Chapitre IV
Dans ce chapitre nous allons tenter l'analyse, à la lumière de l'approche proposée dans le chapitre II, d'un système de savoir occidental d'une importance considérable: la science occidentale contemporaine. Cette analyse impliquera, entre autres, la poursuite de la critique du couple religion--science commencé au chapitre I. On retrouvera en début de chapitre une présentation de quelques développements récents en philosophie de la science qui remettent de plus en plus en cause le statut distinct du savoir scientifique, que ce soit en termes méthodologiques ou épistémologiques (valeur de ce savoir). Ces développements rendent compte aussi des croyances métaphysiques implicites dans le travail scientifique et nous permettront d'établir ce qu'est au juste la cosmologie scientifique. Afin d'éclairer certains aspects idéologico-religieux de la science, nous nous tournerons vers une présentation et critique des diverses théories concernant les origines de la science offertes dans le débat sur la rationalité qui se déroule présentement en anthropologie anglo-saxonne, critique qui aboutira au développement d'une explication des origines de la science occidentale accordant un rôle déterminant à certains éléments de l'idéo-logique occidentale. Remarquons par ailleurs que ce chapitre n'est pas le fruit d'un terrain ou d'enquêtes auprès de scientifiques, mais repose sur les travaux "d'informateurs-clés", principalement K. Popper, T.S. Kuhn, I. Lakatos et P.K. Feyerabend. Ceci dit, ce chapitre peut alors être abordé de deux manières. Si l'on accepte la caractérisation de la science fournie par ces quatre auteurs (ou l'une d'elles) on pourra considérer ce chapitre comme une analyse de la pratique scientifique comme telle. Si par contre, on n'admet pas les points de vue exprimés par ces auteurs on pourra alors aborder ce chapitre comme une analyse de quelques discours sur la science. Je ne pourrais préjuger de l'intérêt que pourrait avoir des enquêtes ou terrains auprès de scientifiques (surtout en rapport avec des influences idéologiques, économiques, politiques, etc... qui affectent leur recherche) mais le choix des données utilisées ici pour caractériser la science reflète mon intuition que le travail du philosophe-observateur s'avère essentiel pour dégager la "culture profonde" de la science ou comme le dit Marc Augé l'idéo-logique de celle-ci qui...
"n'est pas formulée en tant que telle par qui que ce soit: simplement elle est fait référence, dans telle ou telle circonstance, et notamment lorsqu'il s'agit d'interpréter le monde qui nous entoure, sa structure et pour résoudre des conflits entre interprétations (théories), aux éléments de représentation nécessaire à sa compréhension; l'hypothèse défendue ici est que pour celui qui les met en rapport les uns avec les autres ces différentes éléments font système au moins virtuel (avec évidemment des lacunes), que ce système abstrait des différents pratiques, de leur représentation et leur justification, déborde tous les discours explicites des scientifiques sur eux-mêmes qui ne saurait constituer pour l'ethnologue observateur qu'une des données dont il doit s'efforcer de comprendre la raison d'être." (ma paraphrase, voir Augé 1974a: 12)
Tenant compte non seulement de l'autorité mais aussi de la diversité des points de vue exprimés par nos quatre "informateurs-clés" il m'apparaît plausible de considérer que l'analyse présentée dans ce chapitre touche la pratique scientifique elle-même et pas simplement un ou des discours sur la science. Tout comme l'ethnographe sur le terrain, confronté à des interprétations diverses d'un même phénomène, vient un temps où il faut faire un partage des choses et espérer qu'on a choisi l'interprétation la plus profonde et la plus juste du phénomène en question. Au lecteur de juger du choix fait ici. Le développement qui précède permettra de mettre en évidence un certain nombre de dénominateurs communs entre science et religion, dénominateurs qui, d'après l'auteur, obligent à rejeter la dichotomie science/religion et ouvrent la porte à une théorie unifiée des systèmes cognitifs humains. A partir des concepts de cosmologie amovible et de religion incomplète (développés au chap. II), nous procéderons à une réflexion sur le rôle idéologico-religieux de la science en Occident. Nous terminerons le chapitre par une courte analyse de la cosmologie des sciences sociales et, à partir des deux concepts mentionnés ci-dessus, par une réflexion sur le rôle idéologico-religieux de ces sciences dans la culture occidentale.
- Karl Popper: conjectures et réfutations
Dans les conceptions populaires, la science occidentale constitue un ensemble de savoirs prestigieux, fondé sur l'observation de faits et prouvé par des expériences. On exagérerait peu en disant qu'elle règne en Occident comme Logos suprême. Depuis un certain nombre d'années maintenant il y a un grand remue-ménage dans le domaine de la philosophie de la science, remue-ménage qui affecte profondément, entre autres, la définition de la science, mais dont malheureusement assez peu d'échos ont pu atteindre le public non-académique[1]. Parmi ces innovateurs nous retrouvons Karl R. Popper, qui dès le début du siècle se penchait sur la question d'un critère permettant la démarcation de la science et de la pseudo-science[2]. En particulier, Popper était préoccupé par les prétentions au statut de discours scientifique de théories telles que le marxisme et la psychanalyse. Popper observa que l'adhésion à une de ces théories avait l'effet d'une conversion religieuse et permettait d'expliquer n'importe quel phénomène dans leur champ d'application et qu'aucune objection ne semblait leur poser de problèmes. Pouvaient-elles être aussi scientifiques que la théorie de la relativité d'Einstein ou la physique classique de Newton? Après réflexion, Popper se rendit compte que ces théories se distinguaient nettement de la physique de Newton ou de la relativité d'Einstein en ce qu'elles ne stipulaient pas les conditions sous lesquelles elles pourraient être soumises à des expériences et réfutées. De même que la relativité d'Einstein avait détrôné la physique de Newton, toute théorie scientifique digne de ce nom devait contenir des propositions susceptibles d'être testées et, dans le cas d'un échec, accepter d'être rejetées. Lakatos remarque (1978: 3) que, d'après l'approche de Popper, une théorie peut être scientifique même s'il n'y a aucune évidence en sa faveur, ou encore une théorie peut être pseudo-scientifique même si toute l'évidence pertinente semble la confirmer. Cela implique que la 'scientificité' d'une théorie peut être déterminée indépendamment de tout fait empirique. Une théorie ne peut être déclarée scientifique d'après Popper que si l'on est disposé à l'avance à concevoir une expérience (ou observation) cruciale permettant de la réfuter. Si, par contre, les partisans d'une théorie ne sont pas disposés à faire subir à leur théorie une telle épreuve il faudra la considérer pseudo-scientifique. Au fond, il s'agit de distinguer non pas entre théories scientifiques et pseudo-scientifiques, mais entre méthodes scientifiques et méthodes non-scientifiques.
Par ailleurs, le critère de démarcation proposé par Popper s'attaquait directement à l'idée positiviste stipulant que la science consiste en énoncés qui ont été prouvés expérimentalement. D'après Popper, la science ne peut jamais établir la vérité de ses propositions; tout ce dont elle dispose, c'est une méthode qui permet de confronter ces propositions à la réalité afin d'en éliminer les hypothèses erronées. Même les théories qui semblent les plus solides peuvent éventuellement être réfutées et s'avérer fausses. Popper note (1973a: 41):
"Or, je prétends que les théories scientifiques ne peuvent jamais être tout à fait justifiées ou vérifiées mais qu'elles peuvent néanmoins être soumises à des tests. Je dirai donc que l'objectivité des énoncés scientifiques réside dans le fait qu'ils peuvent être inter-subjectivement soumis à des tests. "
(Popper 1973b: 40) " However one may look at this, there are excellent reasons for saying that what we attempt in science is to describe and (so far as possible) explain reality. We do so with the help of conjectural theories; that is, theories which we hope are true (or near the truth), but which we cannot establish as certain or even as probable (in the sense of the probability calculus), even though they are the best theories which we are able to produce, and may therefore be called "probable[3]" as long as this term is kept free from any association with the calculus of probability. "
Une autre notion à laquelle Popper s'attaqua directement, c'est le préjugé positiviste que les idées philosophiques ou métaphysiques nuisent et sont irréconciliables avec le développement de la science. Dans la Logique de la découverte scientifique, il note au contraire (Popper 1973a: 35):
"Je ne vais même pas jusqu'à dire que la métaphysique est dépourvue de valeur pour la science empirique. En effet, on ne peut dénier qu'à côté des idées métaphysiques qui ont fait obstacle au progrès scientifique, il y en eut d'autres tel l'atomisme spéculatif, qui y ont contribué. Et, en considérant le sujet sous un angle psychologique, je suis enclin à penser que la découverte scientifique est impossible si l'on ne possède une foi en des idées purement spéculatives et parfois tout à fait imprécises, une foi que rien ne garantit d'un point de vue scientifique et qui est, dans cette mesure "métaphysique". "
Vers la fin de ce même livre, Popper pousse cette question plus loin en réaffirmant que la science ne peut atteindre le statut de savoir absolu (épistémê) et précise (1973a: 284): " Nous ne savons pas, nous ne pouvons que conjecturer. Et des croyances non-scientifiques, métaphysiques (bien que explicables en termes biologiques) en des lois, des régularités que nous pouvons découvrir, mettre en évidence, guident nos conjectures. " Quelques années plus tard[4], Popper remarqua au sujet des efforts des positivistes pour 'purifier' la science de la métaphysique (1965: 276-277): "The problem of how to construct a language of science which includes all we wish to say in science but excludes those sentences which have always been considered as metaphysical is a hopeless one. It is a typical pseudo-problem."
Cette préoccupation avec les questions métaphysiques est restée avec Popper et plus récemment, il s'est penché sur une doctrine ou croyance métaphysique dont il est d'avis qu'elle est présupposée par à peu près toutes les théories scientifiques: le réalisme[5]. Le réalisme implique, minimalement, la croyance qu'il y a un monde extérieur à nous qui est indépendant de nos impressions et de notre volonté. Cette croyance suppose aussi, généralement, qu'il y a un certain ordre[6] dans ce monde et que l'on peut s'attendre à ce que cet ordre fondamental soit le même partout. Popper met en évidence l'impossibilité de réfuter le réalisme en le comparant à une doctrine opposée, l'idéalisme. (1973b: 38-39)
"In its simplest form idealism says: the world (which includes my present audience) is just my dream. Now it is clear that this theory (though you will know it is false) is not refutable: whatever you, my audience, may do to convince me of your reality - talking to me, or writing a letter, or perhaps kicking me - it cannot assume the force of a refutation; for I would continue to say that I am dreaming that you are talking to me, or that I received a letter, or felt a kick. (One might say that these answers are all, in various ways, immunizing strategems. This is so, and it is a strong argument against idealism. But again, that it is a self-immunizing theory does not refute it.)
