Tony se considérait un homme réfléchi et voulait partager ses pensées, mais lui-même éprouvait de la difficulté à me révéler, et parfois à lui-même, ses croyances fondamentales, c'est-à-dire la structure qui le supportait et l'entourait. Il ne nous est pas plus facile d'exposer l'ensemble de nos croyances fondamentales, que d'exposer notre structure squelettique. Tout comme notre squelette détermine si nous étendons nos membres fines sous la forme d'une main ou d'une aile ou encore si nous avons la station debout ou si nous rampons à quatre pattes, ainsi nos croyances déterminent si nous entrons en interaction avec le monde avec maîtrise ou planons librement et avec confiance dans la vie ou si nous nous tenons debout contre les épreuves de la vie ou marchons péniblement dans les jours sombres de la vie. Nous n'énonçons pas certaines de nos croyances voire même les examiner dans notre conscience, car nous les considérons évidentes, axiomatiques. Nous cachons nos croyances des autres pour éviter qu'ils se moquent de notre foi infantile, qu'ils émettent des remarques condescendantes à l'égard de nos craintes les plus profondes, qu'ils méprisent notre optimisme absurde, ou encore qu'ils ne comprennent tout simplement pas ce que nous affirmons*. (Dorothy Rowe 1982: 15)
Paul Gosselin[1] (2008)
Un principe fondamental en anthropologie des religions est que chaque civilisation s'enracine dans une vision du monde, une idéologie ou une religion[2]. Si l'on veut vraiment comprendre le cœur d'une culture, son système d'éducation, la vie intellectuelle, le système juridique ou politique d'une société, il faut donc se référer à la vision du monde qui la fonde. On ne peut éviter la religion ou le problème de donner sens à son existence. Aucune société ne peut éviter ces questions, car au fond ce sont les questions les plus importantes auxquelles on peut faire face. Si on admet ce point, il reste un constat étrange depuis le Siècle des Lumières, l'Occident qui nie cet aspect de la réalité et s'affirme laïque, sans religion. C'est une illusion...
Évidemment d'après les apôtres du Siècle des Lumières, le XXe siècle devait voir la disparition définitive de la religion et pourtant ces élites doivent maintenant admettre ce qu'on appelle le retour de la religion. Leurs prophètes avaient prédis la fin de la religion et... finalement l'histoire du XXe siècle a clairement mis à la poubelle ces prédictions. L'Europe du Moyen Âge, qui avait résisté à l'invasion islamique, voit désormais la montée puissante de l'islam sur son territoire chez les immigrants qu'elle a admis, mais qui ont résisté l'assimilation à la culture occidentale. C'est un indice supplémentaire de la faiblesse de l'Occident post-chrétien actuel.
Pendant un séjour en Europe, j'ai acheté un numéro du Monde Diplomatique. Ce numéro comportait un article de Jacques Bouveresse, professeur de la philosophie du langage au Collège de France. Il y examinait la question de la religion en Europe avec, d'un côté la montée de l'Islam au Moyen Orient aussi bien qu'en Europe même et de l'autre côté de l'Atlantique, l'influence des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis dans une société pourtant très avancée sur le plan scientifique et technologique. S'il y avait bien une définition moderne de l'enfer, ce serait bien cela pour le moderne, car selon toutes les prophéties des apôtres des Lumières, la religion était destinée à disparaître avant la fin du XXe siècle. Mais au contraire, la religion semble plus puissante que jamais. Que doit penser le dévot matérialiste de tout cela ?
Cet article faisait état d'échanges entre Bouveresse avec un autre intellectuel français, le sociologue Régis Debray, autrefois marxiste et copain de Ché Guévera. Debray et quelques autres intellectuels français tels que Jacques Ellul affirment que l'on ne peut éviter la religion sous une forme ou une autre. Les modernes croient pourtant que l'on peut se débarrasser de la religion[3]. Pour celui qui tente de s'agripper à la vision du monde moderne, affirmer qu'il est aussi sujet au besoin d'une religion est irrecevable, impensable. Lorsque Debray suggère (Bouveresse 2007 : 27) que l'Europe ou la France en particulier pourrait ressembler un jour aux États-Unis avec une forme de fondamentalisme chrétien, Bouveresse trouva la blague de mauvais goût. Dans cet article, Bouveresse s'évertue à éviter, de la manière la plus érudite possible, la conclusion que lui aussi pourrait être religieux de quelque manière. Mais à mon avis, il faut garder une bonne dose de scepticisme à cet égard. Personne ne peut éviter la question du sens, de la signification. Le fait d'aborder la question dans le contexte d'une cosmologie matérialiste ne change rien de fondamental. Pour trouver le sens tant de la vie individuelle que la vie en communauté, il faut se référer à un cadre conceptuel plus large, c'est-à-dire le cadre que fourni justement une cosmologie et une religion. On ne saurait éviter cet aspect de la chose, sinon au moyen d'une supercherie subtile dont on est soi-même la cible. Est-ce que le moderne peut se prétendre d'une race supérieure, qu'il n'a pas besoin de systèmes de croyances, de religion ? C'est trop facile de nier, trop payant de ne pas admettre...
Mais pour avancer la réflexion, il faut dépasser les tabous et poser les questions suivantes : quel est le système de croyances ou la religion[4] dominante actuellement en Occident ? Quelles sont ses caractéristiques ? Quelles sont les élites qui la propagent et quels sont ses mythes et ses méthodes de recrutement ? Quelle sera son influence sur les questions de l'heure? Si, autrefois, le bien et le mal étaient établis par les évêques et curés, quels sont les intervenants qui remplacent ces acteurs dans le contexte postmoderne ? Si au Moyen Âge le catholicisme était le système de pensée dominant et qu'au XXe siècle des systèmes de croyances (ou idéologies) matérialistes tels que le nazisme, le capitalisme ou le marxisme ont dominé, quel est donc le système de croyances dominant notre époque ? Dès qu'on a répondu à ces questions, on est en meilleure position d'évaluer les forces idéologiques et religieuses qui tentent de s'imposer (et faire des convertis) dans notre génération.
Points de repère anthropologiques
Parfois un changement infime à un concept fondamental peut influencer la manière de voir un grand nombre de choses dans la vie quotidienne. C'est le cas du concept de religion. Pour comprendre la situation présente, il faut digérer quelques concepts de base. En Occident, lorsque la question de la religion est abordée dans les médias ou dans le système d'éducation généralement c'est à l'aide de définitions anciennes. La plus courante réfère au concept du surnaturel. Par exemple, le dictionnaire définit généralement la religion comme un ensemble de croyances ou de dogmes accompagné de rites définissant les rapports de l'homme avec la ou les divinités. Pourtant cette définition, formulée au XIXe siècle, a été dépassée par les progrès en sciences sociales.
