Table des matières
monsieur Thys,
désolé pour le retard...
Vu nos échanges deviennent de plus en plus élaborés, j'ai pensé passer en mode texte seulement. Puisque dans l'échange on rencontre des commentaires cités à plusieurs reprises, ça devient un peu difficile à suivre.
Dans ce mot, les citations seront donc précédées de ">" et les commentaires ajoutés n'en auront pas. Et si vous me citez, cela sera précédé de deux ">>". Ouais, ça devient assez vite compliqué... Procéder ainsi élimine évidemment des tas de nuances de mise en page (italiques, gras, citations en retrait), mais rend beaucoup plus facile de repérer les nouveaux commentaires.
Pour ce qui est du titre de ce mot (Deux dans un...), cela réfère au fait que dans les dernières semaines, votre deuxième message (du 15/12/09) a suscité de nouvelles réflexions, alors je réagit d'abord à celui du 15/12/09 ainsi que le dernier du 16/12/09.
À mon point de vue, une telle perspective équivaut à une croyance, une croyance qu'on est libre de choisir, ou pas...
> Jai même tendance à estimer que le cerveau humain, parce que capable du
> meilleur comme du pire, nest pas un progrès, ni donc le " summum " de
> lévolution. Je pense plutôt que " pour " compenser la faiblesse corporelle
> humaine, lévolution la rendu capable dimaginer des dieux protecteurs, puis
> hélas Un seul Vrai " Dieu ", excluant tous les autres, et dès lors à lorigine
> de toutes les intolérances, etc
Pour ce qui est de l'origine de tous les maux de l'Occident, s'il est question du Moyen Âge (là où, grossièrement, le système judéo-chrétien était au sommet de son influence [je dis bien grossièrement, car du point de vu du Protestant que je suis, il y aurait des tas de réserves à faire sur la question]), il me semble légitime d'examiner le lien entre croyance en Dieu et intolérances, etc... Mais au 20e siècle, la question est fort différente. Chez nos élites ainsi que dans les lieux de pouvoir en Occident, l'influence du système judéo-chrétien a été fortement repoussée et marginalisée. Inéluctablement, ce sont les héritiers des Lumières qui règnent et qui désormais doivent rendre des comptes pour les "intolérances, etc.." du 20e siècle. Mais puisque la repentance et l'examen de soi ne sont pas des concepts forts dans le système idéologico-religieux des Lumières, il leur est beaucoup plus facile de pointer du doigt la culpabilité de leurs ancêtres.
Ceci dit, certains penseurs modernes parviennent à dépasser ce tabou et offrent des observations dignes d'intérêt. Dans son essai Grammaires de la création (2001: pp. 12-13), le critique littéraire britannique George Steiner note que le XXe siècle, pour l'Europe et la Russie, a été non pas le ciel sur la terre, mais plutôt l'enfer. Entre le mois d'août 1914 et la guerre des Balkans dans les années 90 plus de 70 millions d'individus ont trouvé la mort. Évidemment, la guerre, la pestilence et la famine ne sont pas des phénomènes uniques au XXe siècle. Steiner note que la désintégration du visage humain de ce siècle comporte un certain mystère. Cette désintégration n'est pas le résultat d'invasions barbares ou d'une menace extérieure. Le nazisme, le fascisme et le stalinisme ONT TOUS ÉMERGÉ DU CONTEXTE SOCIAL ET ADMINISTRATIF DES HAUTS LIEUX INTELLECTUELS OCCIDENTAUX.
Steiner ajoute que dans le cas de la Solution finale des nazis, il y a là une singularité, non pas en termes d'échelle, car le stalinisme a tué plus encore, mais sur le plan de la motivation. Le nazisme a décrété qu'il y avait une catégorie de personnes, jusqu'aux femmes et enfants, dont le crime était simplement d'exister. Il y a là un côté obscur de l'Occident sur lequel il est difficile de lever le voile.
Bon, ici Steiner est pudique et ne pointe pas directement du doigt les "coupables", mais si considère que les hauts lieux administratif et intellectuels occidentaux ont été envahis par les héritiers des Lumières dès le milieu du 19e siècle, alors l'observation de Steiner gagne en importance. Qui au juste est visé par son commentaire? Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende!