Thus idealism is irrefutable; and this of course means that realism is indemonstrable. But I am prepared to concede that realism is not only indemonstrable, but, like idealism, irrefutable, that no describable event, and no conceivable experience, can be taken as an effective refutation of realism. There will be in this issue, as in so many, no conclusive argument. "
Une autre notion positiviste à laquelle s'attaqua Popper, c'est le mythe de l'induction qui veut que la science procède par l'observation objective de la réalité, observation à partir de laquelle des lois scientifiques peuvent être induites. Popper insiste que, même en science, l'observation neutre, sans préjugés théoriques ou attentes, n'existe pas. (Popper 1965: 46-47)
"Twenty-five years ago I tried to bring home the same point to a group of physics students in Vienna by beginning a lecture with the following instructions: 'Take a pencil and paper; carefully observe, and write down what you have observed!' They asked of course, what I wanted them to observe. Clearly the instruction, 'Observe!' is absurd. (It is not even idiomatic, unless the object of the transitive verb can be taken as understood.) Observation is always selective. It needs a chosen object, a definite task, an interest, a point of view, a problem. And its description presupposes a descriptive language, with property words; it presupposes similarity and classification, which in its turn presupposes interests, points of view, and problems. 'A hungry animal', writes Katz, 'divides the environment into edible and inedible things. An animal in flight sees roads to escape and hiding places... Generally speaking, objects change... according to the needs of the animal.' We may add that objects can be classified, and can become similar or dissimilar, only in this way - by being related to needs and interests. This rule applies not only to animals but also to scientists. For the animal a point of view is provided by its needs, the task of the moment, and its expectations; for the scientist by his theoretical interests, the special problem under investigation, his conjectures and anticipations, and the theories which he accepts as a kind of background: his frame of reference, his 'horizon of expectations'[7]."
Selon Popper, deux éléments sont indispensables au développement de la connaissance scientifique: d'abord une prolifération de théories audacieuses et imaginatives tentant de comprendre un aspect du monde qui nous entoure et, ensuite des efforts systématiques et impitoyables pour réfuter ces théories, d'où le titre d'un de ses livres Conjectures and Refutations. Cette approche, dans son ensemble, peut être décrite en quelque sorte comme une théorie de 'la sélection naturelle des théories scientifiques' où seules survivent les théories les plus 'aptes'[8].
- Thomas S. Kuhn: science normale ou révolutionnaire ?
T. S. Kuhn, un physicien américain qui s'était intéressé à l'histoire des sciences, poussera encore plus loin la relativisation de la science en publiant en 1962 The Structure of Scientific Revolutions. Un des points les plus importants proposés dans cet essai, c'est l'idée que le développement de la science n'est pas cumulatif et que lorsqu'une théorie en remplace une autre toute la connaissance antérieure, acquise à l'aide de l'ancienne théorie, ne peut être utilisée directement, mais devra être réinterprétée à la lumière de la nouvelle théorie avant qu'on ne puisse l'utiliser à nouveau.
D'après Kuhn, la science peut être caractérisée par deux types d'activités qu'il appelle la science normale et la science révolutionnaire ou extraordinaire[9]. Avant d'expliciter ce que sont ces deux types d'activités, il faut d'abord préciser une notion centrale chez Kuhn, le paradigme. Le paradigme est une notion plus ou moins extensible (on a beaucoup reproché à Kuhn cette trop grande élasticité d'ailleurs[10]) qui correspond généralement à la notion de théorie scientifique mais peut aussi comprendre les règles, principes, modèles, croyances (métaphysiques, ontologiques et autres) et préjugés qui guident la recherche scientifique. Deux exemples classiques de paradigmes scientifiques sont la mécanique classique de Newton et la relativité d'Einstein. Le paradigme, entre autres, en tant que cadre conceptuel constitue une propriété commune de la communauté scientifique qui permet la communication des résultats de recherche entre chercheurs. Kuhn signale que pour qu'une théorie soit acceptée en tant que paradigme, elle doit au moins sembler meilleure que ses concurrentes, mais sans nécessairement expliquer tous les faits avec lesquels elle peut se trouver confrontée. Kuhn précise que l'apparition d'un nouveau paradigme dominant tend à favoriser la formation d'une communauté scientifique intégrée. (1972: 35)
" Le nouveau paradigme implique une définition nouvelle et plus stricte du domaine de recherches. Ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas y adapter leurs travaux doivent avancer dans l'isolement ou se joindre à un autre groupe. (...) Dans les sciences (sauf dans les branches comme la médecine, la technologie, le droit, dont la principale raison d'être est un besoin social extérieur), la création de journaux spécialisés, la fondation de sociétés de spécialistes et la revendication d'une place spéciale dans l'ensemble des études sont généralement liées au moment où un groupe trouve pour la première fois un paradigme unique. "
Tel que l'envisage Kuhn, la science normale est surtout un travail de défrichage ou de mise en ordre qu'effectuent les scientifiques après l'installation d'un nouveau paradigme. Kuhn décrit cette science de la manière suivante (1970: 40):
"... la science normale qui, lorsqu'on l'examine de près, soit historiquement, soit dans le cadre du laboratoire contemporain, semble être une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et inflexible que fournit le paradigme. La science normale n'a jamais pour but de mettre en lumière des phénomènes d'un genre nouveau; ceux qui ne cadrent pas avec la boîte passent même souvent inaperçus. Les scientifiques n'ont pas non plus pour but, normalement, d'inventer de nouvelles théories, et ils sont souvent intolérants envers celles qu'inventent les autres. Au contraire, la recherche de la science normale est dirigée vers une connaissance plus approfondie des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà. "
Une des caractéristiques les plus importantes des paradigmes, c'est qu'ils posent, vis-à-vis la nature, un certain nombre de problèmes ou d'énigmes qui ne seraient pas apparus autrement et sur lesquels peuvent se pencher les scientifiques sans sortir de leur paradigme. Pour sa part, la science normale vise justement la résolution de ces énigmes ou problèmes posés par le paradigme, et non pas la découverte de problèmes inattendus. On cherchera surtout à augmenter la portée et la précision du paradigme qu'à trouver des faits pouvant le réfuter.
Bien que la science normale ne vise pas la découverte de phénomènes inconnus, au cours des tentatives pour élaborer et préciser son paradigme, il est inévitable qu'elle rencontre des anomalies, phénomènes imprévus par le paradigme. Lorsqu'une telle anomalie est découverte (et qu'elle paraît importante) elle, et la 'région' du paradigme concerné, sont soumises à des recherches plus systématiques dans l'espoir que l'anomalie puisse être comprise à la lumière du paradigme standard. Habituellement, on réussit à rendre compte du phénomène avec les moyens du bord[11] (parfois quelques ajustements de part et d'autre sont nécessaires), mais si en dépit de tous les efforts de réconciliation, l'anomalie ne peut être interprétée en rapport avec les présupposés du paradigme standard, une crise scientifique en est le résultat. Une telle crise prépare l'arrivée d'une véritable révolution scientifique.
Même si la situation de crise remettra en cause la foi des scientifiques dans le paradigme standard, ils ne le rejetteront pas pour autant, mais tenteront de rendre compte de l'anomalie grâce à des explications diverses. Ce n'est qu'avec la multiplication de ces tentatives d'explication que ceux-là auront, graduellement, de moins en moins en commun avec le paradigme standard. Au bout du compte, le rejet final du paradigme standard ne se fera qu'au moment de l'acceptation d'un nouveau paradigme (jugé supérieur à l'ancien) et non pas parce qu'une anomalie aura mit en question la capacité d'explication du paradigme original. Le nouveau paradigme (ou théorie) devra évidemment pouvoir rendre prévisible ou compréhensible l'anomalie qui provoqua la crise et aussi pouvoir rendre compte des acquis de l'ancien paradigme[12]. Kuhn décrit ainsi cette période de crise. (1972: 114)
"Face à une anomalie ou à une crise, les scientifiques adoptent une attitude différente à l'égard des paradigmes existants et la nature de leurs recherches change en conséquence. La prolifération des variantes concurrentes du paradigme, le fait d'être disposé à essayer n'importe quoi, l'expression d'un mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de symptômes d'un passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire."
Kuhn précise que les anomalies doivent, pour pouvoir provoquer une crise conduisant à une révolution scientifique, être bien connues de la communauté scientifique et résister aux meilleurs efforts de cette communauté à résoudre le problème à l'intérieur du paradigme standard. Par ailleurs, les anomalies attireront d'autant plus d'attention, si la science a longtemps fonctionné dans un paradigme qui semblait venir à bout de tous les problèmes dans son domaine et qui donnait l'impression d'être une explication ultime de la nature comme ce fut le cas pour la mécanique de Newton.
Parmi les idées les plus importantes qui ont poussé Kuhn à affirmer que le développement de la science n'est pas cumulatif[13], nous retrouvons ce qu'il appelle l'incommensurabilité des paradigmes. Que des paradigmes ou théories soient incommensurables, cela signifie que ces paradigmes sont logiquement incompatibles, c'est-à-dire incomparables. Cela explique pourquoi Kuhn décrit l'adoption d'un nouveau paradigme par un scientifique comme un processus de 'conversion' plutôt irrationnel et rapide. Kuhn utilise trois arguments pour appuyer la thèse de l'incommensurabilité des paradigmes; le premier argument vise le fait que ce qui apparaîtra, dans un paradigme, comme un problème scientifique de premier ordre, sera relégué à la métaphysique dans un autre, c'est-à-dire que le champ des problèmes scientifiques significatifs (ou la définition de la science) varie d'un paradigme à un autre. Un autre problème important c'est que, même si un nouveau paradigme emprunte beaucoup de concepts et de termes à l'ancien paradigme, ces termes n'auront plus du tout le même sens. Discutant de la possibilité de déduire la relativité d'Einstein de la dynamique de Newton, Kuhn illustre ce point de la manière suivante (1972: 126):
"Les variables et les paramètres qui, dans les E1 d'Einstein, représentent la position spatiale, le temps, la masse, etc..., se retrouvent bien dans les N1; et ils représentent toujours l'espace, le temps et la masse selon Einstein mais ne sont absolument pas celles auxquelles renvoient les concepts newtoniens qui portent le même nom. (La masse newtonienne est conservée; celle d'Einstein est convertible en énergie. Ce n'est qu'à des vitesses relativement basses qu'elles peuvent toutes deux se mesurer de la même manière, et même alors il est faux de les imaginer semblables.) A moins de changer les définition des variables dans les N1, les expressions que nous avons dérivées ne sont pas newtoniennes. "
Le dernier argument avancé par Kuhn concernant l'incommensurabilité des paradigmes vise le fait qu'un changement de paradigme affecte même les perceptions que peuvent avoir les scientifiques du monde qu'ils tentent d'observer. (Kuhn 1972: 180)
"Dans un sens que je suis incapable d'expliciter davantage, les adeptes de paradigmes concurrents se livrent à leurs activités dans des mondes différents. L'un contient des corps qui tombent lentement d'une chute entravée, l'autre des pendules qui répètent indéfiniment leur mouvement. Dans l'un, les solutions (chimiques - P.G.) sont des composés, dans l'autre ce sont des mélanges. L'un est contenu dans une matrice d'espace qui est plat, l'autre courbe. Travaillant dans des mondes différents, les deux groupes de scientifiques voient des choses différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du même point. Ne disons pas pour autant qu'ils peuvent voir tout ce qui leur plaît. Les deux groupes regardent le monde, et ce qu'ils regardent n'a pas changé. Mais dans certains domaines ils voient des choses différentes, et ils les voient dans un rapport différent les unes par rapport aux autres. C'est pourquoi une loi impossible à démontrer à tel groupe de scientifiques, semblera parfois intuitivement évidente à tel autre. "
Cela dit, il devient alors compréhensible que Kuhn soutienne qu'il ne peut y avoir d'expériences décisives 'à la Popper' qui décident de l'acceptation d'un nouveau paradigme, mais que ce processus ressemble beaucoup plus à une guerre de religion où les adeptes de paradigmes rivaux tentent de 'convertir' les membres du groupe opposé. Cette conception de la science, qui finalement exclut l'idée d'un progrès ou d'une accumulation possible de la connaissance scientifique, n'est pas sans entrer en contradiction avec d'autres points de vue sur cette même question. John Watkins voit, par exemple, l'opposition Popper - Kuhn vis-à-vis cette question de la manière suivante (Watkins 1970: 26):
"I remember suggesting to him (Kuhn-P.G) in 1961 that he should bring out and discuss in his book the clash between his view of the scientific community as an essentially closed society, intermittenly shaken by collective nervous breakdowns followed by restored mental unison, and Popper's view that the scientific community ought to be, and to a considerable degree actually is, an open society in which no theory, however dominant and successful, no 'paradigm' to use Kuhn's term, is ever sacred[14]."