Maintenant, lorsque les spécialistes en sciences sociales discutent de religion, c'est plutôt en termes de vision du monde ou de systèmes de croyances, en somme des systèmes qui donnent sens à l'existence. Dans ce contexte, pour l'anthropologue ou le sociologue que la religion fasse référence ou non au surnaturel est alors sans importance. Cela implique qu'une cosmologie matérialiste peut tout aussi bien fonder une forme de religion ou un système de croyances qu'une cosmologie faisant référence au surnaturel. Avec une telle approche, on peut alors regrouper des idéologies politiques sous la catégorie religion, puisque bien des individus ou sociétés s'en servent pour donner sens à leur existence.
Dès lors, nous pouvons proposer la définition suivante : une religion est donc un système de croyances élaboré pour donner sens à l'existence humaine, tout aussi bien sur le plan intellectuel, relationnel, qu'émotif. Par ailleurs, chaque religion comporte une cosmologie, c'est-à-dire un ensemble de présupposés qui explique comment fonctionne le monde qui nous entoure. La cosmologie répond donc aux grandes questions : qu'est-ce qu'on fait ici ?, pourquoi ça va mal ?, pourquoi la mort existe ?, etc...
Les parents traversent tous la période des questions sans fin posées par leurs petits enfants, la période du “ pourquoi ”. Le bambin curieux, à peine sorti de ses couches, vous demande : “ pourquoi les oiseaux s'en vont l'automne ? pourquoi la maladie existe ? pourquoi le ciel est bleu ? pourquoi les gens se divorcent ou se suicident? ” Et dès que l'on répond, bien souvent c'est suivi d'un autre “ pourquoi ”. Après deux ou trois “ pourquoi ” consécutifs, même l'adulte le plus savant se voit généralement réduit à répondre des bêtises du genre “ c'est comme ça ” ou “ je ne sais pas ”... Ces questions sont emmerdantes puisque justement elles nous forcent à exposer notre cosmologie, c'est-à-dire les croyances implicites les plus fondamentales sur le monde qui nous entoure et le sens qu'on y donne.
La cosmologie d'une religion fournit donc le cadre conceptuel dans lequel se joue le jeu de l'existence humaine, ou en d'autres mots, la scène où se joue le théâtre de la vie. Elle prend souvent, mais pas toujours, la forme d'un mythe d'origine (un récit qui explique l'origine des choses). Pour exprimer la chose de manière simplifiée, on pourrait dire qu'une cosmologie fournit une boîte dans laquelle l'existence humaine se joue et prend son sens. Une cosmologie matérialiste[5] propose une boîte peu profonde, à une seule dimension, tandis que les diverses cosmologies théistes proposent des boîtes comportant des dimensions additionnelles ainsi que des catégories d'êtres inconnus dans une cosmologie matérialiste. Les théistes affirment aussi que la vie ne prend pas fin à la mort. La cosmologie fournit un grand nombre d'éléments susceptibles de servir de réponse aux grandes questions de l'existence humaine, dont la source de l'aliénation humaine. La cosmologie est souvent une partie ignorée de la religion. Puisque la cosmologie est en quelque sorte invisible, elle semble sans importance, mais elle influence toutes sortes de choses comme le développement de la science[6], de l'éthique ainsi que notre rapport aux autres êtres vivants qui partagent ce monde et à l'environnement.
Le système de croyances moderne
Le système moderne est l'héritier du Siècle des Lumières. Il a largement dominé le XXe siècle et il est un produit tout à fait représentatif de la pensée occidentale. Si autrefois en Occident la hiérarchie ecclésiastique ou la Bible était le garant de la Vérité, désormais la science joue ce rôle. L'empirique et la Raison devaient constituer la fondation de tout savoir digne de mention. Ce système de croyances a affirmé que désormais la science serait la source véritable du savoir et du salut. Sur le plan anthropologique, on peut donc voir le Siècle des Lumières comme le projet d'ériger un système de croyances parallèle (et en réaction) au système judéo-chrétien qui avait dominé en Occident jusqu'à lors.
Dans leurs phases plus optimistes, les penseurs modernes ont prophétisé que les scientifiques et les techniciens nous conduiraient vers une ère de prospérité et de paix sur terre, où la technologie ferait des miracles pour dissiper la maladie ainsi que les limites conventionnelles de l'existence humaine et où la science nous rendrait tous raisonnables. Aujourd'hui, depuis Auschwitz, la bombe H, la résurgence de maladies vaincues telle la tuberculose, les organismes génétiquement modifiés (OGM) et les divers problèmes de l'environnement liés aux progrès techniques, on est plus prudent. Si la première génération des penseurs modernes (les Descartes, Voltaire, Auguste Comte), était optimiste et arrogante, les générations qui suivirent ont été forcées de porter leur regard au-delà de la propagande. Le professeur de biologie américain William B. Provine a réfléchi à ces questions et a proposé des observations assez sèches sur l’influence du mythe d’origines matérialiste de Darwin qui est devenu le coeur de la phase mature du courant idéologico-religieux moderne (Provine 1990: 23):
Permettez-moi de résumer mes vues sur ce que la biologie évolutive moderne nous dit haut et fort et ce sont essentiellement les vues de Darwin. Il n'y a pas de dieux, pas de finalité et pas de forces dirigées vers un but d'aucune sorte. Il n'y a pas de vie après la mort. Quand je mourrai, je suis absolument certain que je vais être mort. C'est ma fin. Il n'y a pas de fondement ultime pour l'éthique, pas de sens ultime dans la vie et pas de libre arbitre pour les humains non plus. Quelle idée ridicule.*
Évidemment, les artistes expriment les choses autrement, plus près des émotions. Le nouvelliste et dramaturge russe, Anton Tchekhov a assez bien senti le vide que l'on retrouve à la fin de la route de l'homme moderne :
J'ai été jeune un jour ; j'ai été enthousiaste, sincère et intelligent. J'ai aimé, détesté et cru comme personne d'autre. J'ai travaillé et espéré et je me suis penché contre des moulins à vent avec la force de dix - sans épargner mes forces, sans savoir ce qu'était la vie. J'ai porté une charge qui m'a brisé le dos. J'ai bu, j'ai travaillé, je me suis excité, mon énergie ne connaissait pas de limites. Dites-moi, aurais-je pu faire autrement ? Nous sommes si peu nombreux et il y a tant à faire, tant à faire ! Et voyez comme le destin s'est cruellement vengé sur moi, qui me suis battu si courageusement avec elle ! Je suis un homme brisé. Je suis un vieillard à trente ans. Je me suis soumis à la vieillesse. Avec une tête lourde et un esprit léthargique, fatigué, épuisé, découragé, sans foi ni amour ni objet de vie. J'erre comme une ombre parmi les hommes, sans savoir pourquoi je suis en vie ni ce que je veux. L'amour me semble une folie, les caresses insipides. Je ne vois aucun sens à travailler ou à jouer, et tous les discours passionnés me semblent insipides et fatigants. Aussi, j'emporte ma tristesse avec moi partout où je vais ; une lassitude froide, un mécontentement, une horreur de la vie. Oui, je suis perdu pour toujours et à jamais. Devant vous se tient un homme qui, à trente-cinq ans, désillusionné, las de ses efforts infructueux, brûlant de honte, et se moquant de sa propre faiblesse.* (Tchekov : Ivanoff - Acte IV - 1887)
Là où autrefois la religion chrétienne jouait un rôle central, sur le plan social désormais la politique se trouve “ au cœur des choses ”, c'est-à-dire que le salut moderne est souvent d'ordre politique, collectif. Dans nos milieux francophones, il est particulièrement frappant de constater à quel point l'État a récupéré le rôle central et religieux de l'Église catholique. L'État est désormais l'autorité vers laquelle on se tourne pour le salut. Le discours et l'activisme politique (ou syndical ou environnemental) remplacent les dévotions, les pèlerinages et les œuvres charitables d'autrefois. Ainsi le nazisme et le communisme sont les enfants légitimes des Lumières, promettant chacun un paradis matérialiste à leurs adeptes.
