple, cette simplicité facilitant la 'signification' ou la mise en ordre d'un grand nombre de phénomènes ou de choses.
Passons maintenant au système religieux ndembu proprement dit. Turner a repéré quatre croyances principales qui apparaissent à divers moments dans les rituels et la vie quotidienne et que nous pourrions considérer comme le noyau de la cosmologie ndembu. (Turner 1972b:25-26)
"1. La croyance en un Dieu suprême, Ngambi, personnage nonchalant qui aurait laissé aller le monde à sa guise après l'avoir créé. Son nom n'est jamais mentionné dans les prières ou dans les rites; on l'associe plus ou moins au temps qu'il fait et à la fertilité; au dire de certains Ndembu, les esprits des ancêtres intercèdent auprès de lui en faveur des parents frappés par le malheur.
2. La croyance en l'existence d'esprits des ancêtres[5] ou "ombres" ayant le pouvoir (ng'ovu) d'accorder à leurs descendants les bienfaits de l'existence ou de les reprendre. Cette composante a une si grande importance que la religion ndembu doit être considérée comme une religion à caractère animiste ou domestique plutôt que théiste.
3. La croyance en l'efficacité intrinsèque de certaines substances animales ou végétales que la littérature désigne généralement sous le nom de "médecines". Les médecines ont une action bienfaisante ou malfaisante à condition d'être préparées et utilisées par des praticiens qualifiés dans le cadre du rituel. Le pouvoir intrinsèque des médecines demeure latent aussi longtemps qu'il n'est pas libéré par celui qui a acquis la compétence rituelle appropriée.
4. La croyance dans le pouvoir destructeur et antisocial des sorcières et des magiciens. (...) Sorcières et magiciens possèdent des esprits familiers qui agissent tantôt comme instruments des ambitions et désirs malveillants de leurs maîtres; tantôt passant outre à la volonté de ceux-ci, pour leur propre compte. Les femmes, qu'elles le veuillent ou non, héritent des esprits familiers lorsque meurent leur parentes sorcières. (...) En revanche, les magiciens n'héritent pas des esprits familiers mais les fabriquent ou les engendrent à partir de médecines maléfiques. "
Bien que le corpus mythique du système idéologico-religieux ndembu soit assez peu développé, il semblerait que cela soit compensé par une vie rituelle très élaborée. Turner indique (1967:6-15) que nous rencontrons dans les rituels ndembu deux types majeurs. D'abord, les rituels de crise de vie ou "life-crisis" qui concernent l'accession d'une personne à une nouvelle étape de sa vie. Nous retrouvons parmi les rites ndembu de ce genre les rites d'initiation (pour garçons et filles) et les cérémonies funéraires. Ces rituels marquent non seulement le début d'une nouvelle étape dans la vie d'un individu, mais aussi une période de transition pour la collectivité permettant d'initier divers changements dans les rapports entre personnes du groupe affectées par l'accession de l'individu à un statut nouveau. Lors de leur initiation, qui se fait par groupe, les garçons subissent la circoncision et on leur inculque les valeurs tribales (entre autres, la soumission aux aînés), certaines techniques de base pour la chasse et des instructions concernant la sexualité. L'initiation des filles, qui se fait individuellement, ne comprend aucune clitoridectomie, mais vise plutôt la préparation au mariage (qui suit immédiatement l'initiation dans la majorité des cas) et à la maternité. Les cérémonies funéraires correspondent aussi à un changement d'état, puisque la mort correspond, dans la pensée ndembu, non pas à la disparition pure et simple de l'individu mais à son accession au statut d'ombre ou d'esprit qui peut, si on l'oublie (c'est-à-dire négliger de lui faire des libations ou prières), infliger ses parents de malheurs divers.