Comme nous l'avons noté déjà la notion de paradigme employée par Kuhn a été beaucoup critiquée pour son manque de précision. Dans la postface de l'édition de 1970 de la structure des révolutions scientifiques Kuhn reprend cette notion et la scinde en deux. Nous nous retrouvons alors avec deux nouvelles notions, la matrice disciplinaire et l'exemple commun (en anglais: exemplars), la première étant la plus générale et comprenant la seconde. Les matrices disciplinaires comportent des généralisations symboliques, des éléments (ou croyances) métaphysiques et des valeurs. Les exemples communs sont surtout des instruments pédagogiques permettant l'apprentissage d'une matrice disciplinaire en rapport avec un problème (empirique ou technologique) particulier. Ces problèmes-types initient les étudiants au début de leur formation scientifique à certaines habitudes et attitudes de travail qui, potentiellement, leur resteront toute leur carrière durant.
- Imre Lakatos: des programmes de recherche scientifique
Un autre philosophe de la science post-positiviste, Imre Lakatos[15], à l'encontre de Kuhn (et de P.K. Feyerabend comme nous le verrons plus loin), croit que la science est une activité humaine rationnelle. Comme Popper, il est d'avis que la prolifération des théories (ou paradigmes) est une condition fondamentale pour le progrès de la science. Sur d'autres points importants par contre, Lakatos critique et s'éloigne de la position de Popper qu'il appelle le falsificationnisme dogmatique (Lakatos 1978: 14). C'est vraisemblablement cette vue des faiblesses de l'approche popperienne qui a poussé Lakatos à élaborer une approche alternative qu'il appelle la Méthodologie des programmes de recherche scientifique. D'abord la falsificationnisme dogmatique (nous utiliserons ailleurs l'abréviation f.d.) présuppose qu'il existe une distinction psychologique naturelle entre propositions théoriques et propositions concernant des 'faits' ou observations. Une deuxième présupposition du f.d., c'est que si une proposition satisfait le critère psychologique d'être fondamental ("factual" en anglais) nous pouvons dire qu'elle est démontrée. Lakatos appelle cela le dogme de la preuve d'observation (ou d'expérimentation). Il ajoute (Lakatos 1978: 14): "These assumptions are complemented by a demarcation criterion: only those theories are 'scientific' which forbid certain observable states of affairs and therefore are factually disprovable. Or, a theory is 'scientific' if it has an empirical basis."
Lakatos émet trois critiques vis-à-vis cette conception de la science et la distinction entre 'faits' et théories qu'elle présuppose. Dans sa première critique, Lakatos (1978: 14-15) cite le cas de Galilée qui, au moyen d'observations faites à l'aide de son téléscope, crut réfuter la vieille théorie aristotélicienne voulant que tous les corps célestes étaient des sphères parfaites de cristal (Galilée observa avec son téléscope des montagnes sur la lune et des taches sur le soleil). Lakatos précise que ces observations ne peuvent être qualifiées de 'neutres' puisqu'elle n'ont pas été faites directement par les sens. Leur valeur repose sur la fiabilité du téléscope et aussi sur la théorie optique utilisée par Galilée, qui étaient passablement remises en question par ses contemporains. Ce ne sont donc pas les observations - 'pures' et 'non-théoriques' - de Galilée qui confrontaient la théorie aristotélicienne, mais plutôt ces 'observations' faites au moyen de sa théorie optique qui confrontaient les 'observations' des aristotéliciens faites au moyen de leur théorie des cieux, ce qui nous laisse avec deux théories inconsistantes et, vraisemblablement, également valables. Lakatos note de plus (1978: 15):
"Indeed, all brands of justificationist theories of knowledge which acknowledge the senses as a source (whether as one source or as the source) of knowledge are bound to contain a psychology of observation. Such psychologies specify the 'right', 'normal', 'healthy', 'unbiaised', 'careful', or 'scientific' state of the senses - or rather the state of the mind as a whole - in which they observe truth as it is. (...) But it transpires from the work of Kant and Popper - and from the work of psychologists influenced by them - that such empiricist psychotherapy can never succeed. For there are and can be no sensations unimpregnated by expectations and therefore there is no natural (i.e. psychological) demarcation between observational and theoretical propositions."
La deuxième critique est d'ordre logique et, étant donné sa densité, il vaut mieux la citer ici, avec les conclusions qu'elle impose, en entier. (Lakatos 1978: 15-16):
"For the truth - value of the 'observational' propositions cannot be indubitably decided: no factual proposition can ever be proved from an experiment. Propositions can only be derived from other propositions, they cannot be derived from facts: one cannot prove statements from experiences - 'no more than by thumping the table'. This is one of the basic points of elementary logic, but one which is understood by relatively few people even today.
If factual propositions are unprovable then they are fallible. If they are fallible then clashes between theories and factual propositions are not 'falsifications' but merely inconsistencies. Our imagination may play a greater role in the formulation of 'theories' than in the formulation of 'factual propositions', but they are both fallible. Thus we cannot prove theories and we cannot disprove them either. The demarcation between the soft, unproven 'theories' and the hard, proven 'empirical basis' is non-existent: all propositions of science are theoretical and, incurably fallible."
La troisième critique comporte un problème d'ordre méthodologique. Lakatos remarque que même s'il y avait un fond empirique neutre avec lequel pourraient être confrontées nos théories, la falsification des théories serait toujours irréalisable puisque même nos meilleures théories scientifiques sont incapables d'interdire ou d'exclure un état de fait observable quelconque. Lakatos précise que ces théories interdisent l'arrivée d'un événement particulier dans un cadre spatio-temporel précis qu'à la condition qu'aucun autre facteur (possiblement caché dans une partie lointaine et non localisée de l'univers) ait une influence sur cette événement. Mais alors de telles théories, à elles seules, ne contredisent jamais un 'fait empirique fondamental'; elles peuvent tout au plus contredire la conjonction d'une proposition de base décrivant un événement spatio-temporel particulier et une proposition universelle de non-existence précisant qu'aucune autre cause pertinente (pouvant affecter l'événement) n'est à l'oeuvre d'un endroit quelconque de l'univers. Il est évident qu'une telle proposition ne peut être que métaphysique, c'est-à-dire qu'aucune expérience empirique ne permet de la fonder. Lakatos ajoute: (1978: 18):
"Another way of putting this is to say that some scientific theories are normally interpreted as containing a ceteris paribus clause: in such cases it is always a specific theory together with this clause which may be refuted. But such a refutation is inconsequential for the specific theory under test because by replacing the ceteris paribus clause by a different one the specific theory can always be retained whatever the tests say. "
Ce qui est surprenant, c'est que ce sont justement nos meilleures théories scientifiques qui sont irréfutables dans de tels cas particuliers, puisqu'elles comportent toujours des clauses auxiliaires qui les protègent. En fait ce ne sont que les propositions théoriques les plus réduites (et les plus banales) qui peuvent être réfutées, les grandes théories scientifiques générales (telles que celles d'Einstein ou de Maxwell), elles, sont inaccessibles à la réfutation[16] et de l'avis de Lakatos doivent être considérées comme du domaine de la métaphysique. Voici sa position finale sur la question: (Lakatos 1978: 19)
"If, however, still accepting the demarcation criterion of dogmatic falsificationism, we deny that facts can prove propositions, then we certainly end up in complete scepticism: then all science is undoubtedly irrational metaphysics and should be rejected. Scientific theories are not only equally unprovable, and equally improbable, but they are also equally undisprovable. But the recognition that not only the theoretical but all the propositions in science are fallible, means the total collapse of all forms of dogmatic justificationism as theories of scientific rationality. "
Ainsi, se retrouvant dans les ruines des théories traditionnelles de la science[17], Lakatos tente tout de même de 'sauver' la science de l'irrationalité en élaborant ce qu'il appelle le falsificationnisme méthodologique sophistiqué (ou le f.m.s.). Le f.m.s. admet bien sûr qu'il n'y a en science aucune base empirique absolue ou neutre sur laquelle les théories pourraient se fonder, mais, avec la foi[18] que le scientifique peut connaître plus du monde, Lakatos affirme simplement qu'il faut poursuivre le travail scientifique avec les moyens du bord, même si l'on ne peut espérer atteindre une vérité quelconque (sur le monde).
Le f.m.s. comporte, entre autres, l'acceptation d'un conventionnalisme qui implique la mise de côté (temporaire) de l'idée que les 'faits' ou 'données de base' de la science sont toujours imprégnés de théories afin qu'ils puissent constituer un fond de données empiriques temporairement incritiquables, au moyen duquel on peut ensuite affronter (et non pas réfuter) les théories scientifiques du jour- Sur cette question du fond empirique Lakatos fait les précisions suivantes. (1978:23)
"The methodological falsificationist realizes that in the 'experimental techniques' of the scientist fallible theories are involved, in the 'light' of which he interprets the facts. In spite of this he 'applies' these theories, he regards them in the given context not as theories under test but as unproblematic background knowledge 'which we accept (tentatively) as unproblematic while we are testing the theory'. He may call these theories - and the statements whose truth-value he decides in their light - 'observational': but this is only a manner of speaking which he inherited from naturalistic falsificationism."