Au suivant: le système de croyances postmoderne
Mais, à la fin du XXe siècle, le système moderne
est en perte de vitesse. Le système moderne voit sa situation dominante
remise en question par un nouvel adversaire, c'est-à-dire le postmodernisme.
Ce système est bien sûr une réaction au système
moderne, mais il est aussi la poursuite de la réaction moderne à
l'héritage judéo-chrétien. En réaction au moderne,
la vision du monde postmoderne a mis à la poubelle la passion des grands
projets politiques collectifs[7], universels,
qui ont tant dominé la première moitié du XXe
siècle. Le système postmoderne n'a plus d'intérêt
pour les grands projets politiques. Même la science n'est pas à
l'abri de ces remises en question. Le concept de progrès est
aussi déconstruit. On dira simplement qu'il s'agit d'un artefact culturel
occidental. Le postmodernisme est en partie une réaction contre la
monotonie rationnelle du modernisme, sa stérilité culturelle,
sa foi dans la technologie, dans le progrès et le postulat d'un savoir
universel, colonialiste en quelque sorte. On dirait que le système
moderne, malgré son rejet explicite du christianisme, reste encore,
pour le postmoderne, trop chrétien... Car il a recyclé,
malgré lui, des conceptions de l'histoire[8],
de vérité et de l'homme tirées de l'héritage judéo-chrétien.
Malgré leur mépris pour la science occidentale, le darwinisme reste utile aux postmodernes, car il leur est utile pour mettre à la porte le Casseur de Party céleste, soit le Dieu Souverain devant qui tous auront des comptes à rendre un jour au du Jugement dernier. Naturellement, ce que les postmodernes DETESTENT par-dessus tout est le concept de jugement, car ce concept contredit violemment le fond de leur système de croyances, c'est-à-dire qu’il n’y a AUCUNE autorité au-dessus de l’individu (ni, et c’est TRES lourd de conséquences, au-dessus de l’État).
Une description fort divertissante de l'évolution d'un moderne vers le système de croyances postmoderne nous est donnée par l'auteur de romans science-fiction américain Kurt Vonnegut. Vonnegut indique que, dans sa jeunesse (années de l'entre-guerres), il était un optimiste et croyait que la science allait nous conduire au Nirvana, au Progrès. À son avis, sous peu les scientifiques allaient expliquer tous les mystères et, par la suite, pourraient faire tout fonctionner à merveille. Il s'attendait à ce qu'avant qu'il ait atteint l'âge de vingt et un ans un scientifique aurait pris une photo de Dieu qui serait publiée dans la revue Popular Mechanics. Tous les grands mystères de la vie seraient donc résolus. Mais de cet optimisme initial, les dures réalités de la guerre et de la vie ordinaire lui ont conduit vers le pessimisme et la remise en question des idées reçues des Lumières. À vingt et un ans, Vonnegut a plutôt été témoin de la destruction massive de la ville de Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale. Il note avec ironie que sa génération a vue larguée la vérité scientifique sur Hiroshima. Vonnegut indique, lors d'une allocution de graduation dans une école secondaire, que suite à ces événements, il eut une conversation intime avec lui-même et nous rapporte l'échange (1975: 162) :
“ Hey, caporal Vonnegut ”, je me suis dit, “ peut-être que tu avais tort d'être optimiste. Peut-être que le pessimisme, c'est le truc qu'il faut. ” Depuis, j'ai été un pessimiste assidu, avec quelques exceptions. Par exemple, pour persuader mon épouse de me marier, inévitablement j'ai dû lui promettre que l'avenir serait merveilleux. Et par la suite j'ai dû mentir sur l'avenir à chaque fois qu'elle pensait à avoir un enfant. Et j'ai dû lui mentir à nouveau à chaque fois qu'elle menaçait de me quitter parce que j'étais trop pessimiste.
(1975 : 163-164) Je sais que des millions de dollars ont été dépensés pour produire ce groupe de gradués splendide et que l'espoir le plus cher de vos enseignants a été, qu'au bout du processus, vous ne seriez plus superstitieux. Je regrette, mais je dois défaire ce projet maintenant. Je vous supplie de croire à la superstition la plus colossale d'entre elles toutes : c'est-à-dire que l'humanité est le centre de l'univers, à la fois l'accomplissement et l'anéantissement des rêves les plus grandioses du Dieu tout-puissant. Si vous pouvez y croire et persuader d'autres d'y croire, alors on peut nourrir quelque espoir. Si les humains peuvent parvenir de cesser de traiter les uns les autres comme des déchets et s'apprécier et se protéger plutôt, alors il se peut qu'il soit à nouveau souhaitable d'avoir des enfants. Mais si vous me ressemblez un peu, plusieurs d'entre vous auront des enfants de toute manière. Comme le disait le poète Schiller “ Contre la stupidité, même les dieux s'acharnent en vaine. ” Touchant l'astrologie et la chiromancie, ce sont de bonnes choses, car elles donnent aux gens de l'énergie et le sentiment des possibilités de la vie. C'est le communisme à son meilleur, car tous ont une date de naissance et une paume de la main.*
Vonnegut abouti donc à la religion postmoderne où la grande Vérité scientifique (dogme au coeur du projet des Lumières) est rejetée et où la porte est désormais ouverte à la mystique, aux superstitions et même à l'occulte[9]. Et si les héritiers des Lumières ont recyclé l'horreur chrétienne des superstitions, le postmoderne n'a pas ce préjugé. Si le postmoderne abandonne la Révolution et les grands projets politiques, une des options pour le salut qu'il nous propose est le djihad sexuel. Jouissez au max tant que la santé (ou le système de santé) le permet. Rien d'autre ne compte. Tandis que la raison et la vérité étaient au cœur du modernisme, le désir et l'épanouissement constituent la quintessence du postmoderne.