Le deuxième type de rituel chez les Ndembu c'est le rituel d'affliction. Ce genre de rituel tient à la croyance que nous venons de décrire voulant que les ombres affligent leur parents vivants, si ceux-ci les oublient ou encore s'ils offensent l'ombre par un comportement qui détruit la bonne entente du groupe matrilinéaire. Les afflictions envoyées par les ombres prennent trois formes: chez les hommes, elles peuvent se traduire par la malchance à la chasse, chez les femmes par des problèmes reliés à leurs capacités de procréation, et chez les deux sexes on peut être "saisi" par une ombre qui rend malade, fièvreux ou produisant des douleurs partout dans le corps. Ainsi, à chacune de ces trois formes d'affliction correspond un groupe de rituels distincts destinés à redresser la situation. Turner décrit ici les étapes qui conduisent à un rituel d'affliction. (1972b:26-27)
"Celui qui s'est rendu coupable d'un méfait est, selon l'expression ndembu, "saisi" par un esprit dans "un mode d'affliction" particulier. (...) Dans la plupart des cas, les parents proches de la personne frappée par l'adversité vont consulter un devin qui diagnostique le mode particulier d'affliction à l'aide de certaines manipulations. Le devin conseille à son client d'aller trouver un praticien ou un "médecin" expérimenté connaissant les procédures rituelles destinées à apaiser l'esprit qui, selon l'expression ndembu, a "émergé" sous cette forme. Ce praticien rassemble un certain nombre d'initiés ayant eux-mêmes été soumis à ce type de rituel en tant que patients ou novices[6]. Il leur assigne une tâche rituelle proportionnée à leur habilité et à leur expérience ésotérique. Cette association cultuelle célèbre alors le rituel à l'intention du patient. Si on estime que le patient est guéri, il pourra assister à d'autres cérémonies en tant qu'initié. On croit également que l'esprit tourmentateur a été de son vivant membre d'une association cultuelle. "
Dans ce processus aboutissant à la performance d'un rituel d'affliction, la divination constitue une étape importante, mais il faut cependant noter que le rôle du devin s'étend beaucoup au-delà de ce processus et comprend aussi (ce que nous appellerions) des fonctions juridiques. (Turner 1972b:64)
"Dans le domaine des groupes de filiation locaux, il agit comme un mécanisme de réparation et d'adaptation sociale en déterminant les zones et les points de tension qui affectent leurs structures présentes. De plus, il disculpe ou accuse les membres de ces groupes en fonction d'un système de règles morales. Celles-ci se trouvent réaffirmées d'une manière autant plus durable et frappante qu'il intervient dans des situations où domine l'émotion. Ainsi, on peut dire que son rôle de gardien de la morale tribale a un caractère fondamental. La loi morale se fait connaître d'autant plus vivement qu'elle a été enfreinte. En définitive, le devin joue un rôle pivot dans le système des rituels d'affliction et des rituels dirigés contre la sorcellerie ou la magie noire, car c'est lui qui, dans un cas donné, décide quel type de rite sera célébré, quand, et par qui. Comme on consulte les devins en maintes occasions, il est clair que leur rôle de gardiens de la morale tribale et de restaurateurs des relations sociales perturbées - toutes deux structurales et contingentes - est fondamental dans une société dépourvue d'institutions politiques centralisées. "
Turner remarque (1972b:312) que les rituels "life-crisis" et d'affliction se distinguent surtout par le fait que les premiers semblent servir à "prévenir" les tensions et conflits au sein du groupe tandis que les derniers servent à "guérir" ces problèmes, à posteriori, lorsque la vie du groupe matrilinéaire est déjà sérieusement affectée. Ailleurs Turner note (1972b:38-39,104) que ces deux types de rituels diffèrent aussi par leur rapport avec les événements actuels de la vie du groupe. Dans le cas des rituels "life-crisis" le déclenchement du rituel 'colle' plus aux événements liés au développement biologique des individus (maturation sexuelle et mort) tandis que le déclenchement des rituels d'affliction, généralement moins prévisibles, est lié aux aléas de la micro-histoire (sociale) du groupe. Un thème qui revient à la fois dans les rituels "life-crisis" (Turner 1972b:28,296-297) et les rituels d'affliction (Turner 1972b:33-34) est l'idée que la souffrance et l'épreuve sont des moyens importants permettant d'atteindre un statut rituel et social plus élevé. Assez évident dans le cas des rituels "life-crisis", ce thème est présent aussi dans les rituels d'affliction par le fait que ces rituels ne font pas que guérir le patient mais lui ouvrent la possibilité de devenir membre d'une association cultuelle prestigieuse.
En rapport avec les croyances associées aux rituels d'affliction, il faut noter que les Ndembu considèrent que dans certains cas les malheurs de la victime ne lui sont pas infligés à cause de ses propres fautes, mais que ceux-là ont pu lui être envoyés par une ombre en tant que représentant d'un groupe où règnent la dissension et la haine. Etant donné que les Ndembu croient que les haines cachées et nourries pendant longtemps finissent par prendre la forme de sorcellerie (Turner 1972b:60), elles doivent être confessées lors des étapes préliminaires du rituel et ainsi neutralisées à défaut de quoi l'efficacité réparatrice du rituel pourra être mise en question. Voici ce que cela implique dans le cas du rite Ihamba. (Turner 1965:81)
"The specialist who supervises the ritual procedure usually insists on those village members who have grudges (yitela) against one another or against the patient (muyeji) coming forward and making a public confession of their hidden animosities. Only after this, he says, will the ihamba (which is conceived to be the cause of the patient's ills - P.G.) consent to being caught in a cupping horn. "
Prenons en considération maintenant une hypothèse avancée dans le chapitre précédent voulant que les corpus mythiques, en tant que moyens de transmettre l'information cosmologique ou épistémologique, ne sont pas nécessairement universels mais peuvent être remplacés, sans trop de peine, par d'autres types 'd'emballage' d'information, dont le rituel. Ayant fait du terrain chez un peuple dont le système idéologico-religieux comporte un corpus mythique très pauvre mais une vie rituelle assez élaborée, Turner se trouve dans une position priviligiée pour se prononcer sur une hypothèse de ce genre.