Mais comme je l'ai mentionné ci-dessus, chez les héritiers des Lumières l'habitude de pointer du doigt leurs ancêtres (chrétiens) détestés est devenu un réflexe automatique qui dispense de tout examen de conscience sur la terreur et les génocides déclenchés au 20e s. par les enfants légitimes des Lumières. Quel héritier des Lumières aura le courage de faire ce bilan (sans complaisance) et d'en tirer les leçons? Au 19e et au début 20e siècle, ces héritiers des Lumières se sont gavés comme des oies du darwinisme qui a été la source du darwinisme sociale (Francis Galton, le fondateur de leugénisme était le cousin de Charles Darwin) de courants racistes qui ont fleuri partout en Occident et donné lieu à divers programme eugéniques et qui ont inspiré et nourri le nazisme allemand.
vous avez dit:
> Certes, " la biologie est létude dobjets complexes qui donnent lapparence
> davoir été conçus dans un but précis ". Mais cest à cause de notre vision
> anthropomorphique, et parce que ne parvenons pas imaginer la durée colossale
> pendant laquelle sest déroulée lEvolution depuis lapparition du vivant.
Cela semble laisser entendre que la logique impose le concept du Design/Dessein, mais du point de vue évolutionniste, il faut rejeter cette logique et affirmer sa foi dans un processus obscure, miraculeux, non-observable où des mécanismes biologiques apparaissent sans l'intervention d'un "Agent intelligent" (comme disait Isaac Newton). Une telle attitude ne me semble pas très rationnelle, mais s'il faut éviter à tout prix voir se pointer un Créateur devant qui tous auraient des comptes à rendre, cela se comprend. Les Américains ont la bonne/mauvaise habitude de dire tout fort ce que d'autres n'osent pas penser tout bas et le professeur de génétique américain, Richard Lewontin, a dit un jour à ce sujet (attention à la dernière phrase où il met les cartes sur table):
"We take the side of science in spite of the patent absurdity of some of its constructs, in spite of its failure to fulfill many of its extravagant promises of health and life, in spite of the tolerance of the scientific community for unsubstantiated just-so stories, because we have a prior commitment, a commitment to materialism. It is not that the methods and institutions of science somehow compel us to accept a material explanation of the phenomenal world, but, on the contrary, that we are forced by our a priori adherence to material causes to create an apparatus of investigation and a set of concepts that produce material explanations, no matter how counterintuitive, no matter how mystifying to the uninitiated. Moreover, that materialism is absolute, for we cannot allow a Divine Foot in the door." (p. 31)
LEWONTIN, Richard
A review of Carl Sagan's book Billions and Billions of Demons. pp. 28-32
in New York Review of Books, Jan. 9 1997, vol. 44 no.1
tu dis:
> Je nai pas " foi en lévolution ". Pour le dire simplement, je pense (et non
> je " crois ") que la matière vivante tend spontanément, comme par " dilution
> ", par " expansion ", à rechercher un milieu ambiant aussi favorable que
> possible pour se développer, se diviser, se reproduire, se diffuser et donc
> survivre aux dépens des autres espèces (sauf lanimal humain qui est le seul à
> sattaquer à ses semblables !).
C'est rigolo. Mais si les évolutionnistes ne peuvent démontrer empiriquement (et non pas "rhétoriquement") que la matière inorganique tend spontanément à se développer, se diviser, se reproduire, se diffuser alors la nuance entre "croire" et "penser" me semble plutôt illusoire, mais si vous y tenez... Et si l'abiogenèse pose déjà un problème énorme pour l'évolution, le code génétique, les mécanismes de correction d'erreurs génétiques, l'origine des tas de structures complexes que l'on rencontre dans le monde biologique posent bien plus de défis à l'évolution que ceux que le petit nombre de "problèmes" connus de l'époque de Darwin. Et les progrès de la génétique et de la microbiologie nous apportent de plus en plus de cas à chaque année. Ce n'est pas rose.
tu dis:
> La liberté de la recherche scientifique nest limitée que par le respect de
> lobservation des faits, dans lesprit de Claude BERNARD et de Karl POPPER,
> donc sans préjuger de lissue des hypothèses de travail de départ,
> susceptibles dêtre confirmées ou infirmées par lexpérimentation. Je vous
> rappelle ce que disait Henri POINCARE :
>
> " La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à
> une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit,
> si ce nest aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait
> cesser dêtre ".