Contrairement à l'idéologie moderne, le postmoderne ne rejette plus de manière absolue le spirituel ou la religion. Le matérialisme pur et dur n'est donc plus obligatoire, même l'occulte n'est pas exclu. Comme on le constate avec la série Harry Potter, l'occulte est devenu mainstream et l'on peut en tirer de bonnes affaires. Pour la génération qui monte, l'occulte est cool (et sans danger)... Dans le contexte postmoderne, le chamanisme peut cohabiter sans honte avec la prêtrise et le Feng Shui. Les idéologies ou religions collectives sont chose du passé. L'idéologie postmoderne est taillée sur mesure, l'individu est juge de tout.
L'individu peut, bien sûr, adhérer à une communauté de foi, mais c'est un aspect de moindre importance, secondaire. Dans ce contexte, le chrétien doit bien comprendre que l'admission du christianisme à la place publique est conditionnelle. De l'avis de nos élites postmodernes, pour avoir droit de parole sur la place publique le discours chrétien doit se plier aux exigences du syncrétisme postmoderne, c'est-à-dire renoncer à un principe fondamental, l'affirmation d'un Absolu, d'une Vérité universelle. Sur la place publique, le christianisme peut avoir droit de parole, à condition de ne pas déranger, de ne pas remettre en question des principes postmodernes fondamentaux.
Il est vrai que le système postmoderne n'est pas antireligieux. Il ne comporte pas de rejet catégorique du surnaturel comme chez les modernes, mais il faut bien comprendre son attitude. Pour le postmoderne, l'individu est la référence ultime. L'individu est la seule vérité. Devant la religion, il adopte une perspective de consommateur. C'est un peu comme lorsque vous allez au restaurant-buffet. Vous prenez un plateau, vous y placez une assiette et vous vous dites : Hmm, ce soir, un peu de chinois serait bien, tiens un taco ou une empeñada, ça me tente aussi. Ah, une pointe de pizza, pourquoi pas ! Et un peu de poutine avec ça... Et pour finir, un thé vert.
Le postmoderne approche la religion exactement de la même manière pour se faire une religion sur mesure. Il rejettera complètement l'idée qu'un autre, que ce soit une hiérarchie religieuse ou une tradition culturelle, puisse déterminer ce qu'est la vérité pour lui... Dans un tel contexte, on peut donc être postmoderne à saveur Nouvelle Âge, postmoderne à saveur catholique, postmoderne à saveur musulmane, postmoderne à saveur amérindienne, voir même postmoderne à saveur nazi. Rien n'est interdit si l'individu y trouve quelque satisfaction. Et pour rendre cela acceptable sur le plan social, ce n'est qu'une question de marketing et rien d'autre. Pour habituer le lecteur à ce genre de discours, voici un extrait d'une interview trouvée sur Internet avec une dame, autrefois religieuse catholique, maintenant dominée complètement par la pensée postmoderne. Elle décrit ainsi son évolution spirituelle:
Je me décris généralement comme une monothéiste libre de tout port d'attache. Je m'inspire des trois courants de pensée issue d'Abraham. Je ne peux concevoir que l'un d'entre eux puisse avoir un monopole de la vérité ou que l'un d'entre eux puisse être supérieur. Tous ont leur génie particulier et ses défauts et lacunes. Récemment j'ai rédigé une brève biographie de la vie de Bouddha et j'ai été captivé par ce qu'il a dit sur la spiritualité, sur l'ultime, sur la compassion et la nécessité de la perte de soi avant la rencontre du divin. À mon avis, toutes les grandes traditions religieuses disent la même chose et de la même manière, malgré leurs différences superficielles.
Les exemples de ce genre abondent. Voyons un autre exemple tiré du monde artistique. Récemment, la revue Voir[10] a interviewé le chanteur Jon Anderson du groupe rock Yes. Le journaliste nota que « la spiritualité a toujours été au cœur de l'œuvre d'Anderson. » mais Anderson s'empresse d'ajouter « Je suis un vieux hippie incorrigible et je ne changerai pas (...) Mais je ne suis pas porteur de vérité ». Anderson est donc un postmoderne et il ne s'en doute pas. Il aime la “ spiritualité ” comme il dit, mais la vérité... C'est une perspective postmoderne caractéristique.
Stratégies marketing
Face aux religions traditionnelles, le système postmoderne ne s'attaquera jamais directement aux credo ou confessions de foi. Il évite la confrontation directe. Il se contente de laisser subsister credo ou confessions de foi à titre de bibelots décoratifs. Ils sont désormais vidés de tout contenu réel ne servant à rien d'autre qu'amasser la poussière... Le postmodernisme est un système de croyances extraordinairement axé sur le marketing et le contrôle du langage. Dans un article de revue savant examinant la pensée du penseur postmoderne Jacques Derrida, on met en lumière (probablement de manière inconsciente) comment fonctionne ce genre de processus (Halpern 2005: 52):
Il existe plusieurs manières de se rebeller. Par la rupture bien sûr, on est alors un révolutionnaire. Pas de compromis possible, pas de doute, pas d'entre-deux: Du passé, faisons table rase. Mais il est une autre manière, non moins déstabilisante: la subversion. Le travail de sape se fait de l'intérieur, presque l'air de rien. On reprend les codes, les conventions, l'héritage et par des déplacements, au début imperceptibles, on fait jouer les règles contre elles-mêmes. Le résultat est inédit, non conforme, mais ne prend sens que par l'écart et donc par la ressemblance avec ce avec quoi il détonne.
C'est un processus devenu courant en Occident actuellement. Pour trouver un exemple, on n'a qu'à penser à la redéfinition du mot mariage en Occident... La conversion à la religion postmoderne ne se fait jamais de manière explicite. Le postmoderne évite la confrontation, il évite d'attaquer ouvertement la religion (institutionnelle), mais vise plutôt les vestiges d'influence de l'héritage judéo-chrétien. Pour le postmoderne, par contre, rien n'est explicite. Le processus de conversion vise avant tout le contrôle des grandes institutions sociales (non pas l'individu) et se fait au contraire de manière subliminale et inconsciente, présupposé par présupposé, doctrine par doctrine, artefact culturel par artefact culturel.