Non seulement Turner confirme cette hypothèse, mais elle lui sert d'approche de base dans son étude du symbolisme des rituels ndembu comme nous pouvons le voir ici. (Turner 1972b:12)
"... je considère depuis longtemps que les symboles rituels sont, pour ainsi dire des "unités de stockage" qui renferment une quantité maximum d'information. On peut aussi les considérer comme des procédés mnémotechniques aux multiples facettes dont chacune corresponderait à un groupe spécifique de valeurs, normes, croyances, sentiments, rôles sociaux et relations à l'intérieur du système culturel global de la communauté accomplissant le rituel. Selon le contexte, certaines facettes ou séries de facettes apparaissent en pleine lumière bien que les autres soient toujours ressenties comme présentes dans la pénombre. On ne peut comprendre complètement la signification d'un symbole qu'à condition d'examiner son interprétation dans chacun des contextes rituels où il apparaît, c'est-à-dire en le replaçant dans l'ensemble du rituel. En conséquence, du point de vue de la théorie de l'information, chaque type de rituel tient bien lieu de magasin de savoir traditionnel. "
Ailleurs, Turner note que les rituels peuvent être considérés comme des systèmes complexes comportant une structure symbolique, une structure ou hiérarchie de valeurs, une structure téléologique et une structure de rôles. De plus, selon Turner, le rituel lui-même doit être considéré comme un élément dans un système rituel plus vaste et qui aurait pour objectif la perpétuation de ce dernier. En étudiant les interrelations entre symboles, valeurs et rôles Turner a remarqué que certains aspects de la structure symbolique semblent particulièrement utiles pour lutter contre l'entropie (perte d'information). (Turner 1972b:15)
"Ces multiples liens organisent les parties en un tout systématique sont, dans différents types de rituels, renforcés par la répétition constante de certains actes symboliques. Cette répétition, qu'il appelle redondance, Leach (op. cit. p.408) la commente en ces termes: "L'ambiguïté latente dans la condensation symbolique tend à être éliminée au moyen de répétitions et de variations thématiques; ceci correspond à la technique employée par l'ingénieur en télécommunications qui combat le bruit de fond en usant de répétitions multiples." Le système dans son ensemble est plein de répétitions précisément parce qu'il offre aux conduites des images, des significations ou des modèles qui constituent les critères culturels de l'éthique et du savoir. De plus, il hiérarchise ces derniers en fonction de modèles de relation considérées comme axiomatiques pour la "Weltbild" de la religion. "
En rapport avec les problèmes de lutte contre l'entropie, il importe de souligner que les rituels ndembu, surtout les rituels d'affliction, n'ont pas que la fonction de transmetteurs d'information cosmologique, mais servent également d'instruments pour restaurer l'ordre physiologique du patient (dans la mesure du possible) et l'ordre social (toujours dans la mesure du possible). Bien que la lutte contre les désordres physiologiques soit restreinte aux cultes d'affliction, la lutte contre le désordre social (envies, conflits, haines, rancoeurs, etc...) est un trait commun à tous les rituels ndembu[7]. Discutant du rôle du devin, Turner rend compte de ces deux niveaux de lutte contre l'entropie impliquée dans les rituels d'affliction. (1972b:65)
"Sa tâche présuppose que les ressentiments et rancoeurs corrompent et empoisonnent la vie du groupe tant qu'ils ne sont pas portés au grand jour "rendus visibles à l'oeil public". Les ombres frappent les humains de malheur pour attirer brusquement l'attention des membres des groupes pertubés sur ces luttes cachées avant qu'il ne soit trop tard. Le devin conseille parfois de faire appel à une association cultuelle pour célébrer un rite qui guérira non seulement les maux de l'individu mais aussi ceux de groupe. "
Pour bien comprendre les rituels d'affliction ndembu, il faut pouvoir saisir le principe de causalité des malheurs qui les sous-tendent, principe qui rend compte des multiples niveaux rassemblés et 'traités' par ces rituels. Lorsqu'un Ndembu est atteint d'un malheur assez grave (malchance à la chasse, problèmes de procréation, ou maladies[8]) ses parents l'amènent chez un devin qui doit diagnostiquer la cause précise du malheur, cause qui n'est jamais évidente mais qui doit être révélée. Le devin peut alors déterminer que le malheur est dû soit à la négligence de la part de la victime à honorer l'ombre d'un(e) parent(e) proche, soit à des conflits dans un groupe (village ou matrilignage) qui auraient attiré sur la victime, à titre représentatif, la colère d'une ombre concernée, soit à l'action maléfique d'une sorcière ou d'un magicien ou encore à une combinaison de plus d'une de ces causes. Dans le processus de réparation, cette causalité multiple apparaît à divers niveaux. Par exemple, le danger de sorcellerie est un problème constant et doit être surveillé par le devin lors de la consultation divinatoire et aussi par le docteur rituel lors de la performance d'un rite d'affliction. Si la sorcellerie n'est pas directement ou uniquement en cause, alors le devin, au moment de la consultation, doit établir si la victime a été affligée pour des fautes personnelles ou collectives qui devront être redressées ensuite, au cours du rituel. Si l'affliction a été entraînée par des conflits au sein du groupe, un rituel d'affliction réussi devrait, idéalement, rétablir l'harmonie et la bonne entente, mais cela n'est pas toujours possible et, à l'occasion, il faut se contenter d'avoir mis fin aux hostilités publiques et, dans les cas extrèmes, le rite exige que les belligérants se quittent amicalement (l'un d'eux devant quitter le village).