Désolé pour m. Poincaré, mais c'est une conception très dépassée de la science. Au 16e siècle, Francis Bacon pouvuait croire possible daborder les faits sans aucun biais, mais la philosophie de la science a depuis longtemps abandonné de telles conceptions. Le philosophe de la science Karl Popper, examinant le concept d'une science pure, coupé de tout lien avec la métaphysique (ou "des idées préconçues" comme le dit Poincaré) fit les commentaires suivants:
"Twenty-five years ago I tried to bring home the same point to a group of physics students in Vienna by beginning a lecture with the following instructions: 'Take a pencil and paper; carefully observe, and write down what you have observed!' They asked of course, what I wanted them to observe. Clearly the instruction, 'Observe!' is absurd. (It is not even idiomatic, unless the object of the transitive verb can be taken as understood.) Observation is always selective. It needs a chosen object, a definite task, an interest, a point of view, a problem. And its description presupposes a descriptive language, with property words; it presupposes similarity and classification, which in its turn presupposes interests, points of view, and problems. 'A hungry animal', writes Katz, 'divides the environment into edible and inedible things. An animal in flight sees roads to escape and hiding places... Generally speaking, objects change... according to the needs of the animal.' We may add that objects can be classified, and can become similar or dissimilar, only in this way - by being related to needs and interests. This rule applies not only to animals but also to scientists. For the animal a point of view is provided by its needs, the task of the moment, and its expectations; for the scientist by his theoretical interests, the special problem under investigation, his conjectures and anticipations, and the theories which he accepts as a kind of background: his frame of reference, his 'horizon of expectations' ." (pp. 46-47)
Popper, Karl R.
Conjectures and Refutations
Routledge and Kegan Paul London 1965 417 p.
La science sans préjugé, ni "idée préconçue" est donc impossible. Cest une fiction néopositiviste. Ailleurs, dans un essai sur sa vision de la philosophie, Popper émet des commentaires dordre généraux qui sappliquent évidemment au commun des mortels, mais ÉGALEMENT au scientifique (1977 : 137-138) :
"Tous les hommes et toutes les femmes sont des philosophes. Sils ne sont pas conscients d'avoir des problèmes philosophiques, ils ont, en tout cas, des préjugés philosophiques. Généralement, ce sont des présupposés quils prennent pour acquis: ils les ont absorbés de leur environnement intellectuel ou de la tradition. Puisque peu de ces présupposés sont tenus consciemment, ce sont des préjugés au sens où ils sont tenus sans examen critique, même sils peuvent être d'une grande importance sur le comportement de ces personnes, et pour leur vie entière." (traduction PG)
POPPER, Karl R. (1977)
How I see Philosophy. pp. 125-173
in Philosophers on Their Own Work.
Féd. Internationale des Sociétés de philosophie Peter Lang Berne 251 p.
Mais sur le plan de la philosophie de la science, le milieu intellectuel francophone tend à éviter de telles observations, car se cramponner à des conceptions positivistes (dépassées) du 19e siècle reste toujours rentable sur le plan idéologique. Ça évite les remises en question sérieuses.
Tu dis:
> Si je mintéresse au phénomène religieux, plutôt que de l " éviter ", cest
> parce que jai été croyant (protestant) jusquà 21 ans, puis déiste,
> agnostique, incroyant et enfin athée à 24 (jen ai 70). Jamais sans doute je
> naurais réussi , au-delà de 25 ou 30 ans, à remettre en question mes options
> fondamentales
)
Je ne sais pas si cela correspond à votre cheminement, mais chez plusieurs matérialistes, la question de la souffrance et l'injustice a beaucoup contribué à l'adoption d'une vision du monde matérialiste. Lhistorien John Durant note à son égard que les données de la science, comme telles, figurent peu dans l'évolution de sa vision du monde personnelle (1987: 20-21):
"Ainsi, dans son autobiographie, ayant décrit ses croyances chrétiennes orthodoxes au moment du voyage sur le Beagle, Darwin entre immédiatement dans une discussion des causes de son incrédulité croissante. De manière significative, cette discussion ne se préoccupe pas de sujets scientifiques principalement. Au contraire, Darwin note "j'étais venu graduellement... à voir de l'Ancien Testament son histoire manifestement fausse du monde... et son attribution à Dieu, les sentiments d'un tyran vengeur, ne devaient pas être plus dignes de confiance que les livres sacrés des hindous, ou la croyance de n'importe quel barbare" (Barlow éd. 1958). Darwin a été frappé autant par l'étroitesse d'esprit morale et intellectuelle du christianisme que par son conflit apparent avec les résultats de la science. Il détestait la doctrine de la malédiction éternelle et il considérait que le problème de la souffrance animale et humaine comme un désaveu important de la croyance religieuse, "je ne puis pas voir aussi facilement et comme le font d'autres, bien que je souhaiterais le faire, des évidences d'un plan et de la bonté divine de tous les côtés", écrivit-il à Asa Gray, Il me semble qu'il y a trop de misère dans le monde. (Darwin éd. 1887). Si nous devons arriver à la source de l'incrédulité croissante de Darwin comme le note Brooke, ces facteurs nous dirigent non pas tellement à la science de Darwin, mais plutôt à l'interaction entre sa science et la culture plus large." (trad PG)
DURANT, John (1987) A Critical-Historical Perspective on the Argument about Evolution and Creation. pp. 12-26 In Evolution and Creation: A European Perspective. S. Anderson & A. Peacocke (éds.) Aarhus Univ. Press Aarhus DK 215 p.