(Lakatos 1978:24) " This 'basis' can hardly be called a 'basis' by justificationist standards: there is nothing proven about it - it denotes 'piles driven into a swamp'. Indeed, if this 'empirical basis' clashes with a theory, the theory may be called 'falsified', but it is not falsified in the sense that it is disproved."[19].
Un autre point important qu'apporte le f.m.s., c'est qu'une théorie scientifique ne sera jamais rejetée à cause d'une réfutation 'à la Popper', mais seulement si l'on dispose d'une meilleure théorie qui pourra la remplacer, c'est-à-dire une théorie qui prédit ce que Lakatos appelle des 'novel facts' ou des 'faits nouveaux'. Lakatos remarque: (1978: 36)
"'Falsification' in the sense of naive falsificationism (corroborated counter-evidence) is not a sufficient condition for eliminating a specific theory: in spite of hundreds of known anomalies we do not regard it as falsified (that is eliminated) until we have a better one. "
Ce qu'on teste en fait d'après Lakatos ce n'est pas une théorie scientifique, mais plutôt une série de théories reliées ou ce que Lakatos appelle des programmes de recherche scientifique. Deux exemples bien connus de programmes de recherche sont les théories physiques de Newton et Einstein. D'après Lakatos (1978: 47), la science elle-même peut être considérée comme un énorme programme de recherche.
Un programme de recherche scientifique est formé de deux éléments, d'abord un 'noyau dur' (Lakatos utilise les termes 'hard core' ou 'negative heuristic') et d'une 'ceinture protectrice' (termes originaux: 'protective belt' ou 'positive heuristic'). Le noyau dur d'un programme de recherche scientifique est constitué d'un ensemble d'hypothèses métaphysiques qui dirigent la recherche, mais qui ne sont pas, ou ne peuvent pas être, soumises elles-mêmes à des tests[20]. La ceinture protectrice par contre est un ensemble de modèles et d'hypothèses auxiliaires qui sont érigés à l'aide du noyau dur. Ceux-ci sont utilisés pour rendre compte de problèmes empiriques concrets et peuvent être soumis à des tests[21]. Très souvent au cours du développement d'un programme de recherche, les hypothèses de la ceinture protectrice devront être ajustées, ré-ajustées et parfois même remplacées. La ceinture protectrice d'un programme de recherche scientifique sert en quelque sorte de 'système de digestion' d'anomalies, et lorsqu'une anomalie 'ne passe pas' on peut toujours modifier quelques hypothèses de manière à rendre compte du phénomène problématique. Lakatos précise ces deux notions. (1978: 50)
"The negative heuristic specifies the 'hard core' of the programme which is 'irrefutable' by the methodological decision of its proponents; the positive heuristic consists of a partially articulated set of suggestions or hints on how to change, develop the 'refutable variants' of the research-programme, how to modify, sophisticate, the 'refutable' protective belt."
Lakatos signale que le succès d'un programme de recherche scientifique peut être déterminé lorsque celui-ci atteint une 'phase progressive' dans l'élucidation de problèmes empiriques particuliers. Dans une phase progressive, phase que certains programmes n'atteignent jamais, les différentes modifications apportées à la ceinture protectrice n'auront pas simplement l'effet de permettre l'explication de problèmes empiriques récalcitrants, mais elles fournissent aussi l'explication de 'faits nouveaux' et inattendus[22] (les 'novel facts' mentionnées déjà ci-dessus). Si, avec le temps, un programme autrefois progressif, cesse de produire des faits nouveaux, on considérera qu'il est en phase de dégénérescence. L'attitude de Lakatos concernant la falsification de théories scientifiques, que nous avons soulignée plus haut, nous permet aussi de comprendre la position accommodante qu'il prend plus tard vis-à-vis l'acceptation ou le rejet de programmes de recherche. (Lakatos 1978: 92)
"The main difference from Popper's original version is, I think, that in my conception criticism does not - and must not - kill as fast as Popper imagined. Purely negative, destructive criticism, like 'refutation' or demonstration of an inconsistency does not eliminate a programme. Criticism of a programme is a long and often frustrating process and one must treat budding programmes leniently. One may of course, show up the degeneration of a research programme, but it is only constructive criticism which, with the help of rival research programmes, can achieve real success; and dramatic spectacular results become visible with hindsight and rational reconstruction."
Un dernier point sur Lakatos. Bien que sa position soit accommodante, à l'occasion elle est très exigeante, surtout en rapport avec le fait que l'acceptation, à long terme, d'un programme de recherche dépend de sa contribution à la croissance continue du savoir scientifique. Il remarque: (Lakatos 1978: 88)
"Mature science consists of research programmes in which not only novel facts but, in an important sense, also novel auxiliary theories, are anticipated; mature science - unlike pedestrian trial-and-error - has 'heuristic power'. Let us remember that in the positive heuristic of a powerful programme there is, right at the start, a general outline of how to build the protective belts: this heuristic power generates the autonomy of theoretical science."
- Paul K. Feyerabend: l'anarchie créatrice
Le dernier des philosophes post-positivistes de la science que nous allons examiner, Paul K. Feyerabend est certainement le plus coloré et mériterait sans doute le titre du "court jester" de la philosophie de la science contemporaine[23]. L'attitude avec laquelle il aborde la philosophie de la science est assez originale et se trouve synthétisée dans la présentation de son livre bien connu Contre la Méthode. (1979: 13)
"Le présent essai est écrit avec la conviction que l'anarchisme, tout en n'étant peut-être pas la philosophie politique la plus attrayante, est certainement un excellent remède pour l'épistémologie et pour la philosophie des sciences.
La raison n'est pas difficile à trouver.
"L'histoire en général, et plus particulièrement l'histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multi-forme, plus vivante, plus ingénieuse, que ne le pensent" les meilleurs historiens et les meilleurs méthodologues."
Dans Contre la Méthode, Feyerabend s'attaque surtout à l'idée (popperienne) que la science procède ou devrait procéder par une méthode rigide de conjectures et de réfutations et aussi de manière générale à l'idéologie occidentale du scientisme. A cette fin, Feyerabend utilise beaucoup de sources historiques de manière à démontrer que la richesse et la complexité de la recherche scientifique, surtout dans ses phases les plus créatrices, ne peuvent être saisies ou exprimées par une méthodologie abstraite et rationalisée. Feyerabend remarque (1979: 20-21) qu'à de nombreuses reprises dans l'histoire des sciences les écarts aux régles méthodologiques établies, l'adoption ou la défense d'hypothèses ad hoc ou d'hypothèses qui contredisent les résultats expérimentaux généralement admis, ou encore d'hypothèses dont le contenu empirique est inférieur à celui des hypothèses qu'elles sont censées rivaliser ou remplacer, ont contribué au progrès de la science ! Par ailleurs un retour en arrière, à des théories scientifiques primitives, rejetées par la majorité, peut très souvent constituer un progrès[24]. Il affirme de plus (et avec force) que très souvent en sciences les règles les mieux établies peuvent devenir des carcans nuisibles au progrès et qu'il est non seulement utile de les ignorer à l'occasion mais aussi d'adopter carrément des régles contraires ! Il remarque: (Feyerabend 1979: 20)
"En réalité, des événements et développements tel que l'invention de l'atomisme dans l'Antiquité, la révolution copernicienne, l'avènement de l'atomisme moderne (théorie cinétique, théorie de la dispersion, stéréo-chimie, théorie des quanta), la naissance progressive de la théorie ondulatoire de la lumière n'ont pu se produire que parce que quelques penseurs ont décidé de ne pas se laisser emprisonner par certaines règles méthodologiques "évidentes", ou bien parce qu'ils les ont transgressées involontairement. Cette idée est l'un des acquis majeurs des récentes discussions sur l'histoire et la philosophie des sciences."
Une des idées clés de l'approche de Feyerabend c'est que la prolifération des théories scientifiques est un élément indispensable au progrès de la science. Il affirme simplement que: (Feyerabend 1979: 46)
"... l'unanimité dans l'opinion peut convenir à une Église, aux victimes terrorisées ou ambitieuses de quelque mythe (ancien ou nouveau) ou aux adeptes faibles et soumis de quelque tyran. Mais la variété des opinions est indispensable à une connaissance objective. Et une méthode qui encourage la variété est aussi la seule méthode compatible avec des idées humanistes."
Parmi les divers événements de l'histoire des sciences auxquels s'intéresse Feyerabend, il s'attarde en particulier au cas de Galilée dont les recherches permirent le passage d'une cosmologie géocentrique à une cosmologie héliocentrique où la Terre tourne autour du soleil et non l'inverse. Ce qui attira l'attention de Feyerabend surtout c'est qu'à l'époque où Galilée adopta la théorie héliocentrique de Copernic, celle-ci était confrontée à de graves problèmes, elle était inadéquate tant quantitativement que qualitativement et, par rapport aux données empiriques du temps, aurait dû être considérée réfutée ! Feyerabend démontre par là que très souvent en sciences la foi et l'obstination en face de faits contradictoires est nécessaire pour faire imposer une théorie qui trouvera seulement à long terme des appuis empiriques suffisants (c'est-à-dire des 'preuves'). Cela implique d'ailleurs qu'initialement une théorie scientifique sera strictement métaphysique puisqu'on n'aura pas encore eu le temps de la confronter à la réalité de manière très systématique.