Par ailleurs la causalité multiple fournit une 'soupape de sécurité' qui prévient l'éclatement de l'ensemble du système idéologico-religieux ndembu en ce qu'elle permet de 'sauver les meubles' lors d'une défaillance du système. Par exemple, si au cours d'une consultation un devin ne parvient pas à établir la cause d'un malheur, il peut toujours imputer son échec à la présence d'un sorcier dans l'assistance qui 'brouille les cartes'. Lorsqu'il s'agit d'un rituel d'affliction raté, on peut attribuer l'échec à un devin incompétent (diagnostic erroné), à la sorcellerie ou à la victime qui aurait, au cours du rite, négligé de redresser convenablement sa faute envers une ombre offensée.
- analyse
En termes de stratégies, que pouvons-nous dire du système idéologico-religieux ndembu? L'examen du cas ndembu nous dévoile non pas un système doté d'une stratégie primaire unique mais plutôt un système comportant un agrégat de stratégies interdépendantes et complémentaires, système ne laissant pas apparaître la nette prédominance d'une stratégie sur une autre. Dans son ensemble, le système idéologico-religieux ndembu pourrait être comparé à une clinique médicale qui dispense régulièrement un certain nombre de traitements préventifs (les rituels "life-crisis") et pratiquant à d'autres moments, lorsque la situation l'exige, de la 'chirurgie' sociale (les rituels d'affliction) nécessitant un diagnostic (la divination) établissant la cause précise du mal. A l'intérieur de ce système, ce sont les rites d'initiation, ce que Turner appelle le mécanisme rituel de réparation, comprenant la séance de divination et le célébration d'un rituel d'affliction, qui servent en bloc, et non de manière distincte, de stratégie primaire.
Les rituels "life-crisis" ne font pas qu'intégrer un individu (ou groupe d'individus dans le cas des rites de circoncision des garçons) dans la structure sociale ndembu, mais servent aussi de tribune où l'on rappelle à tous, initiés et initiateurs, les valeurs et les rôles les plus importants de cette société. Ce rappel 'à l'ordre' permet, entre autres, de réaffirmer le besoin des individus de se purger périodiquement de comportements constituant des écarts aux normes traditionnelles de conduite ndembu[9]. Quant au mécanisme global de réparation rituel, incluant les diverses procédures divinatoires et rites d'affliction, il sert, lui-aussi, de tribune pour énoncer les principes et rôles fondamentaux de la société ndembu, mais il vise à remédier d'abord, à un premier niveau, aux malheurs stéréotypés qui peuvent frapper un individu et, à un deuxième niveau, à un certain nombre de conflits ou de tensions présents dans le village au moment du rituel. Les Ndembu sont bien conscients de ce deuxième niveau de traitement du rituel et parfois s'abstiennent d'enclencher le processus de réparation précisément pour la raison que le rituel risque de dévoiler publiquement les rancunes, jalousies et haines cachées des uns et des autres (Turner 1972b:303). Dans les cas extrèmes (sorcellerie ou magie noire) le processus rituel prévoit même l'expulsion d'un individu qui insiste ouvertement à entretenir des rancunes ou l'égoïsme[10], menaçant ainsi une des valeurs fondamentales ndembu, l'harmonie et la solidarité du groupe, qui doit être maintenue, même si ce n'est qu'en apparence.