tu dis:
> Jai lu notamment votre texte relatif à la créativité et à la perception de la
> beauté, quelle soit musicale, poétique, picturale, etc
je suis curieux, quel article?
> A mes yeux, ces activités mentales ne portent pas l " image de Dieu ", elles
> nen sont pas un " indice ", mais plutôt des " émanations " évolutives du
> cerveau humain, au même titre que la croyance religieuse.
Vu votre vision du monde, une telle conclusion est plutôt inévitable non? Mais en rapport avec la question esthétique, il est curieux de noter l'effet qu'a eu la vision du monde darwinienne sur Darwin lui-même. Dans son autobiographie, au milieu de commentaires sur les ventes remarquables de ses livres, Darwin fait les aveux suivants (1888: 103-104):
"J'ai dit que mon esprit, à un certain point de vue, avait changé pendant les dernières vingt ou trente années. Jusqu'à l'âge de trente ans ou environ, les poésies de tous genres, telles que les uvres de Milton, Gray, Byron, Wordsworth, Coleridge et Shelley me procurèrent un vif plaisir. Shakespeare fit mes délices, principalement par ses drames historiques, lorsque j'étais écolier. J'ai dit aussi que la peinture, la musique surtout, me donnaient d'agréables sensations. Maintenant, depuis un bon nombre d'années, je ne puis supporter la lecture d'une ligne de poésie: j'ai essayé de lire Shakespeare et je l'ai trouvé si ennuyeux qu'il me dégoûtait.
J'ai aussi presque perdu mon goût pour la peinture et la musique. La musique me fait, en général, penser trop fortement au sujet que je viens de travailler, au lieu de me donner du plaisir. J'ai conservé quelque goût pour les beaux paysages, mais leur vue ne me donne plus la jouissance exquise que j'éprouvais autrefois. (
) La curieuse et lamentable perte des goûts plus esthétiques que j'ai éprouvée est d'autant plus bizarre que les livres d'histoire, les biographies et les voyages (indépendamment des faits scientifiques qu'ils peuvent contenir), les essais sur toutes sortes de sujets, m'intéressent autant qu'autrefois. Il me semble que mon esprit est devenu une espèce de machine propre à extraire des lois générales d'une grande multitude de faits, mais je ne puis concevoir pourquoi cette faculté a causé l'atrophie de la partie du cerveau de laquelle dépendent les jouissances et les goûts en question."
DARWIN, Charles (1888) La vie et la correspondance de Charles Darwin, avec un chapitre autobiographique. (vols. I & II) publié par son fils Francis Darwin ; traduit de l'anglais par Henry C. de Varigny C. Reinwald Paris
Évidemment, tous les évolutionnistes ne sont pas affligés de la sorte, au point de perdre une grande partie de leurs capacités esthétiques. On peut penser, par exemple, à la culture esthétique élargie d'un S. J. Gould (participant à des chorales exécutant le Messie de Haendel) par exemple. Mais il y a lieu de se demander si Darwin n'a pas simplement goûté, avec une plus grande force et cohérence, les conséquences logiques de sa vision du monde?
Sur un autre plan, si on reste dans la cohérence de votre vision du monde, l'amour entre un homme et une femme se verrait réduit à une réaction hormonale et rien d'autre... Chuchoter "Je t'aime" dans le creux de l'oreille de votre épouse signifie quoi alors? Le concept de ce "Je" se réduis alors à une illusion que s'amuse à nous jouer nos neurones un peu déglingués...
Au 18e on a pu réfuter la théorie de la combustion due à Aristote (invoquant la présence de la substance du phlogistique) après la découverte de la molécule de l'oxygène. Le hic c'est que dans le cas de la théorie de l'évolution, l'échelle grandiose/cosmique des prétentions explicatives de la théorie interdit de telles expériences. Et même si on s'en tient à l'origine de la vie (l'abiogenèse), toutes les expériences en labo aboutissent dans un cul-de-sac. Le mieux qu'on a pu trouver a été de se vanter des expériences (truqués, il faut le dire) de Fox et Miller qui ont pu aboutir à la production de quelques molécules organiques. Les chercheurs honnêtes savent que l'on est encore TRES loin de produire un organisme vivant capable de se reproduire de manière fiable, et ce, sans l'intervention d'un agent intelligent...