Une religion invisible
Le concept de religion invisible est peu connu du grand public, mais il s'agit de l'histoire ancienne en sociologie, car déjà en 1970 Thomas Luckmann a écrit un petit bouquin, toujours utile, portant le titre: The Invisible Religion. Dans cette étude, il examine le phénomène des idéologies implicites en Occident. Ce sont évidemment des religions sans structure formelle et appuyée sur l'individu.
Dans le passé, les systèmes idéologiques ou religieux en Occident avaient des structures et des symboles faciles à identifier. On peut penser au catholicisme avec ses grandes églises, sa symbolique particulière, les prêtres avec leurs vêtements distinctifs. Les réformées présentent aussi leurs églises distinctives, une symbolique particulière et leur clergé aux habits facilement identifiables. Dans les médias, ces symboles identificateurs sont largement exploités. Ils permettent l'étiquetage et le classment rapide des divers groupes sociaux.
Dans l'époque moderne, l'attrait des signes explicites a diminué quelque peu, mais on les rencontre encore chez les nazis avec leur architecture distinctive, leurs symboles graphiques faciles à reconnaître (swastika), leurs vêtements distinctifs et leurs processions idéologiques. Il en est de même chez les communistes dans la symbolique du marteau et de la faucille et l'architecture lourde de la période stalinienne. Par ailleurs, les nazis avaient aussi leurs Saintes Écritures (Mein Kampf) tout comme c'est le cas des marxistes (Das Kapital). Ces deux mouvements aimaient bien les processions religieuses (avec leurs expositions de quincaillerie militaire).
procession catholique |
procession nazie |
procession soviétique |
Sur le plan de l'architecture, lorsqu'un système idéologico-religieux se diffuse sur le plan temporel et géographique, bien des influences se manifestent, mais on peut tout de même déceler, dans l'architecture, des traits caractéristiques de chaque système de croyances.
cathédral catholique |
temple protestant |
architecture nazie |
|
Mais le postmoderne est une bête très différente. Il évite le regard et n'érige pas d'institutions, n'élabore pas de rituels explicites[11] et ne propose pas de symboles facilement reconnaissables. Il ne veut pas qu'on le reconnaisse. Souvent un brouillard rhétorique est exploité afin de repousser le regard critique comme on le voit chez l'artiste louisiannais Zachary Richard (Houle 2008 : 58)
C'est en 1968 que j'ai découvert ma voie. Le français est arrivé plus tard, mais la chanson, la poésie, la politique et le bouddhisme étaient là. Le bouddhisme, je ne mets pas ça de l'avant, car tel que je le pratique, ce n'est pas tant une religion qu'une compréhension de la réalité. Ça correspond à la dimension spirituelle que la religion chrétienne ne satisfait pas chez moi.
Et oui, si les héritiers des Lumières avaient leurs manifestes, des documents aux principes et dogmes très explicites, des catéchismes modernes, les postmodernes préfèrent l'ambiguité et l'hypocrisie. Jouer cartes sur table? C'est bon pour les autres, pas nous... Si donc autrefois les Nazis Allemands ne se gênaient pas d'afficher leur croix gammés et les communistes leur drapeaux rouge, les postmodernes sont bien plus hypocrites. Si d'un côté, le postmoderne ne se gêne aucunement étiqueter les "autres" et il est très rapide pour débusquer les "signes ostentatoires" représentant les convictions des autres, c'est-à-dire tous ceux qu'il rejette les opinions, d'un autre côté le postmoderne se gêne d'afficher clairement et ouvertement ses propres convictions. Non, il poursuit un jeu hypocrite en se faisant passer pour "progressiste", "ouvert", "tolérant", mais son credo ou son catéchisme, il le tait. Pour se donner à lui-même l'illusion de la neutralité et du non-dogmatisme. En comparaison, les Nazis et communistes du XXe siècle sont bien plus honnêtes que les élites postmodernes du XXIe siècle.
En Occident, la religion postmoderne est transmise via deux institutions sociales extraordinairement efficaces, soit les médias de masse (aussi bien les nouvelles que la culture populaire, musique, cinéma, théâtre, etc.) et le système d'éducation. Mais ceux qui ont le pouvoir réel, ce ne sont pas ceux que l'on voit, les “ talking-heads ”, comme disent les Américains. Ce sont plutôt que les Américains appellent les gatekeepers. C'est-à-dire les gens qui décident ce qui est pertinent et ce qui ne l'est pas, ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Ce sont ces gens qui décident ce qui passe et ce qui ne passe pas... Ce sont ces gens qui décident ce qui est bien et ce qu'est le mal pour notre génération. Vu ces contraintes, la question se pose alors : comment identifier l'influence postmoderne ? Le seul moyen
Le credo postmoderne
Voici un petit survol[12] pour situer les
grandes lignes de ce système de pensée. Le postmoderne rejette
totalement le concept de Vérité[13].
Le postmoderne affirme plutôt, comme on le dit dans le langage courant,
que « chacun a sa vérité ». L'individu
est donc le seul point de repère absolu, la seule vérité.
Le postmoderne ne peut tolérer se sentir attaché, privé
de sa marge de manœuvre. Il rejette donc l'idée que Quelque
Chose ou Quelqu'un puisse poser une contrainte ou une limite à ses
attitudes ou son comportement. La poursuite de l'autonomie est donc fondamentale.
Le salut postmoderne c'est l'épanouissement. Le postmoderne
rejette non seulement, mais déteste le concept de jugement, car a priori,
il n'admet pas l'existence d'un système éthique/moral universel.
Il tient sa liberté comme absolu.
Comme on l'a noté, le discours postmoderne affirme que « Chacun a sa vérité ! » Il sagit d'un mantra plutôt étrange, car cela équivaut à l'affirmation que « La vérité n'existe pas ». Sur le plan logique, on ne peut distinguer ces deux affirmations. De toute manière, que vaut une vérité qui n'est valable que pour une seule personne ? Dans un tel contexte, aussi bien éliminer ce mot du vocabulaire, car il ne signifie plus rien. Il n'a, au fond, qu'une valeur marketing...
Comme le moderne, le postmoderne s'appuie largement sur la cosmologie matérialiste proposée par Charles Darwin. Si on réduit cette cosmologie à sa plus simple expression, il nous déclare : “ Je viens de nulle part et ma destination finale est aussi le néant... ” Mais l'utilité principale de cette cosmologie est d'éliminer la divinité emmerdante et légaliste de la vieille cosmologie judéo-chrétienne. Ce Dieu qui a la fâcheuse habitude de “ ne pas se mêler de ses affaires ”...
Puisque nos élites postmodernes trouvent encore très utile la vieille définition de la religion (= surnaturel), il faut s'attendre à ce qu'ils s'y cramponnent longtemps encore. Cela prévient certains dérapages sur le plan idéologique et repousse le regard critique qui pourrait remettre en question leur discours. Nos élites ont donc tout intérêt à ne pas appliquer l'étiquette religion à leur propre système de croyances, mais tout est là. Suffi d'avoir des yeux pour voir...