Il se peut que la complémentarité fondamentale de ces deux stratégies soit plus évidente après que nous ayons précisé quel est le type d'ordre qu'elles tentent de maintenir. Initialement, il me semblait que ce soit le principe matrilinéaire incarné dans la solidarité des membres d'un matrilignage qui était l'ordre ultime visé par le système idéologico-religieux ndembu. Turner note par exemple sur ce point: (1965:94-95)
"Pour les Ndembu le système de descendance par la ligne maternelle est un principe axiomatique de l'organisation sociale, par laquelle l'ordre moral, avec toutes ses prescriptions et ses interdictions, est transmis à l'individu. Le système de descendance par la ligne maternelle est le cadre de ses aspects de la moralité des Ndembu, qui sont considérés comme éternels et comme des points nodaux harmonieusement liés. Il serait possible de montrer que les normes et valeurs qui contrôlent ces relations dérivées du lien de lait, forment la matrice de l'ordre moral et possèdent idéalement ce que les Ndembu considèrent comme une qualité blanche (synonyme de santé, fécondité et succès -P.G.). Le système de descendance par la ligne maternelle donne une forme et une empreinte spécifique à une moralité qui serait autrement imprécise et générale[11]."
Mais est-ce aussi simple? Un certain nombre de faits notés par Turner me poussèrent à croire que non. Entre autres, j'avais constaté que les trois malheurs stéréotypés (problèmes de fécondité chez les femmes, maladies sérieuses chez les deux sexes et la malchance à la chasse chez les hommes) traités par les rituels d'affliction constituaient non seulement des problèmes pour les individus concernés mais aussi des obstacles typiques pouvant empêcher la pleine participation d'un individu adulte aux rôles et valeurs de la société ndembu menaçant ainsi la structure socio-idéologique elle-même. Après réflexion, je me suis rendu compte que l'un de ces malheurs, la malchance à la chasse, et le groupe de rituels d'affliction qui lui est associé, n'avaient, au mieux, que peu à voir avec la préservation du principe matrilinéaire puisque la chasse est l'activité mâle par excellence chez les Ndembu. Outre cette difficulté, il y avait un autre problème, signalé à maintes reprises par Turner (voir en particulier 1972b:311-315), dans la contradiction entre le principe matrilinéaire et le mariage virilocal qui existe chez les Ndembu. D'après Turner, la société ndembu est en fait le résultat d'un compromis[12] entre les valeurs qu'incarnent ces deux principes. Il reste tout de même que dire que le système idéologico-religieux ndembu vise la création et le maintien d'un ordre, social et moral, basé sur le principe matrilinéaire peut difficilement se concilier avec la contradiction qui existe entre les valeurs de la matrilinéairité et le mariage virilocal. A ce stade de ma recherche je commençais à avoir des maux de tête assez lancinants, jusqu'à ce que je constate que l'objectif ou l'ordre visé par la religion ndembu n'est pas une société sans aucune contradiction, mais plutôt la formation d'individus dont les attitudes les rendent capables de 'fonctionner' dans ce système avec ses contradictions, c'est-à-dire capables d'entretenir des rapports raisonnablement harmonieux avec leurs proches (parenté matrilinéaire et famille nucléaire) et avec leurs ancêtres morts. Turner précise: (1972b:302)
"Or, le type d'unité qui s'incarne dans le rituel et les symboles ndembu tend à être homogène, sans "structure". Le but à atteindre semble être la formation chez l'individu d'un certain sens de l'acceptation des règles sociales. En d'autres termes, le rituel incite l'individu à coopérer avec ses semblables dans plusieurs formes de relations sociales et non dans un ensemble spécifiquement désigné de relations. "
(Turner 1972b:62) " ... les Ndembu emploient dans leur processus divinatoire le concept universel d'"homme bon" ou d'"homme moral", muntu wamuwahi. C'est l'homme sans rancune, dénué d'envie, d'orgueil, de colère, de cupidité, de désir, de gourmandise, etc... et qui honore les obligations qu'il a envers ses parents. Un tel homme est digne de confianc e, "son foie est blanc", il n'a rien à dissimuler à autrui, il ne maudit pas son prochain, il respecte et vénère la mémoire de ses ancêtres. Le devin cherche les sorciers et les magiciens parmi ceux qui ne répondent pas à ces normes de moralité[13]."
Ainsi l'ordre visé par le système ndembu n'est pas dans l'au-delà, ni dans une structure sociale stable et formelle, mais correspond à un ordre 'diffus' qui a pour base l'individu qui a accepté le processus de socialisation de sa société (et y participe), en particulier le principe matrilinéaire qui demeure tout de même un point de référence très important, un ordre quasi-ultime[14]. Il y a donc dans ce système une dialectique intéressante entre l'importance du principe matrilinéaire, qui délimite le groupe ayant pouvoir d'accorder et d'exiger les privilèges et obligations les plus importants de cette société; et l'individu, porteur d'attitudes, sur lequel tout dépend finalement puisque le principe matrilinéaire n'a pas pris forme chez les Ndembu dans une institution sociale permanente.