Admettre une définition de la science aussi restrictive aura, bien sûr, l'effet de briser le prestige de tas de domaines de recherche (particulièrement en "sciences" sociales) au caractère idéologique qui rehaussent leur prestige (et cherchent des subventions) grâce à leur statut "scientifique".
Cela dit, ça m'échappe pourquoi vous incluez la chimie dans les champs de recherche sujets à une telle remise en question. La chimie me semble tout ce qu'il y a d'empirique, car on peut y observer les processus chimiques du début d'une réaction jusqu'à la fin et fixer sans problème les conditions de départ (ce qui est impossible dans le cas de l'évolution).
>
> Une telle conception me paraît dépendante d'un présupposé religieux
> incompatible avec une démarche scientifique, et d'une préséance de la religion
> par rapport à la science. Je ne puis dailleurs pas accepter l'argument
> jésuitique selon lequel la science s'occupe du comment et la religion du
> pourquoi, ce qui les rendrait conciliables, puisque relevant de niveaux, de
> sphères, de registres différents.
Il est plutôt curieux que vous rejetez l'affirmation des domaines de compétences relatives de la science et de la religion (laquelle au juste?) car ce n'est pas essentiellement une perspective "jésuitique". La preuve, c'est que le paléontologue renommé S. J. Gould a proposé le concept du NOMA (ou "Nonoverlapping Magisteria"), c'est-à-dire un système éthique ne s'appuyant pas sur la "science" (cad, la cosmologie évolutionniste). Le concept de NOMA réclame donc une cohabitation de la cosmologie matérialiste (dite "scientifique"] et la moralité [religieuse], cette dernière pouvant suppléer aux défauts manifestes du premier dans le domaine éthique Gould résume ce "partage des pouvoirs" de la façon suivante (Gould 2000):
"Nous aurions certainement besoin des bénéfices de la science, si ce nétait que pour nourrir et garder en santé tous les individus que la science nous a permis délever jusquà létat adulte. Nous aurons besoin, avec autant de force, de la direction morale et des capacités nobles de la religion, de lhumanisme et des arts, car autrement le côté obscur de notre personnalité gagnera et lhumanité pourra périr dans la guerre et la récrimination sur une planète flétrie." (trad. PG)
GOULD, Stephen Jay (1997) This view of life: Nonoverlapping Magisteria.
in Natual History vol. 106, no. 2, pp. 16, 18-22, 60-62
GOULD, Stephen Jay (2000) The First Day of the Rest of Our Life. (the arrival of the new millenium). in Natual History April,
Mais une question se pose tout de même, pourquoi aurions-nous besoin de la "direction morale et des capacités nobles" de la religion ? Quest-ce qui motive ce recours ? Est-ce inévitable ? Si oui, il faut constater quun tel recours expose une déficience sérieuse dans la cosmologie matérialiste, à moins dadmettre lalternative, cest-à-dire appliquer la logique de la lutte pour la survie aux sociétés humaines
Au 20e siècle, on a été témoin du résultat de telles expériences... Il est curieux de constater quimplicitement Gould affirme ici que sa cosmologie darwinienne ne fournit pas un fondement logique pour un système éthique crédible ou cohérent et qu'il faut chercher ailleurs.
Ceci dit, la perspective de Gould ne me plait pas plus que toi. Évidemment j'aborde les choses par l'autre bout. Pour vous faire une idée, voir:
La cosmologie judéo-chrétienne et l'origine de la science.
> ===> Certes, les sciences exactes s'appuient sur l'observation de faits
> reproductibles et vérifiables, ou réfutables, par l'expérimentation. Les
> sciences humaines ne seraient dès lors pas des sciences ?
Ha! bonne question (pour l'anthropologue que je suis). Mais c'est une question très vaste et que j'ai déjà abordé au 4e chapitre de ma thèse de maîtrise, mais pour ne pas vous laisser entièrement sur votre faim, je vous propose le commentaire suivant: À mon avis, la valeur des "sciences" sociales ne tient pas uniquement à leur statut scientifique plus ou moins douteux, mais à leurs sujets d'études. Mais puisque plusieurs champs d'études en sciences sociales ont été fondé par des enfants des Lumières, ils ont "naturellement" tenté de s'accaparer du statut de "science" afin de rehausser le prestige de leurs projets. C'est une préoccupation que je ne partage pas.