De même que T.S. Kuhn, Feyerabend est d'avis que les théories scientifiques, comme des langues différentes, constituent des visions du monde différentes et, de plus, incommensurables. Il faut noter que Feyerabend élabore la notion de l'incommensurabilité à l'intérieur de son attaque sur les conceptions rationalistes de la science. De même que Kuhn, Feyerabend est d'avis que l'incommensurabilité des théories scientifiques signifie en quelque sorte que le passage d'une théorie à une autre ne constitue pas vraiment un processus rationnel où le scientifique compare froidement les avantages et les désavantages des deux théories, mais plutôt un saut irrationnel d'une théorie vers une autre, incomparable. Par exemple, discutant des théories de la rationalité (de la science) et de la méthodologie des programmes de recherche de Lakatos, Feyerabend précise que toutes ces théories présupposent qu'il est possible de comparer des théories rivales quant à leur contenu. Il ajoute. (Feyerabend 1979: 237) " Or, le phénomène d'incommensurabilité semble indiquer que tel n'est pas le cas." A vrai dire il semblerait que Feyerabend ne maintienne l'incommensurabilité des théories scientifiques que le temps d'abattre les positions rationalistes existantes pour ensuite réaffirmer une autre rationalité (que les théories doivent rendre compte des faits et qu'une théorie qui ne rend pas compte des faits, ou plutôt de 'ses faits' doit être rejetée[25]),... c'est alors que Feyerabend se montre de moins en moins anarchiste. Tout ceci est révélé dans une annexe (Feyerabend 1979: 322-325) où sont comparées les positions de Feyerabend et de Kuhn sur la question de l'incommensurabilité. Feyerabend y affirme que l'incommensurabilité, telle qu'il la comprend, ne rend incomparables que les langages d'observation de théories différentes[26] et qu'il peut être non seulement intéressant mais nécessaire de comparer des théories scientifiques à d'autres niveaux[27]. Tout ceci ressemble étrangement (comme dirait Feyerabend) à un 'truc typiquement galiléen' rendant la comparaison de théories scientifiques inaccessible ou irrationnelle pour les positions rationalistes, mais récupérable pour la position de Feyerabend, qui en dépit de ses propres fulminations (1979: 25) semble avoir une idée assez précise de ce qui, en sciences, peut être 'progressif'. D'autres ont remarqué par ailleurs que si l'on prend vraiment l'incommensurabilité au sérieux elle doit éliminer la possibilité de comparer les théories scientifiques même pour Feyerabend, (Suppe 1974: 178-180) ce qui, au bout du compte, implique la fin du progrès scientifique, du moins tel qu'il a été conçu en Occident depuis 300 ans environ.
Si nous regardons en arrière il apparaît que depuis la fin de la IIe grande guerre la définition positiviste de la science a été passablement attaquée et remise en question. Avant Popper, la science était conçue comme n'incluant que des faits empiriques ou des propositions vérifiables empiriquement (excluant évidemment la métaphysique). On croyait aussi que la science reposait sur quelque chose de sûr, des observations neutres, non-biaisées et que la répétition d'expériences pouvait prouver des théories, donc mener à la vérité. Depuis Popper, non seulement ces idées ont été abandonnées mais on a aussi remis en cause, par le biais de la notion de l'incommensurabilité des théories, l'idée que la science soit une activité rationnelle et qu'il puisse y avoir un véritable progrès scientifique (convergence vers la vérité). Le statut de savoir distinct de la science s'effrite de plus en plus.
Que l'on se soit penché exclusivement sur des auteurs anglophones dans les quelques pages précédentes résulte du fait qu'à ma connaissance la définition ou la caractérisation de la science est surtout une préoccupation anglo-saxonne et américaine. Pourquoi ? Je ne peux rien affirmer, mais vraisemblablement cela a un rapport au rôle idéologico-religieux accordé à l'institution-science dans ces deux pays.
- à la recherche de la cosmologie de la science occidentale.
Après cette courte escapade en philosophie des sciences nous allons examiner maintenant une proposition irrémédiablement provocatrice. A la lumière de la définition de la religion proposée dans le chapitre II et des données épistémologiques que nous venons d'examiner il m'apparaît plausible d'affirmer que la science peut être considérée comme une forme de système idéologico-religieux incomplet[28]. Afin de justifier cette affirmation nous allons, en deux temps, la reprendre et d'abord exposer un certain nombre de données qui rendent compte des aspects religieux de la science et ensuite de l'adjectif: incomplet.
Qu'y a-t-il de religieux au juste dans la science, ou quels sont les aspects religieux de la science ? Il y a vingt ou même dix ans de telles questions auraient paru aberrantes puisque dans les conceptions populaires ces deux types de savoir étaient, et sont toujours, considérés on ne peut plus antithétiques. Maintenant, et surtout depuis la vulgarisation de l'épistémologie post-positiviste (dû en grande partie à l'impact populaire des essais de Kuhn: La structure des révolutions scientifiques et de Feyerabend: Contre la Méthode), il apparaît de plus en plus évident qu'il y a d'importants traits qui sont communs à ces deux systèmes. Le lieu commun qui m'apparaît le plus intéressant c'est la présence de la métaphysique[29] dans, à la fois, la religion et la science.
Tous les auteurs cités dans la section précédente (et la grande majorité des épistémologues post-positivistes) reconnaissent l'importance de croyances métaphysiques dans la constitution de théories scientifiques. Lakatos, comme nous l'avons vu précédemment, considère que tous les grands programmes de recherche scientifique contiennent un 'noyau dur' de croyances métaphysiques qui jouent un rôle très important dans la direction que prend un programme. Nous allons nous intéresser ici à une allusion fait par Lakatos (1979: 47), mais qui n'a jamais été développée malheureusement, à l'effet que la science, dans son ensemble, peut être considérée comme un énorme programme de recherche, comportant bien sûr lui-aussi, son noyau dur de croyances métaphysiques. Il semblerait qu'un des éléments métaphysiques les plus importants du noyau dur des sciences en général c'est le réalisme. Nous avons déjà vu plus tôt dans ce chapitre que Popper considère le réalisme comme un présupposé partagé par, apparemment, toutes les branches (voir la note no.123) et il est évident que ce présupposé d'un monde réel et indépendant de nos théories scientifiques est d'importance capitale pour ce qu'on appelle la 'méthode expérimentale'[30]. Cette croyance est par ailleurs nécessaire pour l'approche de Popper puisque la réfutation des théories scientifiques implique la croyance dans une réalité indépendante à laquelle peuvent être confrontées les diverses théories scientifiques[31]. Cette croyance est non seulement inhérente à la conception popperienne de la science, mais je crois qu'il est possible de démontrer qu'elle est implicite aussi dans les conceptions des trois autres auteurs étudiés dans la section précédente. Par ailleurs il m'apparaît crucial de réaliser et de comprendre le rôle essentiel joué par la métaphysique en sciences puisque celui-ci met en lumière le fait que les croyances fondant la science constituent, tout comme les croyances impliquées dans les diverses cosmologies religieuses, une sorte de 'boîte' ou cadre conceptuel à l'intérieur duquel il devient possible de comprendre le monde qui nous entoure (c'est-à-dire naturel et humain), établir des relations de causalité et prendre des initiatives pour modifier ce monde[32]. Ce qui distingue (et le mot n'est pas très fort ici) ces deux types de systèmes ce n'est pas le genre[33] de croyance qui est véhiculé, mais plutôt le processus par lequel il est véhiculé. Les systèmes religieux, pour leur part, véhiculent et transmettent généralement (mais pas toujours) leurs présupposés métaphysiques par des moyens bien connus et assez explicites: le mythe et/ou le rituel. Les institutions scientifiques par contre tendent (à cause d'une forte 'allergie' anti-théologique/philosophique) à refouler les aspects métaphysiques de leurs théories et de leurs recherches et de les transmettent de manière inconsciente au cours de la pratique scientifique elle-même. D'après Kuhn, ceci est surtout vrai lors de la période de formation des scientifiques[34] où les étudiants sont affrontés à divers problèmes et travaux de laboratoire. Ceci correspond exactement à la situation dans beaucoup de religions ou de cultes de guérison où, dans un contexte où tous les participants conviennent d'exclure (ou de suspendre) toute autre métaphysique, un maître ou guide enseigne au moyen de cas problèmes (hypothétiques ou réels) une méthodologie qui est fondée sur une métaphysique prise pour acquise par tous (mais assimilée, grosso modo, de manière inconsciente). Par ailleurs un élève venant d'une culture fort différente aura, à moins d'une grande motivation, beaucoup de difficulté à assimiler ce savoir (ex. Carlos Casteneda chez Don Juan ou encore un étudiant en sciences naturelles venant d'une culture animiste). Dans les sciences, certains contextes contribuent particulièrement à ce phénomène de transmission inconsciente d'informations métaphysiques, par exemple le fait de travailler sur des problèmes hyper-spécialisés (minuscules) facilite de beaucoup la dissimulation des présupposés. Il faut cependant noter que ce n'est pas toujours le cas et qu'au moment de grandes révolutions théoriques ces présupposés finissent par 'faire surface' et deviennent l'objet de discussions et de critiques diverses. Tout comme les éléments de l'idéo-logique d'Augé, les présupposés métaphysiques de la science constituent une syntaxe inconsciente (habituellement) de la 'culture' scientifique, syntaxe qui érige une 'vision du monde' qui est particulière au scientifique occidental.
- le réalisme scientifique chez Kuhn, Lakatos, et Feyerabend
Avant d'aborder nos trois auteurs sur la question du réalisme, je voudrais souligner le fait que le terme réalisme recouvre, dans la littérature sur l'épistémologie, deux notions fort différentes. D'abord une définition 'minimale', et qui coïncide avec celle donnée ci-dessus par Popper, implique simplement la croyance en un monde réel, ordonné et indépendant de nos théories. La deuxième notion comprend la première et postule de plus que nos théories scientifiques peuvent dire la vérité (au moins dans un certain sens) sur le monde réel, ordonné (voir à ce sujet Leplin 1984: 1-2), etc. En ce moment, dans les divers débats en philosophie de la science (voir, entre autres, celle qui oppose 'réalistes' et 'instrumentalistes') la plupart des interventions et des remises en question se rapportent plutôt à cette deuxième notion et non pas à la première qui n'est, à vrai dire, que rarement mentionnée. A moins d'indication contraire, il ne sera question dans ce texte que de réalisme minimal.
Il se peut que le lecteur familier avec la pensée de Kuhn soit quelque peu sceptique vis-à-vis l'affirmation faite plus haut que vraisemblablement cette pensée (en particulier sa conception de la science) puisse receler la présupposition du réalisme. A l'encontre de Popper, qui se déclare ouvertement en faveur du réalisme (Popper 1973: 33-44), Kuhn répète à plusieurs reprises que lorsqu'un chercheur se 'convertit' à un nouveau paradigme, il se retrouve dans un monde différent... ce qui ne semble pas du tout compatible avec la présupposition du réalisme. Lakatos affirme par exemple que d'après Kuhn lors d'un changement de paradigme tout est changé, même les standards de recherche, il n'y aurait pas d'exigences méthodologiques ou de présupposés qui transcenderaient ces changements (voir la note no.135). Je dois avouer que Kuhn donne effectivement cette impression, mais je crois qu'il y a un élément important de son approche qui me fait penser autrement, il s'agit de la notion d'anomalie. D'après Kuhn, lorsqu'un paradigme a été établi depuis suffisamment longtemps il finit par rencontrer des phénomènes qui ne sont pas compatibles avec ses attentes. Si ces phénomènes, après diverses tentatives d'explication, mettent le paradigme en défaut une période de crise en sera le résultat, conduisant de manière ultime à une révolution scientifique et à l'acceptation d'un nouveau paradigme. A mon sens l'importance de la notion d'anomalie dans l'approche de Kuhn ne peut être justifiée qu'en supposant la présence du réalisme fonctionnant comme cosmologie scientifique ultime transcendant les changements de paradigme ou de programme de recherche[35]. Si l'on admet que les théories scientifiques puissent faire apparaître des anomalies et être remises en question par elles il faut, conséquemment, supposer que les scientifiques prennent pour acquis qu'il y a un monde réel, ordonné et indépendant des théories scientifiques, avec lequel ces théories doivent rendre des comptes. Bien qu'il n'est peut être pas nécessaire de supposer que Kuhn soit lui-même réaliste (ce qui me semble pas très plausible[36]), il est par contre impossible de supposer que les scientifiques étudiés par Kuhn ne le seraient pas. Si la majorité des scientifiques n'étaient pas réalistes il faudrait s'attendre à ce que la recherche scientifique 'normale' se poursuive sans aucun égard à l'apparition d'anomalies (qui ne provoquerait jamais de crises) et, parallèlement, que les changements de paradigme ou 'conversions' se feraient sans aucun rapport avec la présence d'anomalies. Dans un tel cas l'approche de Kuhn ne 'collerait' plus du tout à la 'réalité' de la recherche scientifique telle qu'il la décrit lui-même !