Nous nous retrouvons donc ici avec des stratégies, comme chez les Tikopia, caractérisées par l'orientation rituelle, sauf le fait qu'il n'y a pas chez les Ndembu de mythologie fixant le lieu de l'ordre à maintenir dans le passé. L'ordre ndembu est tout simplement un ordre toujours-présent, évident, du moins jusqu'à la confrontation avec la culture occidentale. Par le passé, la sélection et l'emprunt de croyances et de rituels de groupes voisins (le système idéologico-religieux ndembu est syncrétique évidemment) ont dû se faire sans doute en fonction de la capacité de ces nouveautés à contribuer positivement à cet ordre. L'orientation rituelle présuppose, entre autres, que l'ordre (social, moral, etc...) 'idéal' a déjà été atteint ou est atteint et qu'il suffit de le réparer ou le maintenir. Cette orientation exclut évidemment un sens de progrès historique, l'aliénation ne pouvant être vaincue alors qu'en revitalisant un ordre déjà-donné et non en regardant à l'avenir. Turner, en citant Gluckman, met en évidence quelques effets de ce type d'orientation idéologico-religieux. (1972b:305)
"D'après lui, "un système social récurrent est un système dont le modèle permet une résolution totale des conflits et une coopération totale." Dans un tel système, on peut constater une rivalité entre les individus et les groupes d'intérêts quant à l'autorité, le prestige, la richesse ou toute autre source de pouvoir, mais on ne trouve ni réformateurs ni révolutionnaires. Il y a un attachement incontestable à certaines valeurs fondamentales, et cet attachement donne à la structure sociale elle-même un caractère presque sacré. "
Un autre point qu'ont en commun les Ndembu et les Tikopia, c'est que l'accès aux rituels/stratégies est collectif; l'individu a besoin des autres pour régler ses problèmes. Cette caractéristique a pour effet de rendre le système ndembu particulièrement vulnérable en situation de confrontation culturelle[15], puisque la pratique de cette religion implique une collectivité. Turner rend compte ici des conséquences de cette caractéristique qui semble commune, non seulement aux Ndembu, mais à tous leurs voisins d'Afrique centrale (Turner 1972b:34).
"Partout où se développe en Afrique centrale notre style d'individualisme occidental, les religions tribales dépérissent et meurent avec une étonnante rapidité, et avec elles disparaissent les symboles rituels. Les hommes se jettent alors dans la lutte pour l'argent. Ils se mettent à économiser pour se procurer les marchandises nouvelles et les symboles de prestige que l'argent permet d'acquérir. Ils doivent pour ce faire rompre le lien organique de la parenté; car dans l'ancien ordre social, ce que l'homme avait acquis devait être partagé avec ses parents et ses voisins. Or, on ne peut tout à la fois économiser l'argent et le distribuer. La valeur fondamentale attachée au groupe solidaire se trouve donc rejetée et avec elle, quantité d'autres valeurs et obligations telles que sincérité entre membres du groupe, solidarité dans l'adversité, générosité et réciprocité mutuelles. Les symboles qui, dans le rituel, représentent ces valeurs, disparaissent avec elles. "
- le point
En terminant, voyons quels sont les apports de ce chapitre. Nous avons, dans ce chapitre, rejoint un bon nombre de concepts développés dans le chapitre II au cours de la discussion sur l'interaction entre processus entropiques et systèmes idéologico-religieux. Pour ce qui est du point I-a (entropie-nature) nous avons vu comment chacun des systèmes idéologico-religieux examinés dans ce chapitre prévoit, jusqu'à un certain point, les attaques contre la physiologie (maladies, infection, etc.) de ses membres et fournit des instruments (cognitifs et thérapeutiques) permettant de lutter contre ces attaques. Chez les Tikopia ce besoin est rejoint par les activités des médiums et des anciens, tandis que chez les Ndembu c'est surtout les activités des guérisseurs spécialistes des cultes d'affliction qui rejoignent ce besoin. En parallèle avec les discussions sur les formes d'ordre que visent les systèmes tikopia et ndembu, nous avons pu entrevoir comment ces systèmes font une classification des comportements/attitudes de leurs membres en comportements/attitudes compatibles ou non avec l'ordre visé, ce qui couvre le point 2-b (inter-individuel). Chez les Ndembu ce 'tri' des comportements/attitudes (compatibles ou non) apparaît de manière assez évidente dans le rôle du devin. En ce qui concerne le point 3-b (intellectuel:perte de savoir) nous avons vu, en particulier chez les Ndembu, comment les divers rites servent à dupliquer l'information de la cosmologie, c'est-à-dire à l'inculquer à de nouveaux adhérents et aussi à le réaffirmer devant les anciens. Nous avons surtout rejoint le point 4 (psycho-émotif) en discutant de la 'mise en ordre' des émotions opérée lors des consultations des devins chez les Ndembu. Pour ce qui est des autres concepts du tableau presenté au chapitre II concernant l'interaction entre systèmes idéologico-religieux et processus entropiques qui n'ont pu être traités directement ici, les points 1-b, 2-a, 2-b, 3-a, 4 (partiellement), leur absence est due au fait qu'ils n'interviennent que dans des circonstances sociales plutôt exceptionnelles telles que les rencontres de cultures fort différentes ou encore dans les crises de conversions d'individus. Dans ce chapitre, nous n'avons pu nous pencher sur des systèmes idéologico-religieux que dans des circonstances dites 'normales', c'est-à-dire exemptes de catastrophes/bouleversements naturels ou sociaux.