Les nouvelles communautés religieuses
Comme tout grand système de croyances, le mouvement postmoderne regroupe aussi plusieurs tendances idéologiques et courants de pensée qui diffèrent sur des questions de stratégie, mais qui partagent des présupposés cosmologiques sur la manière de voir l'homme. Je propose donc une énumération (non exhaustive) qui va sans doute faire sursauter quelques-uns, mais il y a lieu de réfléchir quels sont les présupposés que partagent ces groupes ou tendances. Pensons au Nouvel Âge, les défenseurs des droits des animaux, les extrémistes de l'environnement, l'idéologie Gay Pride, les pro-choix (avortement), ceux qui défendent la pornographie, certaines formes de féminisme, certains éléments du mouvement œcuménique, ceux qui cherchent à interdire la correction corporelle aux enfants (soit en milieu scolaire ou familial), ceux qui prônent la normalisation de l'euthanasie.
Pour plusieurs, la notion d'une religion ou idéologie gaie[14], en particulier, laisse perplexe. Tout d'abord, il faut noter que “ l'idéologie gaie ” constitue une, parmi tant d'autres, des religions invisibles de notre époque politiquement correcte issues du courant postmoderne. Je m'explique. Toutes les traditions religieuses abritent une grande variété de sous-groupes. Le système catholique par exemple, même s'il est très centralisé, abrite en son sein des groupes et communautés aussi divers que les jésuites, capucins, dominicains, carmélites, franciscains, ursulines, frères des écoles chrétiennes et bien d'autres. Il en est de même dans l'Islam où l‘on rencontre évidemment les sunnites et les chiites, mais d'autres groupes moins connus comme les sufis, les wahhabites et mutazilites. On rencontre donc ce phénomène de diversification dans toutes les grandes religions qui ont eu droit à quelques générations pour se développer.
En général, le postmoderne nie catégoriquement qu'il fait la promotion d'une religion ou idéologie. La raison est simple, le jour où il admettrait la chose, il aurait des comptes à rendre... Le pouvoir du discours postmoderne consiste à se poser comme la norme indiscutable, invisible et inévitable. Un discours chloroforme livré dans le cadre d'un labyrinthe d'expressions vides, se renvoyant les uns aux autres comme un jeu de miroirs. Elle tient à tout prix garder ses présupposés implicites, loin du regard critique. Le fait de se faire coller l'étiquette religion ou idéologie impliquerait une perte de crédibilité et de pouvoir d'influence sociale immédiate. Le fait de taire son caractère religieux et d'éviter de s'ériger en institution visible est en fait une des sources de force de la religion postmoderne, car l'admission de son caractère religieux donnerait un point de repère aux gens ordinaires pour la critiquer. On peut donc dire qu'il s'agit d'une religion invisible.
Conséquences sociales du postmodernisme
Un phénomène qui contribue au penchant antidémocratique postmoderne peut être observé dans l'insistance des médias, particulièrement au Québec, à parler “ au nom du peuple ” et rendre compte de ses positions, mais rejettera des consultations directes de la population tel un référendum sur les questions qui l'intéressent, car cela pourrait contredire leurs discours. On constate donc l'attitude que le peuple doit être convaincu, emmené dans le bon chemin, individu par individu. On s'y emploie en lui disant que “ tout le monde pense déjà ” de telle et telle manière. Malgré un discours évoquant la tolérance[15] et l'ouverture, en fait, trop souvent sur la place publique les élites postmodernes en Occident exigent une adhésion formelle à une certaine perception des choses. Dans la “ vie privée ”, ils peuvent penser ce qu'ils veulent... J.-F. Lyotard affirme sans ambiguïté à ce sujet (1979: 53) :
Il n'y a donc pas à s'étonner que les représentants de la nouvelle légitimation par le peuple soient aussi des destructeurs actifs des savoirs traditionnels des peuples, perçus désormais comme des minorités ou des séparatismes potentiels dont le destin ne peut être qu'obscurantiste.
Au Québec, c'est l'attitude manifeste des concepteurs du programme d'Éthique et de culture religieuse[16](ECR)... S'opposer à la destruction des savoirs traditionnels (dont l'héritage judéo-chrétien), qu'ils s'avèrent utiles ou non, est formellement proscrit par nos élites postmodernes. Il y a lieu de penser cet interdit soit motivé par le fait que ceci pourrait remettre en question le principe sacro-saint que “ tout a changé ” que véhiculent constamment nos élites. Ce principe veut que nous ayons tellement progressé que nous pouvons comprendre les concepts ineptes du passé (tels que la religion) même récent, et les excuser, mais ce principe les enterre définitivement. Évidemment, c'est l'attitude fondamentale de la machine gouvernementale qui cherche à imposer le cours d'ECR sur la population du Québec, qui n'a pourtant mandaté aucun parti politique à ce sujet.
Dans l'Occident postmoderne, puisque Dieu ne saurait plus en être le garant, l'individu (ou la communauté locale) se voit établi comme source de toute moralité ou vérité. Dès lors, l'État (par le biais de ses élites juridiques et éducatives) se charge de la lourde responsabilité de départager les moralités individuelles. Dans le contexte actuel, il est évitable que ce départage des moralités soit tranché en rapport avec les principes postmodernes. Discutant de l'interaction entre loi et moralité impliquée par le débat sur l'avortement, John Garvey souligne le rôle nouveau de la loi dans le contexte postmoderne (1981: 360):
La loi a introduit une bonne part de confusion dans ce débat, mais cela n'a rien de surprenant en régime démocratique, où la loi devient le terrain de discussion commun. Le problème est que, par le biais d'une mutation idolâtre, la loi est devenue non seulement le terrain commun (puisque nous n'acceptons aucune autre autorité commune), mais la source de tout jugement, le seul standard. C'est comme si la fonction de la loi est non pas de refléter la justice, mais de la créer. Les discussions au sujet de l'avortement aboutissent fréquemment à la question: “ Est-ce que l'on doit permettre ou interdire aux gens d'avoir un avortement ? ” Cette question implique que ce qui est interdit par la loi est mal et ce qui est permis est bien. La loi et la justice se confondent alors de manière complète et avec une telle correspondance que la question devient alors quel comportement doit être imposé par l'État ? Dès lors, la loi et la moralité s'embrassent, la sagesse équivaut à la législation et César est maître absolu.