La méthode scientifique ne s'applique pas toujours bien à l'être humain (du moins si on a encore quelques scrupules éthiques) et d'autre part, il faut tenir compte du fait que, dans ce contexte, on est à la fois observateur et sujet d'étude! Toutes les confusions sont possibles... Et ça c'est loin de vider la question, mais bon.
>
> Argument un peu facile, tu en conviendras, puisqu'il est évidemment impossible
> de reproduire les conditions d'observation des origines de la vie et de son
> évolution, vu les bouleversements climatiques et géologiques survenus depuis
> des millions dannées.
Eh non, je ne suis pas du tout d'avis que c'est "un argument un peu facile" que d'exiger "de reproduire les conditions d'observation des origines de la vie et de son évolution, vu les bouleversements climatiques et géologiques survenus depuis des millions dannées", car justement la théorie de l'évolution a des prétentions explicatives énormes, cosmiques, et il en découle naturellement que les exigences à son égard soient de même échelle.
Si cette théorie ne prétendait expliquer que quelques variations des becs des pinsons du Galápagos ou encore la capacité de certaines bactéries de résister aux antibiotiques, la question serait tout autre, mais ce n'est pas le cas.
Et si on affirmera qu'il soit nécessaire de relâcher les exigences normales de la science dans le cas de la théorie darwinienne (et lon trouve des darwinistes pour le faire), il me semble alors manifeste qu'une telle requête est liée à des motivations idéologico-religieuses et non scientifiques...
> Il est même étonnant qu'on ait retrouvé autant de
> fossiles ... ! Peu importe dailleurs à mes yeux le nombre de données
> observables, et la question de savoir s'il s'agit de " micros ou de macro
> évolutions ": ce qui est flagrant, c'est que les espèces évoluent lorsque leur
> milieu change, ou alors elles disparaissent, et même que de nouvelles espèces
> apparaissent.
que les "espèces évoluent lorsque leur milieu change" est une affirmation à peu près vide, insignifiante. D'un côté, personne ne conteste le fait de l'adaptation des organismes (pinsons ou bactéries mentionnées ci-dessus) à leur environnement, mais rien ne justifie l'extrapolation de ce fait pour aboutir au processus macro (descendance de tous les organismes vivants d'un ancêtre commun) que propose l'évolution. Cela exige un acte de foi religieux que tous ne sont pas prêts à prendre. Dès que l'on dépasse le stade des variations observables, vérifiable et empiriques des adaptations des organismes vivants, on est dans le domaine du mythique, du cosmologique et de la religion.
Mais, évidemment pour ceux qui exigent que la science doivent fournir une explication TOTALE, ce sera inacceptable...
>> " Peut être je me suis mal exprimé. Tu est convaincu du déterminisme
>> idéologique qui fonde la "croyance à la création", mais du point de vue
>> anthropologique, le discours évolutionniste, répond également à un
>> déterminisme idéologico-religieux. C'est-à-dire qu'il est nécessaire sur le
>> plan idéologique pour bien des systèmes de croyances issues du Siècle des
>> Lumières (nazisme, communisme, humanisme, existentialisme, etc...). Que ces
>> systèmes de croyances rejettent la religion (chrétienne) n'y change rien.
>> Là encore, pour aller au fond des choses, faudra se taper Fuite de l'Absolu,
>> volume 2.".
>
> ===> Il faudrait d'abord s'entendre sur ce qu'est un "déterminisme
> idéologique". Je ne suis pas du tout convaincu que la "croyance à la
> création", ou la croyance en un dieu, résultent d'un déterminisme idéologique,
> dans le sens où il y aurait une évolution des idées. Par contre, il y a selon
> moi une évolution des mécanismes de défense contre la peur de l'inconnu, les
> dangers ou les phénomènes inexpliqués. L'animal humain étant le seul capable
> d imaginer un dieu, père protecteur substitutif, du fait de son néocortex
> préfrontal devenu plus développé .Il s'agit là d'une évolution anatomique et
> fonctionnelle, indépendante de toute "idéologie". Le "discours évolutionniste"
> n'implique aucun déterminisme idéologique : il est dans la logique des
> découvertes scientifiques, déjà prévisibles avant Darwin, indépendamment donc
> de tout "plan idéologique", philosophique ou religieux.
Mais je pose la question autrement. Etes-vous susceptible d'admettre qu'en Occident la théorie darwinienne puisse être un mythe d'origines et que c'est là son rôle principal? Et si vous rejetez cette affirmation, svp m'indiquer sur quelle base le faites-vous? Sur quelle définition de la religion ou du mythe appuyez-vous?