Au cours de ce chapitre nous avons, en plus d'avoir exploré les implications concrètes de l'idée que la religion est une forme d'ordre, pu faire deux découvertes inattendues. Premièrement, l'appui, trouvé dans les travaux de Turner, à l'hypothèse avancée dans le chapitre II voulant que le mythe ne soit qu'une forme possible 'd'emballage' des informations contenues dans la cosmologie d'un système idéologico-religieux. Deuxièmement, la découverte que les systèmes idéologico-religieux disposent d'explications des malheurs référant à une causalité multiple qui sert de "soupape de sécurité", dissipant l'impact que pourrait avoir un input trop important de donnés incompatibles avec le système.
Dans le prochain chapitre nous reprendrons l'analyse faite ici (sauf pour ce qui est de la description de l'environnement physique et social) dans le cadre d'un système cognitif occidental fort connu et fort prestigieux: la science.
[1]- Voir Turner (1957:XV) et Turner (1969:4)
[2]- Turner rend compte ici de quelques conséquences de cette forme d'organisation sociale. (1957:XVIII-XIX)
"For marriage (among the Ndembu-P.G.), as noted above, is virilocal; women, on whom the social continuity of the village depends, reside at their husband's villages after marriage. Nevertheless, maternal descent gouverns prior rights to residence, succession to office and inheritance of property, even of guns, the professional hunter's most cherished items of equipment. To remain together this set of kinsmen must import their wives from other village lineages and export their sisters. But with maternal descent as the basis of village continuity a contradiction arises between the role of men as fathers who wish to retain their wives and children with them, and their role as uterine brothers and uncles who wish to recover the allegiance of their sisters and sister's children. Without that allegiance men cannot found enduring villages nor can they effectively press their claims for headship within their villages. Thus both marriages and villages are inherently instable and in-laws struggle continually for control over women and their children."
Ailleurs Turner note (1969:12) que cette contradiction entre matrilinéairité et mariage virilocal a comme conséquence que les Ndembu ont le taux de divorce le plus élévé de toutes les peuples matrilinéaires de l'Afrique centrale. Cela est dû au fait que la mère tend à suivre ses enfants lorsque ceux-ci, devenu adultes, quittent le foyer virilocal pour aller habiter avec leur parenté matrilinéaire.
[3]- Turner relate (1957:326-327) que pendant la période esclavagiste il est même arrivé que de puissants chefs de villages ndembu de l'Angola attaquèrent le village du Kanongesha, amenant en esclavage ceux qu'ils pouvaient enlever. Parfois le Kanongesha leur rendait la réciproque.
[4]- Dans les volumes recensés ici je n'ai pu trouver que deux mythes (Turner 1967:152-153), (Turner 1972b:71-72) notés par Turner et qui ne concernent que l'origine de deux rites.
[5]- Il s'agit d'ombres d'ancêtres matrilnéaires bien sûr, puisque nous sommes en présence d'une société matrilinéaire.
[6]- Ceci est effectivement une exigence dans toutes les associations cultuelles ndembu, c'est-à-dire que ceux qui 'traitent' doivent eux-mêmes avoir été traités (et avec succès). voir Turner (1957:XXI)
[7]- En ce qui a trait à ce deuxième niveau de lutte contre l'entropie (sociale), impliquée dans les rituels ndembu, Turner remarque: (1972b:32)
"Le rituel ndembu, dans sa forme originelle, avec sa richesse en symboles multivoques (ou polysémiques), peut être considéré comme un instrument qui parvient merveilleusement à exprimer, à maintenir et à épurer périodiquement l'ordre social séculaire, lequel, dépourvu d'une forte centralisation politique, est générateur de conflits multiples."
[8]- Turner met en relief le schéma de causalité auxquelles réferent les conceptions des Ndembu concernant les maladies. (1967:301)
"Yet Ndembu speak as though sorcery and witchcraft were always in the background where illness is concerned. Some sicknesses are so common that the element of the untoward which makes people immediately suspect sorcery or witchcraft is lacking. Nevertheless, if these become exceptionally severe or protracted, suspicion grows. There are certain classes of calamities that are believed a priori to have shades as their probable cause. They are female reproductive troubles, including menstrual disorders, frequent miscarriages and stillbirths, and a lack of success at hunting."