Mais dans le contexte postmoderne, une telle conclusion n'est-elle pas inévitable ? Puisqu'en Occident la moralité n'a désormais, comme seul support et justification la culture ou les communautés locales, il faut s'attendre, sous le règne des élites postmodernes, à une lente dégradation des droits de la personne sur le plan international devant les intérêts de classe de nos élites, car aux yeux du postmoderne, en toute logique, le concept des droits de la personne n'est qu'un produit parmi tant d'autres de la civilisation occidentale (et n'a donc rien d'absolu). Il y a lieu de penser qu'une telle démarche se fera par l'imposition d'une définition (intéressée) du bien commun et au moyen de perceptions démagogiques[17] mettant chaque individu devant de faux dilemmes dont le choix souhaitable est clairement « vendu » d'avance.
En Occident, on a conçu les droits de l'Homme comme une série de privilèges moraux et juridiques que l'on estime dus à chaque être humain. Ils sont donc universels, non relatifs. Leur fondement est le principe de l'égalité des hommes. Autrefois cela était lié à l'affirmation que TOUS les hommes sont faits à l'image de Dieu et donc dignes de respect. Mais il va sans dire que l'Occident a dérivé très loin de cette conception. Dans la perspective postmoderne, imposer au reste de la planète une conception occidentale des droits de l'homme (ou de la femme) constitue alors une forme d'impérialisme éthique et idéologique inadmissible. À la limite, on admettra que ce concept des droits de la personne puisse être légitime en Occident, mais rien n'exige qu'il le soit dans d'autres contextes culturels. Dans le contexte postmoderne, le rejet des universaux implique aussi le rejet de tout projet de libération sur le plan politique, car le projet d'autonomie-démocratie est lié aux universaux d'égalité et de la dignité de tous les humains.
D'autre part, si l’épanouissement sensoriel (sinon sexuel) de l’individu c’est le paradis du postmodernisme, son enfer c’est la souffrance et, ses hérétiques, ce sont les malades, les souffrants. Le postmodernisme n'a pas de place dans son système pour la souffrance. C'est une perspective très superficielle sur la condition humaine. Cela explique la recrudescence dans notre génération de l’idéologie pro-euthanasie et de l'eugénisme. Une idéologie propagée d’abord par les nazis. La solution la plus efficace pour les malades et les souffrants dans le contexte postmoderne, c'est de les éliminer... Mais le marketing postmoderne est excellent et le débat sur l’euthanasie fort bien encadre, c'est-à-dire exprimé en termes de droits de lindividu et son droit de mourir avec dignité. Bon l'expression est vide, car individu meurt tout de même... Mais si individu fait volontairement la file pour l'exécution, ça arrange n os élites... Mais comme les Allemands à l'époque nazie habitant à côté des camps de concentration souvent ne savaient rien de ce qui s'y passait, le marketing postmoderne impose des illères très efficaces à nos populations en Occident et nous aussi, on ne se rend compte de rien... Notre conscience ne nous dérange pas non plus. Nous aussi on peut facilement co-habiter avec Auchwitz...
Il faut noter que le contrôle du langage sur la place publique permet des modifications d'attitudes et de comportements qui ne seraient même pas possibles si un État tentaient des les imposer par la force. Ernst Gellner note, au sujet du pouvoir du langage de fixer le sens des concepts, (1992: 63): « Il n’y a aucun doute que les concepts ont un effet de contrainte. Les concepts, la gamme des idées disponibles, tout ce qui est suggéré par une langue donnée et tout ce qui ne peut s’y exprimer font partie des mécanismes de contrôle d’une société donnée.* » Si on considère le contrôle du langage par les grandes institutions en Occident, le philosophe Jean-François Lyotard émet les observations fort intéressantes (1979: 34):
Dans l'usage ordinaire du discours, dans une discussion entre deux amis par exemple, les interlocuteurs font feu de tout bois, changeant de jeu d'un énoncé à l'autre: l'interrogation, la prière, l'assertion, le récit sont lancés pêle-mêle dans la bataille. Celle-ci n'est pas sans règle, mais sa règle autorise et encourage la plus grande flexibilité des énoncés.
Or, de ce point de vue, une institution, diffère toujours d'une discussion en ce qu'elle requiert des contraintes supplémentaires pour que les énoncés soient déclarés admissibles en son sein. Ces contraintes opèrent comme des filtres sur les puissances de discours, elles interrompent des connexions possibles sur les réseaux de communication: il y a des choses à ne pas dire. Et elles privilégient certaines classes d'énoncés, parfois une seule, dont la prédominance caractérise le discours de l'institution: il y a des choses à dire et des manières de les dire. Ainsi les énoncés de commandement dans les armées, de prière dans les églises, de dénotation dans les écoles, de narration dans les familles, d'interrogation dans les philosophies, de performativité dans les entreprises
La bureaucratisation est la limite extrême de cette tendance.
Le contexte postmoderne rejoint donc les prévisions les plus cyniques
de George Orwell dans son
roman 1984, mais plutôt qu'exploiter la brutalité et la répression, exprime une approche manipulatrice, non-violente et hypocrite, approche examinée par Aldous
Huxley dans son roman Retour au meilleur des mondes ...
D'autres comptes rendus par PG
Berkowitz, Peter (1996) Science Fiction; postmodernism exposed. The New Republic, July 1,
Bouveresse, Jacques (2007) Dieu, la vérité, la foi: Peut-on ne pas croire ? pp. 26-27 Le Monde Diplomatique no. 635 fév.
Debray, Régis (1981) Critique de la raison politique. Gallimard Paris (coll. Bibliothèque des idées) 473 p.
Durden, Tyler (2023) After-School Satan Clubs Are Hot, Hot, Hot! (Zero Hedge - 13/5/2023)
Garvey, John (1981) Beyond Proof & Disproof: The Religions of Pro-Choice and Pro-Life. pp. 360-361 Commonweal 19 juin
Gellner, Ernest (1992/1999) Postmodernism, Reason and Religion. Routledge London/New York 108 p.
Gosselin, Paul (2007) Une religion gaie ?
Gosselin, Paul (2006) Fuite de l'Absolu: Observations cyniques sur l'Occident postmoderne, volume I. Samizdat Québec 492 pages.
Gosselin, Paul (1987) La cosmologie judéo-chrétienne et l'origine de la science.
Gosselin, Paul (1986) Des catégories de religion et de science: essai d'épistémologie anthropologique. (thèse U. Laval)
Gosselin, Paul (1985) La définition de la religion en anthropologie sociale.
Guyot, Adelin & Restellini, Patrick (1996) L'art nazi: un art de propagande. Editions Complexe 223 pages
Halpern, Catherine (2005) Jacques Derrida (1930-2004) Le subversif. pp. 52-53 Sciences humaines (mai-juin, HS spécial no 3)
Houle, Nicolas (2008) Zachary Richard, entre Jésus et Bouddha. lundi 05 mai 2008 Le Soleil p. 58
Kilpatrick, William (2024) The Secret Religion of Our Elites Which Our Own Kids Are Joining: Gnosticism. (The Stream - 15/4/2024)
Lewis, C. S. (1943/1986) L'Abolition de l'homme: réflexions sur l'éducation. (traduction et préface d'Irène Fernandez) Criterion Limoges 201 p. (etexte anglais)
Luckmann, Thomas (1970) The Invisible Religion MacMillan New York 128 p.