L'approche proposée par Lakatos pour expliquer la science nécessite aussi la présupposition du réalisme. Le 'lieu' particulier fourni par Lakatos pour la 'rencontre' de la théorie et de la réalité (postulée) est la notion de fait nouveau (ou 'novel fact'). Lakatos, qui se préoccupe beaucoup de la sauvegarde de la notion de progrès en sciences, du moins de la croissance continue de la science (Lakatos 1978: 86-88), signale que les théories scientifiques en phase progressive révèlent des faits ou phénomènes empiriques inattendus. Tout comme la notion d'anomalie chez Kuhn, la pertinence du fait nouveau de Lakatos[37] résulte vraisemblablement du fait que les scientifiques travaillent à l'intérieur d'une cosmologie qui présuppose l'existence d'un monde réel, ordonné, etc., cosmologie qui se trouve à justifier et à encourager la propension de ceux-ci à confronter leur théories avec cette réalité postulée. Exprimé en d'autres mots l'anomalie ou le fait nouveau n'est pas seulement le résultat de débats théoriques ou abstraits, mais plutôt le résultat de la rencontre d'un énoncé théorique et d'une réalité postulée qui sert de standard ou d'étalon pour l'évaluation d'énoncés théoriques.
Dans la méthodologie des programmes de recherche de Lakatos quelques faits laissent entrevoir la possibilité de parallèles supplémentaires entre théories scientifiques et religions (telles que discutées au chapitre II). Lakatos voit les programmes de recherche (ou les 'grandes' théories scientifiques) comme étant composés d'abord d'un 'noyau dur' constitué d'un certain nombre d'hypothèses centrales qu'il précise comme étant toujours métaphysiques et irréfutables et ensuite d'une 'ceinture protectrice' d'hypothèses auxiliaires qui découlent du noyau dur qui, elles, peuvent être appliquées à des situations plus empiriques, ces derniers étant réfutables. Les hypothèses du noyau dur, tout comme les présupposés métaphysiques centraux (exprimé dans les mythes), du 'haut' d'un système idéologico-religieux, forment un cadre plurifonctionnel dans lequel l'interprétation de la réalité peut se faire. Les éléments de la ceinture protectrice sont, à l'inverse, plus mobiles et spécifiques et peuvent, comme les éléments du 'bas' d'un système idéologico-religieux, être modifiés, échangés ou éliminés sans grande difficulté ou dommage (ce qui n'est pas le cas pour les éléments du haut ou du noyau dur). Il se peut que certains verront ici une projection d'attentes, du plan scientifique sur le plan religieux, mais je crois que le parallèle n'est pas superficiel et mériterait d'être exploré[38].
Il se peut fort bien que le lecteur ayant une certaine familiarité avec la pensée de P.K. Feyerabend (l'anarchisme épistémologique) trouve quasi-aberrante la tentative d'y chercher une forme de réalisme inhérente chez cet auteur. Effectivement Feyerabend n'est pas un cas facile. A diverses reprises il clame le rejet d'absolus tels que la Vérité, la Raison, l'Honnêteté (Feyerabend 1979: 186-187,197), voire même le réalisme (1979: 320-321), les qualifiant de dogmes bêtes qui oppriment et constipent la race humaine. A vrai dire le problème qui paraît lorsqu'on tente une analyse de la pensée de Feyerabend c'est qu'on ne peut jamais être sûr qu'il croit le moins du monde à ce qu'il est en train d'affirmer, ce qui constitue par ailleurs une excellente raison pour ne jamais le prendre au sérieux[39]... si toutefois on exige d'un intervenant qu'il croie au bien-fondé de ses interventions ou critiques. Dans un tel cas on peut soit prendre l'anarchisme au sérieux et oublier l'anarchiste, ou encore, oublier l'anarchisme et prendre 'l'anarchiste' au sérieux.
Au lieu de rejeter en bloc le sympathique Feyerabend, nous pouvons jouer un petit jeu intéressant (et que Feyerabend lui-même aime jouer[40]) qui consiste à faire 'comme si' Feyerabend parlait sérieusement à l'occasion. Évidemment nous allons devoir procéder de manière complètement opportuniste (ou à peu près), mais là-dessus Feyerabend lui-même ne pourrait demander mieux. Les attaques de Feyerabend vis-à-vis le réalisme se rapportent surtout à sa notion d'incommensurabilité qui revient à dire que les 'faits' de la science ne sont jamais, semble-t-il, indépendants des théories scientifiques à l'aide desquelles ils sont formulés. (Feyerabend 1979: 321)
"Il suffit de rappeler combien de fois le monde a changé à la suite d'un changement dans une théorie fondamentale. Car nous ne pouvons certainement pas supposer que deux théories incommensurables traitent un seul et même état de faits objectifs.(...) Donc, à moins de supposer que ces théories ne traitent de rien du tout, nous devons admettre qu'elles traitent de mondes différents et que le changement résulte du passage d'une théorie à l'autre."
Mais il y a un 'petit quelque chose' qu'ajoute 'innocemment' Feyerabend au beau milieu de cette discussion (immédiatement après la citation qui précède en fait) qui ne cadre pas tout à fait avec l'attitude non-réaliste qu'il affiche jusqu'alors (1979: 321): "Naturellement, ne nous ne pouvons dire que le passage est causé par le changement.", c'est-à-dire que le passage d'une théorie à une autre n'est pas causé par un changement dans le monde 'réel' qui nous entoure. A ceci il suffit de demander.... et POURQUOI PAS ?? Dans certaines cosmologies (l'idéalisme entre autres) un tel changement n'a rien d'invraisemblable ou d'illogique, ce qui me porte à penser que Feyerabend doit sa répugnance à penser que le monde 'réel' puisse changer 'comme ça' à un engagement (inconscient probablement) vis-à-vis une certaine métaphysique réaliste. Feyerabend critique abondamment les conceptions courantes de la science à l'aide d'exemples historiques, Feyerabend croit-il à la réalité' de l'histoire ?? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Cherchons ailleurs.
Lorsque nous examinons ses exigences vis-à-vis les théories scientifiques, le réalisme (minimal) de Feyerabend devient plus apparent. Feyerabend remarque (1979: 318) que la seule exigence que nous puissions avoir à l'égard des théories scientifiques c'est qu'elles doivent nous fournir "une image correcte du monde, c'est-à-dire de la totalité des faits, tels qu'ils sont constitués par ses propres concepts fondamentaux." A la page suivante, Feyerabend note que ceci signifie que les théories incommensurables ne peuvent être réfutées que par rapport à leur propre genre d'expérience (ou type de 'faits'), ce qui implique curieusement qu'une théorie se réfute elle-même ! A l'intérieur d'un cadre conceptuel réaliste où l'indépendance des 'faits' est acquise (au moins dans une certaine mesure), cette indépendance explique l'importance qu'accordent les scientifiques à ces phénomènes lorsqu'ils semblent en contradiction avec leur théories. Par contre si l'on considère non seulement que les théories scientifiques, mais aussi les 'faits d'observation' (la 'réalité' en somme), strictement comme des constructions ou inventions de l'esprit humain, il devient beaucoup plus difficile de voir la pertinence des "contradictions internes" que constituent les "faits auto-réfutatives" d'une théorie. Feyerabend ne nous donne aucune raison de croire qu'elles puissent avoir une signification quelconque raison de croire qu'elles puissent avoir une signification quelconque (comme peuvent avoir les 'faits' dans un monde réel). Si les 'faits' d'une théorie (comme Feyerabend les conçoit) semblent contredire cette théorie, il suffit, pour résoudre le 'problème', d'en inventer de nouveaux ! Il n'est alors aucunement nécessaire, voire même d'aucun intérèt d'opposer 'faits' et 'théories' puisque la distinction n'a plus de base ontologique !
En dépit de ces considérations, Feyerabend ne semble pas vouloir pousser sa pensée jusqu'à ses conséquences logiques. Par exemple, Feyerabend insiste sur l'importance de la prolifération des théories: Pourquoi? Diverses raisons peuvent être avancées pour expliquer cette insistance (l'amour de la variété ?), mais j'ai comme l'impression que Feyerabend, malgré tout, s'intéresse à ce que les théories scientifiques nous fournissent des informations de plus en plus près de la vérité sur le monde qui nous entoure et que la prolifération des théories est un excellent moyen pour y arriver. Les scientifiques, en général, sont attirés par les théories nouvelles qui expliquent plus de faits, qui fournissent plus d'information sur le monde ! Il se peut aussi que j'aie tort sur ce point. Si c'est le cas, et que Feyerabend se coupe effectivement du réalisme et des méthodes scientifiques qui lui sont liés[41], tout me porte à croire qu'il aboutira à quelque chose qui ne ressemblera en rien (sauf pour ce qui est de vocabulaire) à la recherche scientifique telle qu'elle a été pratiquée en Occident jusqu'ici. Il y a, par contre, tout lieu de croire, comme l'affirme Feyerabend, qu'il n'y a pas vraiment de Méthode ou de Rationalité spécifique à la science, du moins tel que l'avaient pensé les positivistes. Mes propres recherches jusqu'ici me portent aussi à voir la science occidentale comme une série de tâtonnements plus ou moins rationnels, irrationnels, systématiques, intuitifs, etc.... à l'intérieur d'une cosmologie particulière. Effectivement 'Anything goes!'.... mais à l'intérieur d'un certain paradigme: le réalisme.
Dans un court mais excellent article de Mario Bunge (1976) on retrouve, analysés de manière plus détaillée qu'ici, les plus importants éléments métaphysiques de la cosmologie scientifique (comprenant le réalisme). Bunge divise les présupposés métaphysiques de la science en deux groupes, il y a d'abord les hypothèses gnoséologiques qui concernent la nature de la connaissance. Bunge en décrit cinq, les voici:
(1) La réalité est connaissable.