(Turner 1967:301) " Some Ndembu believe that all ailments are mystically caused but that most are brought on by "only little grudges" and can be dealt with by local herbalists in their early stages."
[9]- Discutant d'un des rituels "life crisis", le rituel de circoncision des garçons, Mukanda, Turner remarque: (1967:269-270)
"Now Mukanda, as stated above is a mechanism "built-in" to the system of customs which give a measure of form and repetitiveness to Ndembu social interactions. it is a mechanism that temporarily abolishes or minimizes errors and deflections from normally expected behavior. Such errors are not here to be regarded as overt dramatic breaches of norm or challenges to values, but rather, as a drift away from an ideal state of complacency or equilibium. Other kinds of mechanisms than Mukanda, both jural and ritual, are indeed available in Ndembu culture for redressing breaches of norms.Mukanda, like rituals in many other societies which are connected with the sociobiological maturation of broad categories of individuals, is a corrective rather than redressive mechanism, a response to cumulative mass pressures and not to specific emergencies."
[10]- Turner note: (1972b:56)
"Cependant, lorsque les animosités se sont profondéments envenimées, elles sont associées au pouvoir mortel de la sorcellerie. L'individu pernicieux devient ainsi un chancre social. A ce stade, il importe peu d'essayer de guérir le magicien ou le sorcier envieux ou égoïste. Il faut l'extirper, le rejeter hors du groupe, quoi qu'il puisse en coûter à ceux qui l'aiment ou qui dépendent de lui."
[11]- Ailleurs, discutant du mudyi, l'arbre de lait, Turner signale: (1967:21)
"At one level of abstraction the milk tree stands for matriliny, the principle on which the continuity of Ndembu society depends. Matriliny governs succession to office and inheritance of property, and it vests dominant rights of residence in local units. More than any other principle of social organization it confers order and structure on Ndembu social life. (...) The principle of matriliny, the backbone of Ndembu social organization, as an element in the semantic structure of the milk tree, itself symbolizes the total system of interrelations between groups and persons that makes up Ndembu society."
[12]- Turner note: (1972b:298)
"Dans la société ndembu par exemple, si la filiation matrilinéaire était appliquée dans toutes ses conséquences et unilatéralement pour assurer le repeuplement et le maintien des groupes sociaux, les parents matrilinéaires résideraient ensemble tout au long de leur vie. Et comme le tabou de l'inceste fait obstacle au marriage entre membres de la famille élémentaire, cet état de chose aurait comme corollaire le marriage uxorilocal; les maris résideraient dans les villages de leurs femmes. En revanche, si le marriage virilocal stable et permanent était la règle, les fils ne quitteraient jamais leurs pères et la filiation patrilinéaire commanderait les droits à la résidence, l'accession aux offices et l'héritage des biens. En fait, filiation matrilinéaire et virilocalité coexistent dans la société ndembu, et le processus social révèle une série de tentatives pour concilier leurs droits antagonistes sur les individus."
[13]- Turner ajoute: (1972b:62-63)
"Pour les Ndembu, ce qui est bon est visible, public, non dissimulé, sincère. Ils considèrent qu'un homme est "bon" lorsqu'il s'aquitte de ses tâches avec "le foie" et non par une politique calculée qui, sous des dehors polis, cèle de la méchanceté. Un homme est "mauvais" lorsque son comportement extérieur est en désaccord ou en contradiction avec ses pensées et ses sentiments profonds. Un tel comportement, extérieurement irréprochable, cache en réalité la malice et l'envie. Ainsi, l'hypocrite est le véritable pécheur."
[14]- Turner remarque: (1972b:66)
"Les symboles rituels ndembu représentent des valeurs universelles: bonté, fécondité, parenté matrilinéaire, générosité, respect des anciens, virilité, polygamie, santé, maternité, etc. Ils ne représentent pas de groupes solidaires précis tels que des moitiés, clans, ou segments de lignage car les Ndembu ne possédent pas de divisions tribales permanentes. (...) Dans l'ensemble, les groupememts ndembu sont éphémères, instables, et, par suite, ne se prêtent guère à la forme stéréotypée du rituel. Ce qui subsiste, ce n'est pas un systéme stable de matrilignages mais le principe matrilinéaire."
[15]- Cette situation ressemble sur plusieurs points à celle décrite par Sharp chez les Yir Yoront (discuté dans le chapitre précédent), sauf qu'elle est peut-être moins violente. Turner décrit diverses tentatives des Ndembu de réconcilier l'ancien et le nouveau au pp. 147-148 de Tambours d'Affliction.