Lyotard, Jean François (1979) La condition postmoderne. Éditions de Minuit Paris 109 p.
Mac Ghlionn, John (2023) The curious rise of the professional 'life coach' We are in serious danger of overdosing on therapy. (Spiked - 25/11/2023) -> "life-coaches" = postmodern priests or pastors...
Provine, William B. (1990) Reply to: Evolution as Dogma: The Establishment of Naturalism. pp. 23-24 First Things, November First Things no. 6 October
Richard, Lionel (1988) Le nazisme et la culture. Éditions 369 p.
Rowe, Dorothy (1982) The Construction of Life and Death. John Wiley & Sons Chichester (UK) 218 p.
Vonnegut, Kurt Jr. (1975) Wampeters, Foma & Granfalloons. Dell Publishing Co. Inc, New York 238 p.
Wolf, Naomi (2023) Les anciens dieux sont-ils revenus ? (Vigilance Pandémie - 19/9/2023) -> source
[1] - Paul Gosselin est anthropologue et l'auteur de la série Fuite de l'Absolu, volume 1 (2006) et volume 2 (2009). NB: les citations dans le texte suivies de * sont traduites par l'auteur.
[2] - À ce sujet, le sociologue américain Thomas Luckmann note (1970 : 78) « L'affirmation que la religion est présente sous une forme non spécifiée dans toutes les sociétés et chez tous les individus acculturés normaux est, dès lors, axiomatique. Cette affirmation sous-entend une dimension religieuse dans la définition de l'individu et de la société, mais elle est vide de contenu empirique spécifique. »*
[3] - Mais lorsqu'on y regarde de près, on constate que les postmodernes pensent surtout au christianisme dans ce contexte... Jamais à leur propre système de croyances...
[4] - On peut employer les deux termes de manière interchangeable. Sur le plan anthropologique, Il est même légitime d'employer le terme “ idéologie ”, comme équivalent au terme “ religion ”. Voir aussi Gosselin (1985)
[5] - Une cosmologie matérialiste affirme donc que tout ce qui existe dans l'univers résulte de causes matérielles dont les effets sont liés aux lois de la nature.
[6] - Voir à ce sujet Gosselin (1987).
[7] - Discutant de la sénilité des grands idéaux politiques occidentaux (dont le marxisme) du XXe siècle dans son essai La condition postmoderne le philosophe français Jean-François Lyotard, émet à ce constat maussade (1979: 30):
Aussi bien ne s'agit-il pas vraiment d'un but de vie. Celui-ci est laissé à la diligence de chacun. Chacun est renvoyé à soi. Et chacun sait que ce soi est peu.
[8] - Régis Debray note à ce sujet (1981: 413):
L'Incarnation chrétienne est d'abord à l'origine de notre foi politique. En acceptant de naître et de mourir pour nous racheter, le Dieu chrétien a sacralisé l'histoire profane, en lui donnant un sens, et un seul. Se sont alors trouvés rigoureusement superposés le monde intelligible du sens et le monde irréversible de l'événement. Croire dans ce Dieu-processus, c'est croire que l'histoire ne procède pas en vain, venue de rien, allant vers rien, au coup par coup. Croire en l'Histoire-processus, c'est croire que le transcendant procède dans I'immanence, de façon que les seules voies d'accès à la transcendance passent en retour par l'immanence. Première condition de possibilité de la politique comme art suprême, ou du salut comme chef-d'œuvre politique. Du moment que le Logos rationnel s'est investi en entier dans le réel, nous pourrons à notre tour investir la totalité du réel en faisant nôtre sa rationalité cachée.
[9] - En anthropologie sociale, on peut penser aux travaux de Carlos Casteneda dans les années 70-80 qui relatent ses expériences avec le chaman Yaqui Don Juan. Voir aussi l'article de Durden sur la propagande occulte dans l'éducation américaine. Comme on le voit dans l'article suivant, il y a un puissant lobby pour faire le marketing de l'occultisme, même aux États-Unis.
Minneapolis Arts Center Slammed For Encouraging 'Family Friendly' DEMON SUMMONING: "Families are invited to create a vessel to trap the demon". (Steve Watson - Summit News - 16/8/2023)
Keep Your Kids Away From Disney: Pushing literal Satanism. (Paul Joseph Watson - Summit News - video, 3 minutes - 18/8/2023)
[10] - vol. 17 no. 11 - 13/3/2008 p. 14.
[11] - Sinon ce sont des rituels autres, telle la consommation. Et pour bien des Québécois, la sortie dominicale à l'Église a été remplacée par la sortie au marché aux puces ou aux centres d'achats...
[12] - Au 3e chapitre de mon livre Fuite de l'Absolu v1, j'établis une liste plus détaillée des dogmes du système postmoderne.
[13] - Cette attitude n'est certes pas sans conséquence pour le système d'éducation. Le professeur de droit américain Peter Berkowitz note (1996 : 15) :
Ce qui est particulièrement troublant à l'égard des études culturelles ou les critiques de la science telles que l'on rencontre en milieu universitaire recoupe ce qui est troublant à l'égard du postmodernisme en général. En postulant que la distinction entre le vrai et le faux n'est qu'une fiction humaine répressive, le postmoderne affiche un mépris pour la vérité et dénigre les vertus d'intégrité intellectuelle. Ceux qui n'ont jamais dirigé une expérience ou étudiés une équation pour le comprendre, peuvent ainsi acquérir une supériorité condescendante fondée dans l'affirmation que la science n'est qu'une forme d'invention littéraire qui est caractérisée par un prestige social dépassé.*
À ce titre, l'anthropologue britannique Ernst Gellner constate (1992/1999: 93):
Il est tout à fait probable que la percée qui a permis d'atteindre le miracle scientifique n'ait été possible que parce que certains hommes ont été préoccupés de manière passionnée et sincère par la vérité. Est-ce qu'une telle passion pourra survivre à l'habitude de s'attribuer divers genres de vérités selon le jour de la semaine?*
[14] - Voir Gosselin (2007).
[15] - Car au fond, la tolérance est quelque chose que les postmodernes exigent des autres et non d'eux-mêmes...
[16] - Cours de “ culture religieuse ” obligatoire prévu pour septembre 2008 pour l'ensemble du système scolaire québécois. Que nous examinerons dans un prochain article.
[17] - Dans les derniers chapitres de son essai l'Abolition de l'homme, CS Lewis a discuté de ce processus. (Ebook anglais)