Jusqu'ici tous ceux que j'ai rencontré qui rejettent le statut et le rôle mythique du discours darwinien, le font en s'appuyant sur des définitions dépassées de la religion ou du mythe, définitions qui ne sont plus acceptées en sciences sociales.
Chose certaine, les acquis des sciences sociales démontrent que la question du sens se pose pour tous et c'est en ce sens que j'affirme que le discours évolutionniste est lié à un "déterminisme idéologique" (commun à TOUS les humains). La question des origines est fondamentale et le mythe (sous une forme ou une autre) est donc inévitable. La prétention des Lumières à parvenir à un "dépassement" de la religion est une illusion dérisoire. On a pu bien sûr repousser le christianisme, qui a dominé la pensée occidentale d'autrefois, mais la question de donner sens à l'existence reste entier pour tous et l'appel au mythe ne tarde pas.
> A propos de lorigine de la violence, qui les distingue, voici mon
> interprétation :
>
> Le bien et le mal n'existent pas dans la nature. Ce sont, selon moi, des
> constructions de l'esprit. Le " bien ", à mes yeux dathée, cest ce qui est
> favorable à lépanouissement de lindividu et de lespèce, et inversement pour
> le " mal ".
Si vous lisez l'anglais, j'ai un article en ligne à ce sujet Problems with Ethics in an Evolutionary / Materialistic World-View.
Le problème fondamental à mon avis de l'éthique dans le contexte d'une cosmologie matérialiste est que TOUT système éthique peut être admissible, aussi bien celle de Mère Térésa que celle de Staline. Puisque aucun repère moral absolu (au-dessus de l'individu ou de l'État) n'existe dans la nature comme vous le dites, alors l'État a TOUTE liberté d'imposer une moralité arbitraire. RIEN n'est exclu.
> La violence actuelle est de moins en moins contenue par les interdictions
> religieuses d'antan ("Tu ne tueras point !"). Lhistoire confirme abondamment
> la piètre aptitude des religions à développer une conscience morale autonome.
La juxtaposition de ces deux phrases est assez curieuse. La première contredit étrangement la deuxième.
> Je ne partage pas lopinion fréquente selon laquelle la violence du nazisme et
> du stalinisme, notamment, serait due à l " athéisme " de ces idéologies. Au
> contraire, il me semble que labsence totale de respect de la dignité humaine
> dun Hitler et dun Staline, dun Mussolini, dun Pétain,
, de même que la
> soumission et la violence de ceux quils ont endoctrinés, sont explicables par
> leur commune éducation religieuse initiale, qui a constitué un terreau
> favorable à la volonté de puissance des premiers et à la soumission des
> seconds.
Oui, oui, on le sait, les disciples des Lumières sont toujours chastes et purs et n'ont jamais à se remettre en question ou faire leur examen de conscience. Il est entendu que Hitler, Staline, Mussolini ou Pétain sont tous les enfants illégitimes des Lumières, des bâtards et non pas des enfants légitimes...
C'est entendu.
> Les religions, malgré le message damour du christianisme, et à cause de leur
> prétention à détenir chacune LA Vérité et LE Vrai dieu, mapparaissent comme à
> lorigine de toutes les intolérances et de la plupart des violences. Hier
> comme aujourdhui.
Mais le dogmatisme et l'intolérance peuvent prendre toutes sortes de visages... Examinant la pensée de Rousseau et des partisans de la Révolution française, Albert Camus, dans L'Homme révolté, observe (1951: 153):
"Les échafauds apparaissent comme les autels de la religion et de l'injustice. La nouvelle foi ne peut les tolérer. Mais un moment arrive où la foi , si elle devient dogmatique, érige ses propres autels et exige l'adoration inconditionnelle."
Mais les disciples des Lumières n'aiment pas se regarder dans CE miroir pas très flatteur pour voir leur propre dogmatisme et intolérance... Les commentaires de Steiner ci-dessus lèvent le voile sur la chose, mais, à mon sens, c'est loin de vider la question.