(2) Il y a plusieurs sources de connaissance: l'expérience sensible, l'action, l'intuition, la raison.
(3) Les théories scientifiques sont des représentations des objets supposés réels.
(4) Les théories scientifiques contiennent toutes des concepts ne se rattachant pas à l'expérience sensible.
(5) Le degré de vérité des théories scientifiques ne s'établit (provisoirement) qu'à l'aide de l'épreuve expérimentale.
Quant à la métaphysique générale, touchant la nature du monde qui nous entoure, Bunge énumère, parmi une multitude de croyances sur le monde et ses propriétés (impliquées dans la cosmologie scientifique), dix présupposés. En voici quelques uns.
- Il y a un monde extérieur au sujet (qui connaît).
- Le monde est composé de choses.
- Les formes des choses sont des propriétés des choses.
- Toute chose satisfait à des lois.
- Il y a plusieurs sortes de lois.
- Les choses se groupent en systèmes.
- Tout système, sauf l'univers[42], est en action réciproque avec d'autre systèmes sous certains égards, et isolés d'autres systèmes à d'autres égards.
- Rien ne vient du néant et aucune chose ne se réduit au néant.
Concluant son article, Bunge (1976: 205) remarque qu'il est de l'avis que:
"(1) La recherche scientifique est conduite à la lumière d'un ensemble de principes ontologiques, qui constituent la métaphysique de la science. (2) La formulation axiomatique des théories scientifiques générales met en relief des idées métaphysiques dont l'élaboration et la systématisation appartiennent à la métaphysique scientifique. (...) (5) L'existence même de théories métaphysiques supprime la barrière entre métaphysique et science et par conséquent dissout le problème de la démarcation entre ces disciplines. Il n'y a pas d'incompatibilité entre science et métaphysique mais entre science superficielle et métaphysique ainsi que entre science profonde et métaphysique anti-scientifique[43].
Ainsi que nous venons de le voir dans les pages qui précédent, la science occidentale est dirigée par un ensemble de croyances, croyances qui sont tout aussi métaphysiques ou irréfutables que celles impliquées dans n'importe quelle cosmologie religieuse. Bon nombre d'auteurs en sciences sociales sont d'avis que la science se distingue de la religion par le fait de soumettre ses théories les plus chères à la critique, mais, en général, on n'est guère conscient du fait que les croyances 'sacrées' de la science sont implicites et que la très grande majorité des scientifiques travaillent ignorant ce qu'elles sont... à moins d'entrer en contact avec des présupposés radicalement différents provenant de cosmologies non-scientifiques. Dans les pages qui suivront nous verrons en quoi la cosmologie scientifique se distingue de la majorité des cosmologies idéologico-religieuses "ordinaires" ce qui nous amènera à expliquer le sens de l'affirmation faite plus haut à l'effet que la science constitue un système idéologico-religieux incomplet (le lecteur n'aura qu'à se référer à la définition d'une religion réussie au chap. II pour élucider cette notion).
[1]- Il est important de souligner que les discussions sur Popper, Kuhn, Lakatos et Feyerabend qui suivront concernent les positions les plus connues de ces auteurs et ne reflètent pas nécessairement en détail leurs opinions plus récentes (ce qui aurait exigé une étude beaucoup plus approfondie).
[2]- Pour un récit du développement de ces théories, par Popper lui-même, voir Popper (1965:33-41).
[3]- Dans un article sur les croyances religieuses, Southwold remarque un phénomène qui est maintenant applicable aux scientifiques aussi. (Southwold 1979:635)
"I have suggested that believers, or at least the more sensitive among them, show signs of recognizing that religious (or scientific-P.G.) tenets are neither true or false; I have now argued that nevertheless these tenets are regarded as unquestionable. These two positions are consistent if we recognize that the truth of religious tenets is not factual truth but of another kind: I shall call it symbolic truth."
[4]- L'édition originale (en allemand) de la Logique de la découverte scientifique date de 1935.
[5]- Popper remarque: (1973b:40)
"We can then assert that almost all, if not all, physical, chemical, or biological theories imply realism, in the sense that if they are true, realism must also be true. This is one of the reasons why some people speak of 'scientific realism'. It is quite a good reason. Because of its (apparent) lack of testability, I myself happen to prefer to call realism 'metaphysical' rather than 'scientific' ."
[6]- R.K. Merton note sur ce point: (1973:250)
"It has become manifest that in each age there is a system of science that rests upon a set of assumptions, usually implicit and seldom questioned by most of the scientific workers of the time. The basic assumption in modern science, that is, in the type of scientific work which becoming pronounced in the seventeenth century has since continued, "is a widespread, instinctive conviction in the existence of an Order of things, and, in particular, of an Order of Nature." This belief, this faith, for at least since Hume it must be recognized as such, is simply "impervious to the demand for a consistent rationality"."
[7]- Langdon Gilkey analyse ce même problème de manière très pertinente. (1970:53-54)
"...for any example of scientific enquiry to proceed at all, that is, for humans to conduct enquiry, they must, first of all, believe something of ontological generality about the character of reality as such and the relation of their minds to it - which belief can be explicated philosophically into an ontology and an epistemology. Some definite structuring of the most general context of interrelations - how things are related to each other and how intelligibility is related to being - must be assumed if we are to begin to understand objects in their relation to each other and to ourselves. Secondly, and this is our main point here, they must bring out to experience not only this general metaphysical vision, but also some concrete view of natural order, some specific cosmology, some "ideal of natural order" if the mind is empirically to know its world. For there are no concrete problems, data, or relevant evidence without a paradigmatic cosmology. In this sense a conditioned ultimate - some particular vision of the truth of things which is held to be itself nonrelative or hypothetical - is presupposed in all knowing."
[8]- Ce qui ne dit rien de leur vérité. Tout ce que l'on sait d'elles en fait c'est qu'elles sont meilleures que les théories qu'elles ont remplacées, on ne peut rien affirmer au sujet de leur vérité.
[9]- On retrouvera un bon résumé (plus quelques critiques) de la position de Kuhn dans Suppe (1974:135-151).
[10]- Voir à ce sujet l'article de Margaret Masterman: The Nature of a Paradigm en particulier les pp. 61-66.
[11]- Kuhn remarque que même la résistance aux remises en question du paradigme a son utilité. (1972:86)
"Dans le processus habituel de découverte, même la résistance au changement a une utilité qui sera étudiée plus complètement dans le chapitre suivant. En empêchant que le paradigme soit trop facilement renversé, la résistance garantit que les scientifiques ne seront pas dérangés sans raisons et que les anomalies qui aboutissent au changement de paradigme pénétreront intégralement les connaissances existantes."
[12]- Kuhn note: (1972:200-201)
"..., le nouveau paradigme doit promettre de préserver une part relativement large des possibilités concrètes de résolution des problèmes que la science avait conquises grâce aux paradigmes antérieurs. La nouveauté en soi n'est pas souhaitable dans les sciences comme elle l'est dans tant d'autres domaines créateurs. Par conséquent, bien que les nouveaux paradigmes possèdent rarement, ou ne possèdent jamais toutes les possibilités de leur prédécesseur, ils conservent généralement dans une large mesure, ce que les découvertes passées avaient de plus concret et permettent toujours la solution de problèmes concrets supplémentaires."
[13]- Notion qui remet en doute l'idée d'un progrès de la science.
[14]- Lakatos, pour sa part, fait les commentaires suivants sur la conception 'kuhniènne' de la science. (1978:90-91)
"In Kuhn's view there can be no logic, only psychology of discovery. For instance, in Kuhn's conception, anomalies, inconsistencies always abound in science, but in 'normal' periods the dominant paradigm secures a pattern of growth which is eventually overthrown by a 'crisis'. There is no particular rational cause for the appearance of a Kuhnian 'crisis'. 'Crisis' is a psychological concept; it is a contagious panic. Then a new 'paradigm' emerges, incommensurable with its predecessor. There are no rational standards for their comparaison. Each paradigm contains its own standards. The crisis sweeps away not only all the old theories and rules but also the standards which made us respect them. The new paradigm brings a totally new rationality. There are no superparadigmatic standards. The change is a bandwagon effect. Thus in Kuhn's view scientific revolution is irrational, a matter for mob psychology."
[15]- décédé en 1974.
[16]- Lakatos remarque: (1978:19)
"For instance, on the terms of the dogmatic falsificationist, a theory like 'All planets move in ellipes' may be disproved by five observations; therefore the dogmatic falsificationist will regard it scientific. A theory like 'All planets move in circles' may be disproved by four observations; therefore the dogmatic falsificationist will regard it as still more scientific. The acme of scientificness will be a theory like 'All swans are white' which is disprovable by one single observation. On the other hand, he will reject all probilistic theories together with Newton's, Maxwell's, Einstein's theories as unscientific, for no finite number of observations can ever disprove them."
[17]- Le cynisme le pousse assez loin parfois, voici un exemple. (Lakatos 1978:100)
"A brillant school of scholars (backed by a rich society to finance a few well-planned tests) might succeed in pushing any fantastic programme ahead, or alternatively, if so inclined, in overthrowing any arbitrarily chosen pillar of 'established knowledge'. "
[18]- Sans être injustifiable, cette foi que la connaissance scientifique puisse progresser est injustifiée par Lakatos. Lakatos envisage la question du choix d'une conception de la science de la manière suivante. (1978:28-29)
"One has to appreciate the dare-devil attitude of our methodological falsificationist. He feels himself to be a hero who, faced with two catastrophic altermatives, dared to reflect coolly on their relative merits and choose the lesser evil. One of the alternatives was sceptical fallibilism, with its 'anything goes' attitude, the dispairing abandonment of all intellectual standards, and hence of the idea of scientific progress. Nothing can be established, nothing can be rejected, nothing even communicated: the growth of science is a growth of chaos, a veritable Babel. For two thousand years, scientists and scientifically-minded philosophers chose justificationist illusions of some kind to escape this nightmare. Some of them argued that one has to choose between inductivist justificationism and irrationalism: 'I do not see any way out of a dogmatic assertion that we know the inductive principle or some equivalent; the only alternative is to throw over almost everything that is regarded as knowledge by science and common sense'. Our methodological falsificationist proudly rejects such escapism: he dares to measure up to the full impact of fallibilism and yet escapes scepticism by a daring and risky policy, with no dogmas. He is fully aware of the risks but insists that one has to choose between some sort of methodological falsificationism and irrationalism. He offers a game in which one has little hope of winning, but claims it is better to play than to give up."