Après avoir énuméré les contributions de scientifiques chrétiens (passés et présent) à la science, tu réagis :
> ===> Certes, il est difficile pour un scientifique croyant de saffranchir se
> sa croyance religieuse. Mais je pense que lorsque lorigine et la persistance
> des influences religieuses sur les neurones et lesprit critique auront été
> diffusées dans la communauté scientifique, cela deviendra plus facile. En
> outre, dans les siècles passés, les plus " éclairés ", comme Einstein, par
> exemple, rejetaient le cléricalisme, mais étaient soit théistes, soit
> déistes. Sans doute navaient-ils pas découvert les philosophes grecs athées
Mais à mes yeux un scientifique athée/matérialiste est malgré tout un scientifique croyant, car il a aussi des croyances sur le monde. C'est inévitable d'ailleurs. Mais lorsque vous dites un "scientifique croyant" j'imagine que vous entendez par là, un scientifique qui adhérent au système judéo-chrétien. Bien que ce soit une expression répandue, c'est un glissement de sens qui me semble illégitime, car cela laisse entendre que le scientifique athée/matérialiste est "neutre" et n'a pas de "croyances". C'est une illusion, car tous ont des croyances. Il ne reste qu'à déterminer lesquelles... et les assumer sans hypocrisie. Mais pour les héritiers des Lumières cette illusion a des fonctions marketing très importantes et inévitablement on s'y cramponne mordicus.
Discutant du besoin universel de sens, le philosophe Régis Debray offre l'avis suivant:
" il ny a pas de sacré en soi, et nimporte quoi peut être investi de sacralité. ( ) mais il y a, cest ma conviction, un rapport social de consécration invariant transhistorique inhérent à toute société organisée. Toujours quelque chose d" intouchable ", " inviolable ", interdit de manipulation technique ou de discussion critique. Tel serait, dans ma conception, linvariant sur lequel sédifient les religions positives ou bien civiles. (p. 143)
DEBRAY, Régis & BRICMONT, Jean (2003) À lombre des Lumières : Débat entre un philosophe et un scientifique. Odile Jacob Paris 198 p.
Debray ne discute pas d'évolution ici, mais le lien se dessine tout seul si on tient compte du rôle social et culturel central que joue le discours évolutionniste en Occident.
>
>> "Du point de vue anthropologique, le Siècle des Lumières doit aussi être
>> considéré comme un système idéologico-religieux. Fondé sur une cosmologie
>> matérialiste aseptisée, sans divinités, mais une religion malgré tout... ".
>
> ===> A cette époque, oui.
Bon je devine que vous entendez par là que des gens comme Auguste Comte. Un copain (à moi) a dit à son sujet:
"Au début du 19es, suite à léchec de la 1e Révolution française, le concept de " lAthéisme humanitaire " est particulièrement mis de lavant par Auguste Comte qui fonde la Religion du Progrès et de lHumanité, " grâce à laquelle la Foi en Dieu devient obsolète " LHumanisme de Comte ne lempêchera pas dappuyer de toute son influence la dictature de Napoléon III, le racisme biologique et lImpérialisme colonial ; par la suite plusieurs dictatures militaires racistes/fascistes seront fondées sur les idées positivistes de Comte au Brésil et au Mexique . En fait la doctrine de Comte prévoit que lhumanité devra subir la dictature dun clergé scientifique masculin "pour le plus grand bien" de ladite humanité."
Rodrigue Allard (2006) Sécularisation de l'Occident.
Mais proposer une religion explicite comme a pu le faire Comte pose maintenant un problème marketing. Cela permet aux gens de comparer facilement. Les héritiers des Lumières ont vite compris que rejeter le statut religieux de leur système de croyances offrait une protection blindée contre, à la fois les comparaisons et les critiques, car le marché des religions est impitoyable et la compétition féroce ("survival of the fittest"). Les expériences telles que ceux des artisans de la Révolution française ou celles de Comte (proposant des religions explicites) ont été vite mis au placard et oubliés. Et pour les héritiers actuels des Lumières c'est probablement beaucoup mieux ainsi.
Mais l'indice le plus probant du déclin de la pensée des Lumières, c'est le progrès continu de l'islam en France, place forte des Lumières autrefois.
portez-vous bien (et bonne année!)
Paul Gosselin
Québec, Canada
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"For the scientist who has lived by his faith in the power of reason, the
story ends like a bad dream. He has scaled the mountains of ignorance;
he is able to conquer the highest peak; as he pulls himself over the final
rock, he is greeted by a band of theologians who have been sitting there for
centuries.
Robert Jastrow; God and the Astronomer.
New York: W.W. Norton and Company; 1978; p.113
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check le site:
http://www.samizdat.qc.ca
la réaction
Sources
STEINER, George (2001) Grammaires de la création. Gallimard [Paris] (collection NRF-essais) 430 p.
WEIKART, Richard (2004) From Darwin to Hitler: Evolutionary Ethics, Eugenics, and Racism in Germany. Palgrave Macmillan New York