[19]- Sur cette question du fond empirique Lakatos fait les précisions suivantes. (1978:23)
"The methodological falsificationist realizes that in the 'experimental techniques' of the scientist fallible theories are involved, in the 'light' of which he interprets the facts. In spite of this he 'applies' these theories, he regards them in the given context not as theories under test but as unproblematic background knowledge 'which we accept (tentatively) as unproblematic while we are testing the theory'. He may call these theories - and the statements whose truth-value he decides in their light - 'observational': but this is only a manner of speaking which he inherited from naturalistic falsificationism."
(Lakatos 1978:24) " This 'basis' can hardly be called a 'basis' by justificationist standards: there is nothing proven about it - it denotes 'piles driven into a swamp'. Indeed, if this 'empirical basis' clashes with a theory, the theory may be called 'falsified', but it is not falsified in the sense that it is disproved."
[20]- Quelques exemples fort utiles de présupposés métaphysiques irréfutables et leurs rôles dans diverses théories scientifiques sont donnés par J.O. Wisdom (1975:15-17).
[21]- Lakatos remarque: (1978:50)
"The positive heuristic of the programme saves the scientist from becoming confused by the ocean of anomalies. The positive heuristic sets out a programme which lists a chain of ever more complicated models simulating reality: the scientist's attention is riveted on building his models following instructions which are laid down in the positive part of his programme. He ignores the actual counterexamples, the available 'data'."
Lakatos explicite ce dernier point en décrivant, immédiatement après, l'acceptation et l'abandon successif de divers modèles lors du développement initial du programme de recherche de Newton. Il note aussi (Lakatos 1978:51) qu'il y a généralement un certain nombre de conceptions métaphysiques impliquées dans la ceinture protectrice, mais que celles-ci peuvent être modifiées si elles se révèlent peu fructueuses.
[22]- Lakatos clarifie ce point. (1978:34)
"If we put forward a theory to resolve a contradiction between a previous theory and a counterexemple in such a way that the new theory, instead of offering a content-increasing (scientific) explanation, only offers a content-decreasing (linguistic) reinterpretation, the contradiction is resolved in a merely semantical, unscientific way.A given fact is explained scientifically only if a new fact is also explained with it."
[23]- Certains percevront ceci peut-être comme une insulte, mais Feyerabend lui-même a la bonne habitude de ne pas se prendre trop au sérieux. Par exemple dans Contre la Méthode il indique: (Feyerabend 1979:18 note en bas de page)
"J'espère qu'après avoir lu cette brochure, le lecteur se .souviendra de moi comme d'un dadaïste désinvolte et non comme d'un anarchiste sérieux."
Malheureusement l'humour et le sarcasme particulier(ement provocateur) qui se retrouvent dans les textes de Feyerabend ne sont pas aussi bien rendus en français que dans la version originale en anglais, on y perd un peu.
[24]- Feyerabend note: (1979:53)
"Les exemples de Copernic, de la théorie atomique, du Vaudou, ou de la médecine chinoise, prouvent que même la théorie la plus avancée, et apparement la plus sûre, n'est pas à l'abri d'une transformation ou d'un rejet total par des conceptions que la vanité de l'ignorance a déjà jetées aux poubelles de l'histoire. C'est ainsi que le savoir d'aujourd'hui peut devenir le conte de fées de demain, et que le mythe le plus risible peut éventuellement devenir un élément très solide de la science."
[25]- Feyerabend note: (1979:318)
"Il n'y a qu'une seule chose que nous pouvons légitemement exiger d'une théorie, c'est qu'elle nous donne une image correcte du monde, c'est-à-dire de la totalité des faits tels qu'ils sont constitués par ses propres concepts fondamentaux."
[26] Il explique cet aspect de son approche. (Feyerabend 1979:324)
"...j'utilise le principe selon lequel l'interprétation d'un langage d'observation provient de la théorie qui explique ce que nous observons, et change aussitôt que cette théorie change. Je me rendis compte alors que ce principe pouvait rendre impossible l'établissement de rapports déductifs entre théories rivales et j'essayai de trouver des moyens de comparaison indépendants de tels rapports."
[27]- Voir surtout Feyerabend 1979:325.
[28]- Cette affirmation a déjà été avancée (à l'état embryonnaire) dans un travail précédent. Gosselin (1981:24-31)
[29]- D'autres lieux communs existent aussi et mériteraient d'être explorés comme par exemple l'expérience de conversion qui, d'après Kuhn (1972:180,238-241), semble être applicable aux scientifiques délaissant un paradigme pour un autre. Dans le chapitre 18 de Contre la Méthode, Feyerabend explore encore d'autres parallèles entre la science et la religion.
[30]- Merton remarque sur cette question: (1973:251)
"In the systems of scientific thought of Gallileo, of Newton, and of their successors, the testamony of experiment is a basic criterion of truth, but, as has been suggested the very notion of experiment is ruled out without the prior assumption that Nature constitutes an intelligible order, that when appropriate questions are asked, she will answer, so to speak. Hence it is this assumption that is final and absolute."
[31]- Popper remarque: (1973b:360)
"It is through the falsification of our suppositions that we actually get in touch with reality. It is the discovery and elimination of our errors which alone constitute that 'positive' experience which we gain from reality."
[32]- Je dois avouer ne pas être le premier à avoir réfléchi sur cette question. Pierre Thuiller note: (1972:46)
"Mais, d'un point de vue méthodologique, il semble légitime d'envisager l'existence de rapports définis entre la pensée religieuse (ou métaphysique) et la pensée scientifique, qu'il s'agisse d'un individu, d'une "école" ou de toute une époque. L'épistémologie est appelée à collaborer avec l'historien des idées et avec le sociologue de la connaisance; il doit s'intèrroger sur les "visions du monde" qui sous-tendent l'activité scientifique."
[33]- Ils sont tous, par rapport à l'épistémologie, a priori, indémontrables, irréfutables, etc., etc.,... Leur sujet, naturel ou surnaturel, n'est d'aucun intérêt ici. Par ailleurs, il suffit parfois d'un changement d'étiquette (parler de croyances cosmologiques et non pas en termes de présupposés métaphysiques) pour produire un effet 'magique' démontrant l'unité ou la valeur épistémologique équivalente des croyances scientifiques et religieuses... le fossé entre les deux est imaginaire.
[34]- Kuhn a exploré la question de la transmission inconsciente d'informations en sciences de manière générale, mais surtout en rapport avec la notion de des 'exemples communs' ou exemplars en anglais (Kuhn 1972:221-227) et de manière plus complexe dans (Kuhn 1974:462-472, particulièrement pp. 470-471). Kuhn remarque par exemple: (1972:226)
"Ce genre de connaissance ne s'acquiert pas exclusivement par des moyens verbaux. Au contraire, quelqu'un y parvient quand on lui donne des termes en même temps que des exemples concrets de leur mise en pratique; la nature et les termes s'apprennent ensemble. J'emprunterai encore une fois l'expression utile de Micheal Polanyi pour dire que ce qui résulte de ce processus est une "connaissance tacite", qui s'acquiert en faisant de la science plutôt qu'en apprennant des règles pour en faire."
[35]- C'est-à-dire que ces derniers constituent en fait, vis-à-vis le réalisme, des sous-paradigmes.
[36]- Certains aveux de la part de Kuhn sont particulièrement révélateurs; je n'en citerai qu'un. (Kuhn 1972:148) "... bien que le monde ne change pas après un changement de paradigme, l'homme de science travaille désormais dans un monde différent." (souligné de moi-même)
[37]- Voici un petit hors-d'oeuvre pour les structuralistes. Il semblerait y avoir une relation symétrique et inverse entre les notions d'anomalie de Kuhn et de fait nouveau de Lakatos. Tous les deux sont indicateurs de points de rencontre entre une théorie et la réalité (postulé). Symétrique, parce que dans le temps l'anomalie sonne le glas d'une théorie étabie tandis que le fait nouveau annonce l'entrée en scène d'une nouvelle théorie scientifique. Inverse, parce que l'anomalie met en lumière l'aspect dégénératif d'une théorie tandis que le fait nouveau révèle l'aspect progressif d'une théorie.
[38]- Frederick Suppe, en discutant de la question (chez Feyerabend) des effets de changement de terminologie sur une théorie, a touché déjà ce genre de problème, c'est-à-dire à quel moment un 'changement' constitue un changement de théorie ou de système idéologico-religieux. (Suppe 1974: 200)
"Feyerabend understands theories to include "ordinary beliefs (for example, the belief in the existence of material objects), myths (for example, the myth of eternal recurrance), religious beliefs, etc. In short, any sufficiently general point of view concerning matter of fact will be termed a theory." With such a broad conception of theory, it is not at all clear what would constitute a change in theory. Suppose my theory is a mythological system and my oracle informs me that one of the gods has just given birth to a child; as a result I add to the mythological system a new belief that a new god exists. Does the addition of this belief constitute a change in theory ? Does it alter the meanings I attach to the terms in my mythology ? The same question can be raised if we restrict our attention to scientific theories. Suppose I hold a physical theory, redetermine the value of a physical constant, then incorporate this revised value into my laws. To be sure I have altered the theory; but have I changed the theory ? Have I changed the theory in such a way that the meanings of the terms occuring in the theory have changed ?"
[39]- Je n'exagère pas du tout l'opportunisme de Feyerabend ! Il dit lui-même. (Feyerabend 1979:30)
"Gardez toujours à l'esprit que les démonstrations et la rhétorique que j'utilise n'expriment aucune "conviction profonde" de ma part. Elles montrent seulement combien il est facile de mener les gens par le bout du nez d'une manière rationnelle. Un anarchiste est comme un agent secret qui joue le jeu de la Raison pour saper l'autorité de la Raison (la Vérité, l'Honnêté, la Justice, et ainsi de suite)."
[40]- Feyerabend note: (1979:208)
"Ce à quoi il (l'anarchiste-P.G.) s'oppose catégoriquement et absolument, ce sont les critères universels, les lois universelles, les idées universelles, telles que la "Vérité", la "Raison", la "Justice", l'"Amour" et les comportements qu'elles entraînent, bien qu'il soit souvent de bonne politique - il ne le nie pas - d'agir comme si de telles lois (de tels critères, de telles idées) existaient, et comme s'il croyait en elles. Il peut se rapprocher de l'anarchiste religieux dans son opposition à la science et au monde matériel, il peut aussi surpasser n'importe quel prix Nobel dans son plaidoyer vigoureux pour la pureté de la science. " (souligné de moi-même)
[41]- Ce qui n'est pas du tout impossible, voir entre autres le chapitre 7 Science without experience, dans (Feyerabend 1981: 132-135).
[42]- Cette exception, vue à partir d'une métaphysique théiste ou polythéiste, serait invalide.
[43]- J.O. Wisdom est parfaitement d'accord avec Bunge en rapport avec le fait qu'il faut considérer l'idée d'une science au-dessus de la métaphysique comme caduque. Voir Wisdom (1975: 18)